La future réforme du revenu de solidarité active (RSA) sera-t-elle celle du « travail obligatoire » comme le dénoncent certaines organisations syndicales ? Après une première lecture au Sénat, l’Assemblée nationale étudiera à la rentrée le projet de loi plein emploi qui prévoit 15 à 20h d’activité par semaine pour les allocataires du RSA. Si cette initiative suscite des craintes de la part de plusieurs associations ou d’élu·e·s venant de la gauche, ainsi que des interrogations parmi les universitaires, le ministre du travail Olivier Dussopt se veut rassurant :
« Quelles sont ces quinze à vingt heures d’activité ? Ce n’est ni du travail gratuit ni du bénévolat obligatoire […] Ce sont des activités d’accompagnement, d’insertion et de remobilisation […] Ces activités peuvent être très classiques – information, ateliers de réponse à des offres d’emploi, rédaction de curriculum vitae – mais elles peuvent aussi prendre la forme de parcours personnalisés pour lever des freins, que ce soit à la mobilité, au logement ou à la garde d’enfants. »
Pour favoriser le retour à l’emploi des bénéficiaires du RSA et encourager la sortie du dispositif d’assistance, l’une des solutions proposées par l’exécutif est l’« accompagnement renforcé ». L’obtention d’un revenu est présentée comme un critère d’accès à la « dignité », à l’émancipation individuelle, à l’« autonomie retrouvée ». Le travail permettrait également à l’acteur de ne plus se voir attribuer le statut d’« assisté », représentation sociale stigmatisante caractéristique de la disqualification sociale des bénéficiaires des minimas sociaux expliquant en partie les non-recours aux droits.
Le dessein du gouvernement serait donc de permettre à la communauté nationale de s’« acquitter de son devoir de solidarité » en créant les conditions d’activation des inactifs. Or, cette résolution publique s’inscrit dans un long processus de reconfiguration de l’État-providence et du système de protection sociale, faisant craindre à certains le passage d’un « Welfare State » à un « Workfare State ».
Le modèle français de protection sociale fragilisé
Selon Mirelle Elbaum, ex-directrice de la recherche de la DREES, la protection sociale
« recouvre tous les mécanismes institutionnels, publics ou privés, prenant la forme d’un système de prévoyance collective et/ou mettant en œuvre un principe de solidarité sociale, qui couvrent les charges résultant pour les individus ou les ménages de l’existence d’un certain nombre de risques sociaux identifiés (santé, vieillesse, chômage, pauvreté…) ».
Le sociologue Gosta Esping-Andersen distingue trois grandes catégories de systèmes de protection sociale occidentaux (« welfare regimes ») : libéral, corporatiste-conservateur et social-démocrate. Pour chacun, le degré d’interventionnisme étatique, le modèle de financement, le niveau et la qualité de couverture publique des risques varient. Dans cette typologie (pouvant être sujette à débat), le système français appartiendrait davantage au modèle corporatiste-conservateur. Celui-ci est né de l’institutionnalisation d’une protection sociale d’après-guerre qui répondait à un triple objectif : favoriser la productivité des travailleurs (santé et productivité étant liées) ; conserver leur capacité à consommer ; créer des emplois.
[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
L’inspiration du modèle français est dite beveridgienne concernant ses objectifs (une couverture généralisée) et dite bismarckienne pour son financement (des cotisations sociales). L’essor économique de l’après-guerre permettra de soutenir l’équilibre du système grâce au plein emploi et à l’augmentation des niveaux de vie. Néanmoins, la fin des Trente Glorieuses marque le début de la crise de l’État-providence et l’érosion de ses mécanismes protecteurs.
Si le sociologue Robert Castel associe cette crise à l’« affaiblissement de la société salariale », la montée du chômage ou les évolutions sociétales – comme la mutation de la famille ou le vieillissement de la population – tendent également à fragiliser les équilibres budgétaires des comptes publics (et à accentuer les inégalités entre actifs qualifiés et moins qualifiés). Les mécanismes protecteurs de la solidarité nationale s’amenuisent et le recours à des assurances individuelles est encouragé par la puissance publique, en témoigne par exemple la généralisation du complémentaire santé d’entreprise. Cette réforme a plutôt reproduit les inégalités sociales, les populations les plus socialement vulnérables étant les moins bien couvertes.
Afin de garantir la pérennité du système, l’État a mené plusieurs aménagements pour élargir ou diversifier les ressources (la création de la Contribution sociale généralisée en 1991 par exemple), limiter les dépenses publiques (le transfert progressif de la prise en charge vers des organismes privés qui vont reporter ces coûts sur leurs assurés), tout en tentant d’alléger le « le coût du travail » qui en réduirait l’offre dans un contexte d’attractivité et de compétition internationale. En effet, si la protection sociale suscite du bien-être et favorise la prospérité, elle peut devenir un poids pour la croissance compte tenu de son financement, qui obère les finances publiques à mesure que les dépenses de la Sécurité sociale croissent. Puisque toute cette charge supplémentaire est généralement compensée par l’impôt (plus élevé ou nouveau) et/ou par une variation des cotisations (dont la tendance est à la diminution dans un contexte de concurrence mondialisée), les pouvoirs publics manœuvrent pour éviter la fuite des capitaux et maintenir une protection élevée.
Des débats (et des contrevérités) s’ouvrent donc régulièrement sur le degré supportable ou suffisant de couverture publique, le modèle de protection sociale souhaité, ses modalités de financement et ses effets sur les bénéficiaires des aides. Or, depuis plusieurs décennies, la maîtrise des dépenses publiques et le contrôle de la dette sont devenus les nouvelles boussoles de l’action publique, ce qui a conduit les gouvernements à envisager des réformes du système de protection sociale.
L’« activation » des dépenses sociales : symbole d’une reconfiguration de l’État-providence
Le modèle de solidarité est désormais envisagé via le prisme de l’« activation » des dépenses sociales, considérées comme passives car le bénéficiaire les recevrait sans contrepartie. Cette philosophie fait florès dans la classe politique – à droite généralement – mais aussi chez certains universitaires, à l’instar de l’historien Pierre Rosanvallon, qualifiant le système de solidarité d’« État passif-providence ». Cette doctrine induit des changements concrets, comme l’explique le sociologue Didier Demazière :
« De nombreuses réformes vont tenter d’adapter les systèmes de protection sociale à ces nouvelles approches économiques dominantes, notamment par des politiques de réduction du niveau de certaines prestations sociales, de privatisation de certaines assurances sociales (au profit d’assurances maladie privées et de fonds de pension) et de mises sous condition des prestations versées aux personnes sans emploi, afin de les inciter à rechercher un travail. Ce sont les politiques dites d’activation. »
Cette « activation » des allocataires des minimas sociaux fait écho à la distinction entre les « bons pauvres » méritant la solidarité et les « mauvais pauvres » en étant indignes, ainsi qu’au « workfare state » puisant son inspiration dans les milieux conservateurs américains des années 1980.
Le « workfare », qui désigne des politiques publiques ayant vocation à assurer une réciprocité entre la société et le bénéficiaire d’une ressource publique, a progressivement imposé l’idée que des droits impliquent des devoirs.
Outre-Atlantique, cette transformation de la politique sociale s’est accompagnée d’une politique pénale répréhensive envers les anciens bénéficiaires des aides sociales. Concomitamment au fait de complexifier l’accès aux allocations, l’État a progressivement durci sa politique pénale. Pour le sociologue Loïc Wacquant, cela symbolise la transformation de l’État social américain en un « État pénal proactif ». L’une des vocations de cette transformation est de « discipliner » les pauvres, de créer les conditions d’acceptation d’un système maintenu et alimenté par les logiques du marché.
Selon ce disciple de Pierre Bourdieu, cette nouvelle manière de traiter la pauvreté est génératrice d’une nouvelle précarité, normalise l’insécurité sociale – justifiée par le mantra de la responsabilité – et « vise non pas à soulager les pauvres mais à soulager la société des pauvres ». Si l’ambition du gouvernement n’est pas de copier le modèle américain, elle pourrait s’avérer être un pas supplémentaire vers un nouveau modèle de protection sociale, dont les effets sur la réduction des inégalités et la diminution de la précarité ne sont pas assurés.
Rémi Boura, Docteur en sociologie, Université Paris Dauphine – PSL
< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>