Patrick Michell a préparé et rempli sa caravane pour pouvoir prendre la fuite à n’importe quel moment de la semaine.
Si lui et sa famille doivent évacuer les lieux parce que leur propriété se retrouve à la portée des feux de forêt qui ravagent la Colombie-Britannique, ce sera la deuxième fois que cela arrive en trois ans.
« Voici où j’en suis aujourd’hui », a écrit Patrick à The Breach lundi, joignant une photo de sa caravane et de son véhicule utilitaire sous un ciel chargé de fumée.
C’est depuis qu’un incendie de forêt aux proportions jamais vues a engouffré leur maison dans les flammes (en s’abattant sur toute la localité de Lytton, en Colombie-Britannique) que sa famille est devenue propriétaire de cette caravane, en 2021.
C’est le jour où il a été victime de cet incendie que Patrick a réalisé qu’il n’était pas un simple évacué.
« J’étais un réfugié parce que je n’avais plus de logis que vers lequel retourner, déclare l’ancien chef de la bande Kanaka Bar de la nation Nlaka’pamux lors d’une entrevue. Je veux que les gens comprennent que ce sont deux concepts bien différents. »
Rien n’a encore été reconstruit à Lytton. La maison dans laquelle vivaient Patrick et sa femme Tina, qui était munie d’un panneau solaire sur le toit et dont la cour était jonchée de jouets pour leurs petits-enfants, n’est plus qu’un souvenir.
Le jour où il s’est entretenu avec The Breach, Patrick a pu pointer des colonnes de fumée en provenance de feux de forêt s’élevant dans trois directions différentes.
Des chercheurs ont établi que l’incendie et le dôme de chaleur de Lytton auraient été pratiquement inconcevables sans le changement climatique alimenté par les combustibles fossiles, qui a perturbé un courant-jet d’est en ouest et asséché les sols.
Aujourd’hui, dans l’ouest du Canada, les communautés autochtones – qui, avant tout le monde, ont signalé le danger de brûler des combustibles fossiles – comptent parmi les premières populations à être déplacées de façon permanente par le changement climatique ou pour lesquelles cela représente un risque certain. Les dirigeants comme Patrick sont également en première ligne sur le front de la recherche de solutions, telles que la réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’évolution des communautés vers un modèle plus résilient et la transition des Premières nations vers des sources d’énergie propres.
« Nous n’en sommes plus à planifier pour nous prémunir contre d’éventuels événements météorologiques extrêmes, déplore-t-il. Nous sommes en train de vivre de tels événements. »
Combien de chocs pouvons-nous encore encaisser ?
Deux ans après l’incendie, Patrick et sa femme restent sans domicile fixe.
Ils sont passés d’un hôtel à Abbotsford à des parcs de caravanes à Chilliwack et à Boston Bar, puis se sont retrouvés sur le site d’une usine abandonnée, sans eau courante ni fosse septique.
Comme le signale Patrick, même les personnes qui n’ont pas perdu leur maison à Lytton et ont voulu y retourner ont dû faire face à l’absence de services publics. Certaines d’entre elles se sont réinstallées, mais ont dû se débrouiller sans eau courante ni égouts et attendre deux ans avant que l’électricité ne soit rétablie.
Une Première nation voisine a défriché un terrain, y a fait venir l’eau courante et a installé une fosse septique pour 20 véhicules récréatifs. Patrick et sa femme ont élu domicile sur ce terrain.
« À point nommé, une rivière atmosphérique a fait irruption et a balayé les routes », rapporte encore Patrick. Un mois plus tard, les températures ont plongé, battant des records de froid. La conduite d’eau et la fosse septique qu’ils avaient installées pour leur caravane sur le territoire de la Première nation de Lytton ont gelé.
« J’ai une photo de moi à 4 h 30 du matin, en train d’installer des plateaux chauffants sur la fosse septique de la caravane dans laquelle je me trouvais, déclare-t-il. C’est la première fois que j’ai pleuré. J’étais bouleversé. Combien de coups pouvons-nous encore encaisser ? Les incendies. Les inondations. Le froid. Cela aura-t-il une fin ? »
Puis, Tina, la femme de Patrick, est tombée gravement malade et a été hospitalisée pendant trois mois. La Première nation de Lytton a fourni au couple une maison temporaire. C’est là qu’ils se trouvaient cette semaine, scrutant les environs pour savoir si un autre incendie de forêt ne risquait pas d’emporter leur habitation.
Patrick est encore en train de faire le deuil des 18 étagères de livres qu’il a perdus dans l’incendie de Lytton.
Il compare l’impact des incendies, des inondations et du froid extrême sur sa famille et ses voisins à une forme de syndrome de stress post-traumatique.
« Chaque fois qu’il y a une odeur de fumée dans l’air, le niveau d’anxiété monte au plafond. »
Plus de 10 000 membres des Premières nations déplacés à long terme.
Les populations autochtones sont touchées de manière disproportionnée par les évacuations dues aux incendies de forêt et des milliers de personnes parmi elles ont été déplacées à long terme, comme Patrick et sa famille.
Selon l’Agence de santé publique du Canada, les populations autochtones représentent 5 % de la population du Canada, mais elles subissent 42 % des évacuations forcées par les feux de forêt.
Cette année, 25 000 membres de 79 Premières nations ont dû abandonner leur domicile à cause des incendies de forêt, a indiqué par courriel Services aux autochtones Canada à The Breach.
Au cours des dix dernières années, 70 824 membres des Premières nations ont été évacués de leurs communautés à cause d’incendies de forêt, selon les données du ministère. En outre, 30 411 personnes ont été évacuées en raison d’inondations. Plus de 11 400 des personnes ainsi déplacées l’ont été pendant plus de trois mois.
En aval des sables bitumineux : incendies de forêt, déversements de produits toxiques, cancers
À plus de 1 500 kilomètres de l’endroit où vit Patrick, les habitants d’une autre Première nation craignent de ne plus pouvoir vivre décemment dans leur village. Et les incendies de forêt ne sont qu’un des dangers qui les guettent.
Les habitants de Fort Chipewyan (Alberta), plus couramment appelé Fort Chip, ne connaissent que trop bien les effets de l’industrie pétrolière sur l’environnement et la santé. Située en aval de l’exploitation de sables bitumineux, leur communauté dénonce depuis des années le fait que ses membres meurent de façon disproportionnée de cancers rares.
« Mon oncle Tony en a soulevé le problème en 1990, confie Mike Mercredi, membre de la Première nation Athabasca Chipewyan, à The Breach. Il est mort d’un cancer rare des voies biliaires en 2006. »
Cette communauté a également été à la merci de la fuite du bassin de résidus d’Imperial Oil. Plus de 5 millions de litres d’eaux usées du géant pétrolier – contenant de l’arsenic, du fer dissous et des sulfates – se sont infiltrés dans le sol. Les habitants sont terrifiés à l’idée que leur eau et leur nourriture puissent être empoisonnées. « Le fait est que beaucoup de gens ont peur de vivre ici maintenant », a déclaré Archie Cardinal aux dirigeants d’Imperial lors d’une réunion publique en mars.
Puis, le 30 mai, Fort Chip a été évacué en raison d’un incendie de forêt hors de contrôle sur 8 600 hectares.
Le village de la communauté de K’ai Tailé Déne n’a pas été réduit en cendres. Mais le bilan de l’évacuation, qui a duré trois semaines, n’en est pas moins lourd, constate Mike.
Au moins une personne âgée est décédée pendant l’évacuation – une de plus qui ne rentrera jamais chez elle. D’autres membres de la communauté ont vu leurs problèmes de santé mentale et de toxicomanie s’aggraver en raison du stress, regrette Mike.
La terre est empoisonnée
Tout comme les étés plus chauds et plus secs provoquent des incendies de forêt, les hivers de plus en plus doux comportent également leur lot de menaces.
Cette année, la route de glace qui relie Fort Chip à Fort McMurray n’a pas été ouverte avant janvier, se remémore Mike, alors que normalement, c’est au début du mois de décembre.
Il dit appréhender le jour où la route sera complètement inutilisable, car Fort Chip dépend de génératrices diesel pour le chauffage et l’électricité. Sans les livraisons de diesel, « nous nous retrouverons dans la situation d’il y a 30 ou 40 ans et n’aurons plus qu’à nous procurer des poêles à bois », déclare-t-il.
C’est l’une des raisons pour lesquelles Mike étudie actuellement en vue d’obtenir une maîtrise en développement durable de la sécurité énergétique (Master of Sustainability in Energy Security) à l’université de Saskatchewan, en vue d’aider sa communauté à se détourner du diesel.
« Si nous n’y arrivons pas, précise-t-il, nous devrons peut-être évacuer toute la communauté et devenir des réfugiés climatiques. Nous ne pourrons plus boire l’eau... Et nous ne pourrons plus vivre de la terre parce qu’elle est empoisonnée ».
Mike fait remarquer que des années avant la saison des feux de forêt de 2023 au Canada durant laquelle les incendies de forêt ont entraîné une détérioration dangereuse de la qualité de l’air pour les habitants de Toronto et de Montréal et attiré l’attention des agences européennes de protection de l’environnement et du New York Post, il avait prédit que l’exploitation des sables bitumineux du Canada aurait des répercussions à l’échelle de la planète.
Après la mort de son oncle et alors qu’il constatait que d’autres personnes de son entourage tombaient malades, il a quitté son emploi de conducteur de poids lourd chez Syncrude et a commencé à dénoncer les conséquences néfastes du colonialisme et du développement de l’industrie pétrolière.
« Tout comme une pierre lancée dans le bassin de résidus fait des vagues... J’ai dit que le monde entier allait ressentir une onde de choc », raconte-t-il.
« Les retombées sont que tout le monde voit la fumée maintenant. Tout le monde a eu vent des feux de forêt – pas seulement nous dans le nord, pas seulement nous qui vivons dans le fin fond du bois. »
« Maintenant, les gens dans les villes, jusque sur le territoire américain, s’exclament : Mais qu’est-ce qui se passe, bon sang ? »
Adieu les cabanes de chasse et les bateaux de pêche
En Ontario aussi, les Premières nations perdent des sources de nourriture et des voies de transport fiables en raison des effets du changement climatique, et cela ne date pas de cette année.
« Lorsque vous entendez parler des risques liés à la qualité de l’air dans le sud de l’Ontario, sachez que c’est ce à quoi nous sommes confrontés à l’année longue dans le nord, déclare Sol Mamakwa, député provincial néo-démocrate de Kiiwetinoong, la seule circonscription de l’Ontario dont la population est majoritairement autochtone. Tout le nord est recouvert de fumée. »
Par périodes, la fumée empêche les avions de décoller ou d’atterrir.
« Ces pistes en gravier, également connues sous le nom d’aéroports, sont des moyens de survie pour ces Premières nations, a déclaré Sol à The Breach. Des moyens de survie qui apportent les soins de santé, la sécurité alimentaire, l’éducation – et le carburant, puisque tout le monde n’est pas connecté au réseau électrique. »
Il raconte s’être rendu cet été dans la communauté oji-crie de Kasabonika, alors qu’un feu de forêt faisait rage à proximité. Les chefs de la communauté lui ont signalé que le feu se rapprochait d’un de leurs camps utilisé pour subvenir à leurs besoins alimentaires.
C’était écrit dans le ciel : rendus sur place quelques jours plus tard, ils trouveront le camp anéanti, tous leurs canoës et autres embarcations ayant été dévorés par les flammes.
Ces communautés sont déjà confrontées à des problèmes de sécurité alimentaire, a fait remarquer Sol, et les feux de forêt ne font qu’aggraver la situation.
Il réclame que les gouvernements du Canada et de l’Ontario fassent preuve de beaucoup plus d’empressement face à l’urgence. Il faut également qu’ils transfèrent des ressources de lutte contre les incendies aux Premières nations, qui ont leurs propres groupes de pompiers.
« Ce sont nos territoires traditionnels ; on devrait nous donner les ressources nécessaires pour lutter contre les incendies sur nos propres terres. »
Les terres s’assèchent depuis les années 1990
Patrick fait valoir que son peuple (les Nlaka’pamux) a commencé à se rendre compte des effets du changement climatique dès 1990.
De son point de vue, on a affaire à l’aboutissement de centaines d’années d’histoire. Le risque accru d’incendies de forêt remonte selon lui au 19e siècle, lorsque le système colonial de la propriété privée a été introduit en Colombie-Britannique.
« Pendant des milliers d’années, mes ancêtres se sont activement efforcés de réduire les risques d’incendie de forêt par l’élagage, la coupe et le brûlage, dit-il. [Mais] quand quelqu’un possède une propriété, on parle de propriété privée, ce qui signifie : vous, les autochtones, bas les pattes ».
Il est devenu impossible pour les Nlaka’pamux de gérer les risques d’incendie de forêt sur les terres appartenant aux colons et au gouvernement, notamment autour des routes et des voies ferrées. Patrick se souvient avoir bravé l’interdiction d’accéder à son territoire traditionnel pour pêcher lorsqu’il était jeune.
Sur des décennies, explique-t-il, ces terres sont devenues un terreau fertile pour les feux de forêt, en raison de l’accumulation d’arbres morts et de broussailles sèches au sol.
Ensuite, il y a les changements météorologiques causés par la consommation de combustibles fossiles. Patrick souligne que ceux-ci ont été observés depuis plus de 30 ans par sa communauté.
« À partir d’un moment, en marchant sur les terres, nous nous sommes rendu compte que les écosystèmes étaient beaucoup plus secs que ce que nous avions enregistré dans notre mémoire collective, fait-il remarquer. Nous avons constaté que les sources de nourriture traditionnelles, telles que l’airelle, l’amélanchier et les champignons, ne poussaient plus là où nous avions coutume de les trouver. »
« Nous nous retrouvons avec une combinaison de chaleur et de sécheresse, des vents bizarres et une accumulation de risques d’incendies de forêt. Il suffit d’une étincelle pour tout déclencher »
Des milliards consacrés à un gazoduc, alors que cet argent aurait pu servir aux efforts d’adaptation
En tant que chef de bande, Patrick s’est élevé, à la fin des années 2010, contre l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain et l’augmentation des émissions de combustibles fossiles qui en résulteront.
Maintenant qu’il est à la retraite – et dans la mesure où il n’est pas à risque d’évacuation – Patrick continue de réclamer du changement.
Le Canada a investi 30 milliards de dollars dans un oléoduc et seulement 10 milliards dans l’adaptation au changement climatique, souligne-t-il.
Il souhaite que les ressources – humaines, temporelles, financières et technologiques – que le Canada consacre à l’exploitation des combustibles fossiles soient réaffectées à l’atténuation des changements climatiques et à l’adaptation à ces changements.
« Alors qu’il ne reste que six ans pour réaliser les investissements substantiels nécessaires à la transition et à l’adaptation, ce n’est plus le moment de prendre le thé avec des sandwichs au concombre. Nous devons commencer à prendre des décisions, et nous bouger les fesses. »
Emma Paling
Traduction : Johan Wallengren
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