Alors qu’un putsch militaire a mis fin, le 30 août, à cinquante-six années d’un règne sans partage de la famille Bongo sur le Gabon, Mediapart a réuni des dizaines de documents issus des archives de l’Élysée sous les présidences de Gaulle et Pompidou et de plusieurs procédures judiciaires, dont certaines toujours en cours, qui dessinent le tableau d’une vertigineuse corruption d’État(s), probablement unique par sa constance et dans sa durée.
Ce pacte faustien entre une grande puissance mondiale et un petit pays d’Afrique centrale s’est noué autour d’enjeux tout à la fois politiques, diplomatiques, énergétiques et, bien sûr, financiers. Il s’est perpétué de génération en génération de dirigeants français et gabonais.
Omar Bongo, Ali Bongo et l’ombre du général De Gaulle. © Illustration Justine Vernier / Mediapart avec AFP
Avec, en creux, toujours la même victime au fil des décennies : les citoyens du Gabon, largement privés des richesses de leur propre pays depuis plus d’un demi-siècle, sacrifiés sur l’autel des intérêts « supérieurs » de la France et de la cupidité du clan au pouvoir à Libreville.
Documents et témoignages à l’appui, dont certains inédits, voici l’histoire d’une très française corruption africaine – et inversement.
I. Une marionnette nommée Bongo
Au commencement était une fin. Celle d’un homme, Léon Mba, premier président de la République du Gabon, indépendant depuis 1960. Cinq ans plus tard, en 1965, le « Monsieur Afrique » de l’Élysée sous la présidence de Gaulle, Jacques Foccart, apprend la maladie incurable – un cancer – du président gabonais. Les mois passent et les absences de Léon Mba se multiplient. Les rumeurs sur son état de santé aussi.
Mais cela fait plusieurs années que les Français détiennent une pièce maîtresse dans l’entourage du président. Un jeune homme du nom d’Albert-Bernard Bongo – il se fera appeler Omar après sa conversion à l’islam au début des années 1970. Bongo a été le directeur de cabinet de Léon Mba, puis son ministre délégué, notamment sur les questions de défense et d’affaires étrangères. C’est l’homme de la France, l’ancienne puissance coloniale qui n’a pas fait le deuil de la richesse du pays : ses minerais, son pétrole, son bois...
Aux Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine, il se trouve un document saisissant qui pourrait résumer à lui seul l’ingérence de la France au Gabon. Il s’agit d’une note secrète, envoyée le 26 septembre 1966 par Jacques Foccart à l’ambassadeur de France à Libreville, Maurice Delauney. Foccart prévient son « cher ami » du caractère exceptionnel de ce qu’il va lui dire : « Inutile de vous dire combien tout ceci est ultraconfidentiel. Cette lettre sera tapée en un exemplaire par ma secrétaire particulière et ne donnera lieu à aucune diffusion [au sein de l’administration française – ndlr]. »
Jacques Foccart. © Illustration Justine Vernier / Mediapart avec AFP
Le document est présenté par son auteur comme un « petit complément » à une lettre « officielle » déjà envoyée et, elle, diffusée dans les cercles du pouvoir gaulliste. L’information principale du document est énoncée sans détour : « Nous considérons que, conformément aux souhaits du Président [Léon Mba, de plus en plus malade – ndlr], c’est M. Bongo qu’il faut soutenir. »
L’enjeu n’est pas mince. Il s’agit pour le pouvoir français de manœuvrer habilement afin que, constitutionnellement, Bongo récupère le pouvoir, ce qui ne coule pas de source au regard des textes alors en vigueur. La France ne voudrait pas que la succession de Léon Mba apparaisse en effet comme une « captation d’héritage » – l’expression est de Foccart.
La note de Foccart fait suite à un télégramme « très secret » qui a été émis quelques jours plus tôt, le 2 septembre 1966, en sens inverse, c’est-à-dire par l’ambassadeur Delauney à l’attention de l’Élysée. Le diplomate s’inquiétait déjà que, selon la Constitution gabonaise, en cas de prolongation de la maladie de Mba, le pouvoir doive revenir légalement à un certain Paul-Marie Yembit, vice-président du pays. « Or, s’il est possible d’apprécier les qualités humaines de M. Yembit, sa bonhomie et un certain bon sens, il est exclu d’envisager un seul instant qu’il puisse devenir responsable des destinées du Gabon »,tranchait dans le vif l’ambassadeur Delauney.
Le plan mis sur pied consiste alors à créer deux autres postes de vice-présidents, ce qui permettrait de « mettre en place le ministre Bongo, comme le président Léon Mba en avait depuis quelque temps déjà l’intention »,écrit le diplomate. Qui ne tarit pas déloges sur Bongo : « C’est l’homme solide du régime. » Il est « intelligent, travailleur, il a le sens de l’État »,peut-on lire sous la même plume. Selon l’ambassadeur, c’est le seul qui puisse véritablement maintenir l’étroitesse des liens avec la France, même si, concède-t-il, il ne représente « que peu de chose sur le plan politique ».
Quatre mois plus tard, le même Delauney détaille plus précisément à Foccart l’opération : un changement de Constitution doit être soumis au plus vite à Léon Mba, souffrant. Le projet de nouvelle Constitution a été « élaboré par les conseillers de la présidence [du Gabon – ndlr], et, je dois vous le dire, avec ma collaboration et mes avis », s’empresse de préciser Delauney. Il dit aussi : « Il s’agit de trouver la solution qui permette d’assurer l’avenir politique du Gabon. » Et, manifestement, les intérêts bien compris de la France en font partie.
II. Les premières années et l’aveu
Le 2 décembre 1967, Omar Bongo devient, à 33 ans, le nouveau président de la République du Gabon. Il est peu de dire que l’investissement dans ce jeune homme fringant adepte des belles choses est fructueux pour la France. En témoigne le contenu de cette note du 29 novembre 1968, rédigée par Foccart et également déposée aux Archives nationales.
Jacques Foccart et Georges Pompidou. © Illustration Justine Vernier / Mediapart avec AFP
Le « Monsieur Afrique » de l’Élysée y consigne les confidences de Bongo au sujet d’un voyage que celui-ci vient d’effectuer dans plusieurs pays européens. Foccart s’inquiète notamment qu’en Italie « certains (aussi bien les privés que les officiels, semble-t-il) envisagent de traiter avec le Gabon en ce qui concerne l’uranium, sans en référer à la France ». Heureusement, Bongo veille au grain pour la France : « Le président Bongo a répondu que ce secteur était entièrement réservé, du fait même de la Constitution, et qu’il était impossible de traiter en dehors de la France », se réjouit Foccart.
Le mobile du crime est donc là, couché noir sur blanc.
Deux ans plus tard, Bongo fait sa première visite, entre les 6 et 10 juillet 1970, sous la présidence de Georges Pompidou, arrivé au pouvoir un an plus tôt. Dans les cartons du « fonds Foccart » archivé à Pierrefitte-sur-Seine, il se trouve justement une note rédigée à l’attention de Pompidou : l’auteur se réjouit que la « position du président Bongo » se soit « sensiblement confortée » deux ans après son arrivée à la tête du pays. Il est présenté comme « intelligent et travailleur, bien que manquant d’expérience et parfois du sens de l’opportunité politique ».
Et puis cette phrase, dont chaque mot, chaque expression méritent d’être retenus : « Il a réussi à créer une certaine mystique du développement et à persuader la majorité des Gabonais que le libéralisme économique représente pour eux la voie du progrès et du bonheur matériel, le seul auquel les masses africaines soient véritablement sensibles. »
L’armée gabonaise, peut-on lire encore, est « solide » et va jouir « pour de nombreuses années encore » de l’appui de la France. Il faut dire que cela fait des années déjà que les troupes de Libreville profitent de l’aide directe ou non de la France, notamment par l’intermédiaire de mercenaires français comme Bob Denard.
Omar Bongo. © Illustration Justine Vernier / Mediapart avec AFP<
Sur le plan économique, la note pour Pompidou souligne que « toutes les productions, forestières, minières, pétrolières, sont en expansion. Elles procurent d’importants revenus au budget gabonais ». Mais cela a un revers : « Cette indéniable prospérité n’incite pas les autorités gabonaises à faire preuve de rigueur dans la gestion des finances publiques. » L’auteur déplore notamment un « recours de plus en plus systémique » de financements d’« opérations de développement dont l’intérêt de certaines est discutable ». Une façon bien diplomatique de parler, au mieux, de gabegie et, au pire, de détournements de fonds.
III. Dans les entrailles de l’affaire Elf
Un géant pétrolier français va naître la même année que l’accession au pouvoir de Bongo, en 1967 : Elf. La société va aussi donner son nom à l’une des plus retentissantes affaires financières des années 1990, qui a mis au jour un système de corruption tentaculaire avec plusieurs pays d’Afrique, au premier rang desquels le Gabon.
Cette corruption endémique a perduré pendant des décennies grâce à un système baptisé en interne le « protocole Guillaumat », du nom de Pierre Guillaumat, un ancien ministre du général de Gaulle qui a présidé aux destinées d’Elf, avec une sorte de mission officielle attenante : gérer l’indépendance énergétique de la France.
« Le “protocole Guillaumat”, c’est l’invention d’un dispositif de corruption à l’égard des dirigeants africains, la société Elf ayant besoin à cette époque de découvrir de nouveaux gisements pétroliers dans cette région », explique aujourd’hui Pierre Fa, un ancien dirigeant du groupe, où il était responsable de l’audit (voir la boîte noire de cet article). « C’est à partir de ce moment-là qu’Omar Bongo a commencé à constituer sa fortune », précise-t-il, expliquant comment ce dernier a su se rendre incontournable : « Durant la période du général de Gaulle, l’État français a subi la perte des gisements en Irak, en Iran et au Sahara ; c’est à ce moment-là qu’Omar Bongo a pris de l’importance car il y avait une nécessité de trouver de nouveaux gisements pétroliers. »
L’enquête judiciaire sur l’affaire Elf, qui a abouti à un grand procès, avait permis de mettre la main sur une importante documentation prouvant la captation, à titre personnel, de l’argent du pétrole par Omar Bongo et les siens.
Dans les scellés de l’affaire Elf se trouve par exemple une lettre envoyée en juillet 1996 par Omar Bongo lui-même à une banque privée de Genève, où dort une partie de l’argent détourné du pétrole.
Un compte secret y avait été ouvert par l’un des piliers du système Elf, André Tarallo, un faux-nez d’Omar Bongo, d’après la lettre que celui-ci adresse alors à la banque : « Les circonstances me conduisent à vous confirmer que le compte ouvert dans votre banque au nom de M. André Tarallo est ma propriété. Ce sont des raisons d’intérêt national qui m’ont conduit à procéder par mandat […] J’ai contrôlé, comme il se doit, la gestion de ce compte qui a été, depuis son ouverture, strictement conforme aux instructions que j’ai données, et cela pour chaque opération. » De la corruption personnelle déguisée en raison d’État, en somme.
L’ancien PDG d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent au palais de justice de Paris en 2001. © Illustration Justine Vernier / Mediapart avec AFP
Les enquêteurs découvriront aussi l’existence d’une banque interne à Elf, la Fiba, qui a joué le rôle de canal de dérivation financière au profit de la famille au pouvoir au Gabon. Avec une surprise de taille : plusieurs enfants d’Omar, dont Ali, son successeur à la tête du pays qui vient d’être défait par le putsch, étaient actionnaires de la banque. D’innombrables bordereaux bancaires obtenus par la police montrent des décaissements en millions de francs « en faveur du chef de l’État de la République gabonaise ».
De nombreuses condamnations, en première instance et en appel, ont été prononcées dans l’affaire Elf, y compris contre l’ancien président du groupe, Loïk Le Floch-Prigent. Omar Bongo, protégé par son immunité de chef d’État, n’a, lui, jamais été inquiété, comme les membres de son premier cercle familial au pouvoir.
IV. Le clan Bongo désormais poursuivi en France
Mais où est donc passé tout cet argent détourné ? La réponse se trouve, pour partie, dans une autre enquête judiciaire, toujours en cours celle-là. Connue sous le nom d’affaire « des biens mal acquis », elle a été lancée, en dépit de premières résistances du parquet de Paris sous Sarkozy, grâce au travail d’ONG, comme CCFD-Terre solidaire ou Transparency International, et de citoyens gabonais. Le dossier porte sur la manière dont le clan Bongo (Omar, ses enfants, ses neveux, etc.) ont investi en France une fortune colossale amassée au Gabon.
Selon l’enquête de la justice, le patrimoine familial constitué de manière présumée illégale en France a été estimé à au moins 85 millions d’euros. « Il est établi par les investigations que l’argent dont a bénéficié M. Omar Bongo pendant de longues années provenait en grande partie des commissions indues que lui versait la société Elf », écrivait ainsi en février 2022 le juge Dominique Blanc, alors chargé du dossier, aujourd’hui entre les mains de son homologue Serge Tournaire.
Le magistrat de poursuivre : « Ses enfants, dont certains occupaient à ses côtés des fonctions officielles, ont eux aussi bénéficié d’importants financements de leur père pour acquérir des biens immobiliers […] L’ensemble des acquisitions financées par M. Omar Bongo pour son compte et celui de ses enfants est estimé à au moins 85 millions d’euros, sans rapport aucun avec les émoluments dont pouvait se prévaloir M. Omar Bongo au titre de ses fonctions de chef d’État […]. L’état de fortune d’Omar Bongo était connu de ses enfants, qui ne pouvaient ignorer son origine frauduleuse, largement alimentée par la société Elf […] Il en est ainsi de l’actuel président de la République gabonaise. »
Formulée il y a un an, la charge du juge Blanc visait donc directement celui qui était encore le chef de l’État du Gabon, Ali Bongo, le fils d’Omar, arrivé au pouvoir en 2009 dans des conditions électorales plus que suspectes. C’est lui que le général Brice Oligui Nguema, l’un de ses anciens collaborateurs les plus proches, a démis du pouvoir fin août à la suite d’un putsch d’ailleurs mollement critiqué par la France.
D’après la justice, Ali Bongo a, comme son père, dépensé sans compter en France un argent faramineux, qui est sans commune mesure avec ses émoluments officiels : une Ferrari à 200 000 euros, une Bentley à 180 000 euros, une Mercedes à 70 000 euros, somme payée intégralement en espèces avec, au moment de l’achat en 2006, la présentation de son passeport, sur lequel on pouvait lire : « Ministre d’État, ministre de la défense nationale ».
Les faits portent aussi d’autres mouvements de fonds suspects. Comme ces 800 000 euros envoyés en 2009 par virement du Gabon à Paris par la BGFI, une banque au cœur de plusieurs affaires de blanchiment dans divers pays d’Afrique. Ou encore les services de limousine à Paris payés la même année au bénéfice d’Ali Bongo par la société de l’homme d’affaires corse Michel Tomi, surnommé « le parrain des parrains ». Mais aussi 926 000 euros dépensés entre 2010 et 2011 en France par l’épouse d’Ali Bongo, dont 144 000 euros chez Hermès ou 132 000 chez le joaillier Van Cleef.
Le plus gros du soupçon judiciaire concerne néanmoins les biens immobiliers d’Ali Bongo. Qu’il s’agisse de ceux acquis dans le passé par son père et dont il profite aujourd’hui dans les plus beaux quartiers parisiens (avenues Foch et Victor-Hugo, dans le XVIe arrondissement), ou de ceux achetés par le biais de sociétés civiles immobilières détenues par son ancien directeur de cabinet, Maixent Accrombessi, mais dans lesquelles Ali Bongo a des intérêts à titre personnel, selon la justice.
Les enquêteurs ont également identifié l’achat, en 2010, par l’État du Gabon, mais « à des fins privées », d’un immeuble rue de l’Université, à Paris, d’une superficie de 5 487 m2, avec au moins 25 millions d’euros de travaux à la clé.
Au total, douze membres de la famille Bongo ont été mis en examen dans cette enquête, tous suspectés d’avoir profité de l’argent détourné du Gabon. Au mois de juillet dernier, le juge Tournaire mettait encore en examen deux enfants d’Omar Bongo, Yacine Queenie et Jeff, selon nos informations.
Côté français, plusieurs intermédiaires sont également poursuivis : un notaire, la patronne d’une agence immobilière, un avocat ou encore la BNP, de son côté suspectée d’avoir aidé le clan Bongo à blanchir 35 millions d’euros sans avoir rempli aucune des obligations de contrôle auxquelles l’établissement est pourtant astreint.
Toutes les personnes mises en examen sont présumées innocentes.
V. Dupond-Moretti et le Gabon : Bourgi parle
Dans l’affaire des « biens mal acquis », l’État du Gabon s’est offert en 2015 les services de l’avocat Éric Dupond-Moretti, devenu ministre de la justice d’Emmanuel Macron en 2020. Mediapart a recueilli sur le sujet les confidences d’un ancien intime d’Éric Dupond-Moretti, l’avocat Robert Bourgi, réputé avoir été sous les présidences Chirac et Sarkozy l’un des plus actifs agents de la Françafrique.
Pour comprendre cette partie de l’histoire, il faut remonter au mois de septembre 2011. Dans un livre de Pierre Péan, La République des mallettes (Fayard), puis dans les colonnes du Journal du dimanche, Robert Bourgi avait provoqué un fracas médiatique en évoquant le financement de plusieurs hommes politiques français par des chefs d’État africains, dont il affirme avoir été le porte-valises. Des affirmations qu’il a ensuite confirmées devant la justice, mais qui lui ont valu quelques ennuis avec le Conseil de l’Ordre des avocats, qui lui reprochait des manquements déontologiques à cause de telles pratiques.
Robert Bourgi et Éric Dupond-Moretti. © Illustration Justine Vernier / Mediapart
Il se souvient auprès de Mediapart : « Il me fallait me défendre et je me suis tourné vers deux avocats de renom, notre si regretté Pierre Haïk, un ami de longue date, et Thierry Herzog, que je connais comme ci comme ça parce que c’est l’avocat de mon excellent ami Nicolas Sarkozy. J’ai dû déchanter : ni l’un ni l’autre n’avaient voulu me défendre. Et ils m’ont conseillé fort aimablement Éric Dupond-Moretti, que je connaissais de renom. J’ai immédiatement été conquis par l’homme, gentil, plein de charisme, avec une dimension physique et intellectuelle impressionnantes. Il m’a défendu et m’a évité, m’avait-il dit, la radiation de l’Ordre. »
Et il poursuit : « Je me suis réjoui d’avoir pu transformer cette rencontre professionnelle en une véritable amitié, je dirais même une complicité. Nous nous voyions souvent, à son cabinet, chez moi, au restaurant. Un homme épatant. »
L’amitié entre Robert Bourgi et Éric Dupond-Moretti, confirmée par de nombreuses photos les montrant bras dessus, bras dessous, hilares, complices, s’est ensuite prolongée sur le terrain des affaires.
« J’ignore véritablement s’il avait une clientèle africaine avant de me rencontrer. Mais ayant été moi-même conquis par Éric Dupond-Moretti, je l’ai présenté aux autorités gabonaises et au président Ali Bongo ainsi qu’à son plus proche collaborateur, Maixent Accrombessi, qui lui ont confié un mandat de défense de l’État gabonais », se souvient Robert Bourgi. « Ce n’a jamais été allé très loin, à ma connaissance, je dis bien à ma connaissance car Éric est un homme secret »,poursuit-t-il, avant d’ajouter : « Il est évident que j’ignore tout des émoluments que recevait Dupond-Moretti. »
L’amitié entre les deux hommes, aujourd’hui, n’est plus. La cause ? les nouvelles fonctions d’Éric Dupond-Moretti et le soufre qui entoure Robert Bourgi, selon le récit de celui-ci. Il se rappelle ainsi avoir « félicité par SMS » Éric Dupond-Moretti en apprenant sa nomination Place Vendôme et avoir reçu quelque temps après un coup de fil de l’associé de l’avocat-ministre, Me Antoine Vey, qui lui a proposé un déjeuner.
La suite est racontée ainsi : « Je lui donne rendez-vous au Stresa. Nous avons déjeuné à la terrasse du restaurant. J’ai vu que Antoine Vey était très emprunté, très gêné. Je lui ai demandé : “Mais que se passe-t-il Antoine ? Qu’y a-t-il de grave ? Tu devrais être ravi, comme moi, de voir Éric Place Vendôme.” Il me dit : “Non, j’ai un message de la part d’Éric, qui, maintenant qu’il est garde des Sceaux, va mettre fin à vos relations.” »
Robert Bourgi dit se souvenir précisément du dialogue qui a suivi :
Lui : « Quoi ?
Antoine Vey : — Mais vous comprenez…
Lui : — Non, je ne comprends pas, Antoine.
Antoine Vey : —Votre personnage ne correspond pas à la chancellerie.
Lui : — Venant d’un avocat comme toi, cela me surprend. Je n’ai jamais été perquisitionné, jamais placé en garde à vue, aucune affaire ne peut m’être reprochée… Je ne suis l’objet d’aucune condamnation pénale. Mais d’accord, j’en prends acte. Mais sache que quand Dupond-Moretti commençait dans le métier, je fréquentais la chancellerie. J’y allais très souvent du temps où Jacques Toubon était garde des Sceaux, quand Bockel était secrétaire d’État auprès de Michèle Alliot-Marie. »
« J’ai pris mon téléphone et j’ai bloqué les numéros de Dupond-Moretti et d’Antoine Vey. Et quand je lis dans la presse et que je l’entends dire que c’est un homme fidèle en amitié, qu’il la place au-dessus de tout, je ris, mais je ris avec tristesse parce que j’ai en mémoire beaucoup de choses », conclut, amer, Robert Bourgi depuis son bureau parisien, entouré de photos-souvenirs de ses passions françaises, où trônent en majesté Napoléon, le général de Gaulle et Nicolas Sarkozy.
Interrogé pour vérifier l’exactitude du récit et du dialogue livrés par Robert Bourgi, Me Antoine Vey n’a pas souhaité faire de commentaire.
Les services d’Éric Dupond-Moretti n’ont pour leur part pas donné suite à notre sollicitation.
Fabrice Arfi
Boîte noire
Le témoignage de Pierre Fa, ancien dirigeant du groupe Elf, cité dans cet article, est tiré de son audition du 30 novembre 2020 par un commandant de l’Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF).