Le 12 décembre 1999, tous les éléments pour le naufrage de l’Erika sont réunis : tempête annoncée, mais non prise en compte, navire vieux de 25 ans, mal entretenu, certifié et rafistolé par une société peu exigeante, immatriculé sous pavillon de complaisance, affrété par Total. Avec les conséquences que l’on connaît : 400 kilomètres de côtes polluées, tous les salariés des différents métiers de la mer privés d’emploi, 200 000 tonnes déversées d’un produit dont la toxicité est restée longtemps inconnue, générant des inquiétudes légitimes pour la santé des milliers de bénévoles qui ont nettoyé les plages mazoutées, 150 000 oiseaux morts.
Au Parlement européen, l’émotion est à son comble : avec une belle unanimité, les députés émettent le même vœu que lors des précédentes catastrophes maritimes : « Plus jamais ça ! » Au prochain naufrage, celui du Ievoli Sun, dix mois plus tard, Chirac dénoncera « les hommes d’affaires véreux et les voyous de la mer ». Mais qui peut vraiment croire que les 170 catastrophes maritimes répertoriées dans le monde depuis 1960 ne soient le fait que d’une poignée de voyous ? Non, il s’agit bel et bien du résultat d’une logique, qui veut que le profit soit l’alpha et l’oméga de toute activité économique.
Transport maritime, modèle pour le capitalisme
Le coût du transport maritime a baissé de 34 % en dix ans ! La recette est vieille comme ce système économique : baisse maximal du coût de la force du travail, entretien minimal du matériel, réglementations quasi inexistantes et absence de contrôles.
Cette tendance générale et constante du système capitaliste s’est développée avec une efficacité redoutable dans le transport maritime, grâce au système des pavillons de complaisance mis en place à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd’hui, 60 % de la flotte navigue sous pavillon de complaisance. Le système est simple : ces pavillons appartiennent à des États où les législations sont les plus faibles en droits sociaux et laxistes en terme de contrôle, encourageant ainsi une délocalisation vers ces pays de l’embauche du personnel et de la maintenance.
Un personnel bon marché ! Les normes internationales concernant les marins sont faibles et, de plus, très rarement respectées ! Sur certains navires, des marins d’une dizaine de nationalités différentes sont engagés, empêchant parfois toute compréhension des consignes données, y compris de sécurité, ce qui est, d’après les syndicats de marins, l’une des explications à la forte mortalité existant dans cette profession : 2000 décès par an. Les salaires sont alignés sur celui du pavillon de complaisance, les temps de repos et de congés sont inexistants, la situation à bord peut s’apparenter à de l’esclavage moderne : les papiers d’identité et cartes de travail sont généralement détenus par le capitaine. En cas de problème, les marins peuvent être abandonnés dans un port, sans salaire, sans soins, sans autorisation de quitter le navire ou de retourner dans leur pays d’origine. Ainsi, l’équipage du Victor est resté à Brest plus de six mois à quai, les marins ne devant leur survie qu’à la solidarité des Brestois ! La sécurité maritime passe aussi par la reconnaissance des droits sociaux des marins.
La maintenance n’est pas non plus une priorité, on s’en doute ! 40 % des pétroliers sont en fait de véritables poubelles flottantes : trop vieux, sans double coque, inspectés par des sociétés de classification qui dépendent financièrement des armateurs (les propriétaires des navires), ils coûtent très peu cher aux affréteurs. Ce n’est ni une erreur, ni une méconnaissance, mais bien un choix économique de l’ensemble des groupes pétroliers pour accroître leurs profits. Total, toujours lui, annonçait, pour l’année 2000, que sa stratégie de développement passait par deux axes : renforcement de son pôle production (traduisons : exploitation maximum des gisements en Birmanie par exemple) et réduction du pôle distribution en diminuant les frais. Affréter des bateaux pourris comme l’Erika, cela fait partie de la réduction des dépenses !
Une dépendance des sociétés de classification aux armateurs et une absence d’inspections des navires (en France, le nombre d’inspecteurs maritimes est ridiculement bas : 60 pour l’ensemble des côtes !), la boucle est bouclée : les magnats du pétrole peuvent s’enrichir tranquilles. L’année du naufrage de l’Erika, Total annonçait à ses actionnaires 23 millions de bénéfices.
Trop, c’est trop !
La lutte des coordinations citoyennes contre les marées noires a permis d’organiser la légitime colère de milliers de personnes d’horizons très divers : les syndicats de marins, d’ostréiculteurs, les associations de pêcheurs ou de défense des oiseaux, des élus, des habitants, des touristes... Cela a facilité quelques avancées de la législation européenne en terme de protection des eaux européennes : introduction, petit à petit, de l’obligation des doubles coques pour le transport de produits pétroliers, agrément européen pour les sociétés de classification, renforcement du contrôle des navires par l’État. Certes, cela va dans le bon sens, mais on ne s’attaque pas au problème de fond qui est celui du système de la complaisance, organisation qui entretient l’opacité de la chaîne des responsabilités entre propriétaires de bateaux, affréteurs et États, la plupart étant des paradis fiscaux qui permettent aussi le blanchissement des capitaux douteux.
Le procès de l’Erika est l’une des conséquences heureuses de la mobilisation qui réclamait que les pollueurs payent pour le désastre commis. La tenue de ce procès est déjà, en soi, une victoire de ceux et de celles d’en bas contre ceux d’en haut ! Un coin enfoncé dans la toute-puissance et la complète impunité du système. Il faudra continuer, pour arracher le droit de vivre dignement de son travail pour les marins et les pêcheurs du littoral, exiger la suppression des pavillons de complaisance, à commencer par celui créé par l’État français aux îles de Kerguelen, imposer la relance de la construction navale pour de nouveaux navires qui permettraient la suppression des 4 000 bateaux répertoriés à risque par la Commission européenne. Mais, ce qui est également en jeu, c’est le droit de décider nous-mêmes de développer d’autres énergies moins dangereuses et de choisir les marchandises que nous voulons transporter !