L’offensive militaire lancée par l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh pourrait être considérée comme le simple prolongement d’un conflit né avec l’indépendance de l’Arménie en 1991 et maintes fois réactivé depuis, si elle ne s’inscrivait dans le contexte ultra-volatil du Caucase contemporain et de la reconfiguration des enjeux géopolitiques liés à la guerre en Ukraine.
Au prétexte d’enrayer des « actes de terrorisme », Bakou a lancé mardi 19 septembre une série de frappes sur le territoire du Haut-Karabagh, une enclave séparatiste peuplée d’Arménien·nes, non reconnue par la communauté internationale et reliée à l’Arménie voisine par le corridor de Latchine. Ces frappes ont entraîné l’évacuation de milliers de civils et la mort d’au moins 27 personnes dont un enfant.
Dès mercredi 20 septembre, un cessez-le-feu a été annoncé par les autorités azerbaïdjanaises, tandis que les séparatistes arméniens confirmaient qu’ils déposaient les armes et que des négociations devraient se tenir dès jeudi 21 septembre dans la ville de Yevlakh, située en Azerbaïdjan.
L’attaque menée par l’armée azérie, suivie d’un arrêt, subit mais précaire, des hostilités, reproduit des épisodes similaires nombreux depuis que l’Azerbaïdjan a repris le contrôle sur le Haut-Karabagh à la suite de la « guerre de 44 jours » de 2020, ayant fait plus de 6 500 morts.
Bakou avait alors repris le contrôle de cette région peuplée de nombreux Arméniens depuis la guerre des années 1990 lors de laquelle l’Arménie avait victorieusement imposé l’autonomie de cette province.
Depuis, la domination militaire de l’Azerbaïdjan est totale, aidée par la technologie en provenance de l’allié turc, mais aussi d’Israël qui a fait de ce pays un point d’appui diplomatique et stratégique essentiel pour surveiller l’Iran.
En septembre 2022, c’est le territoire même de l’Arménie qui s’est retrouvé attaqué par les forces azéries, avec un bilan de plus de 200 militaires et sept civils tués.
Relations tendues entre l’Arménie et la Russie
L’opération menée aujourd’hui par l’Azerbaïdjan peut se lire comme une volonté d’Ilham Aliyev, l’autocrate qui règne sur l’Azerbaïdjan depuis 2003, après avoir succédé à son père, de profiter d’un affaiblissement russe pour accentuer sa pression sur Erevan, protégée traditionnelle de Moscou. Le cessez-le-feu du 9 novembre 2020, ayant conclu la « guerre de 44 jours » après intervention directe de Poutine, prévoyait ainsi que ce soit 2 000 soldats russes qui se portent garants de l’intégrité des frontières arméniennes.
Mais « l’Azerbaïdjan a changé de ton vis-à-vis de la Russie, expliquait récemment Thorniké Gordadzé, politiste spécialiste du Caucase et ancien ministre des affaires européennes de Géorgie. La télévision d’État n’hésite pas à parler d’agression russe en Ukraine et suggère un refus de prolonger longtemps le mandat des troupes russes d’interposition qui se trouvent à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ».
Toutefois, autant qu’en termes de mise en cause de l’influence russe, l’attaque azérie peut tout aussi bien s’interpréter comme la marque d’une nouvelle alliance entre Vladimir Poutine et Ilham Aliyev, sur fond d’intérêts énergétiques partagés et de négociation avec la Turquie, soutien inconditionnel de l’Azerbaïdjan et ennemie héréditaire de l’Arménie.
Pour le chercheur en relations internationales Daavr Dordzhin, qui a fui Moscou pour Erevan au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine, la Russie serait aujourd’hui « clairement un soutien de l’Azerbaïdjan, à la fois militairement et politiquement. Moscou négocie avec Ankara, et ne se soucie guère de l’Arménie, qu’elle a de toute façon toujours considérée comme une simple colonie ».
D’autant que les relations demeurent tendues entre Vladimir Poutine et le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, arrivé au pouvoir dans la foulée d’une « révolution de velours » ayant mis fin au règne d’oligarques davantage inféodés à Moscou.
Pachinian reproche à son puissant voisin de n’avoir pas activé, ni en 2020 ni en 2022, en dépit des demandes arméniennes, les clauses de l’accord de défense nommé OTCS (Organisation du traité de sécurité collective), qui concerne aussi le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Symétrique de celui de l’Otan, il prévoit l’intervention des pays alliés en cas de violation des frontières d’un des pays membres, comme ce fut le cas lors des attaques menées en territoires arméniens par l’Azerbaïdjan en 2020 et 2022.
En outre, Pachinian s’est plus récemment attiré l’ire de Moscou en tenant, depuis le 11 septembre dernier, des exercices militaires communs nommés « Eagle Partner 2023 » avec les États-Unis, mais aussi en annonçant sa volonté d’accélérer le processus de ratification du Statut de Rome ayant créé la Cour pénale internationale. Celle-là même qui a inculpé Vladimir Poutine.
Manifestations contre Pachinian
En dépit de l’offensive militaire en provenance d’Azerbaïdjan, le premier ministre arménien a par ailleurs écarté d’emblée de soutenir militairement les séparatistes du Haut-Karabagh et réaffirmé l’absence de soldats de son pays sur ce territoire. Des déclarations qui ont déclenché la colère de milliers d’Arménien·nes venus manifester, mardi 19 septembre, devant le siège du gouvernement à Erevan.
« Le choix qu’a fait Pachinian de lâcher le Karabagh pour éviter de se retrouver impliqué dans une guerre qu’il risquait de perdre n’est pas forcément un choix populaire en Arménie. A fortiori si des milliers de réfugiés commencent à arriver du Karabagh, avec le sentiment d’avoir été lâchés, et rejoignent les manifestations anti-Pachinian. Cela peut mal se passer », dit Marie Dumoulin, directrice du programme « Europe élargie » à l’ECFR (European Council on Foreign Relations).
Une colère qui s’explique pour au moins trois raisons. D’abord, une partie des Arméniens, dont l’indépendance en 1991 fut étroitement corrélée à la lutte armée menée contre l’Azerbaïdjan et l’accession du Haut-Karabagh à une autonomie de fait, juge que Pachinian a abandonné cette région depuis son arrivée au pouvoir alors qu’elle est, pour eux, constitutive de l’identité de l’Arménie indépendante.
« C’était un changement considérable de paradigme. En reconnaissant que le Haut-Karabagh fait partie de l’Azerbaïdjan, Pachinian a dissocié le destin de l’Arménie de celui du Karabagh et essayé de faire en sorte que son pays ne se retrouve plus dans une situation de guerre comme en 2020. Erevan a certes insisté sur la nécessité d’une négociation sur les garanties des droits et de la sécurité des Arméniens du Haut-Karabagh, mais Bakou a jugé qu’il s’agissait désormais d’une question de politique intérieure », explique Marie Dumoulin.
Ensuite, la population arménienne demeure traumatisée par les exactions commises par les forces armées d’Azerbaïdjan en 2020 et en 2022. Plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, à l’authenticité documentée par un rapport récent de Human Rights Watch, montraient des exactions commises par les troupes azéries sur des soldats arméniens, notamment sur une jeune femme du nom de Gayane Abgaryan, démembrée, les doigts coupés enfoncés dans la bouche, une pierre installée sur l’orbite de son œil arraché.
Comme nous l’expliquait récemment Kristinne Grigoryan, défenseure des droits humains de l’Arménie élue pour six ans par le Parlement, « ces vidéos barbares sont authentiques et s’expliquent par une “arménophobie” qui n’est pas seulement une mentalité, mais une politique de l’État azerbaïdjanais. Après la guerre de 2020, des vidéos similaires avaient émergé. Onze soldats ont été inculpés mais n’ont été condamnés qu’à des peines mineures incompatibles avec les crimes de guerre dont il s’agit. Et ces soldats ont ensuite été promus et décorés. Un encouragement direct à continuer de filmer ces crimes pour effrayer l’Arménie tout entière ».
Enfin, beaucoup d’Arménien·nes craignent que la perte complète du Haut-Karabagh, relié au territoire arménien par le corridor de Latchine, ne donne des ailes à Bakou pour revendiquer la création d’un autre corridor, celui de Zangezur, qui traverserait l’Arménie au sud afin de relier l’Azerbaïdjan à la république sœur et autonome du Nakhitchevan.
- L’Arménie est une tête d’épingle au milieu de ce chaudron.
- - Taline Ter Minassian, historienne
En dépit de l’annonce de négociations et d’une médiation, cette nouvelle flambée de violence est scrutée de très près, tant cet incendie localisé pourrait embraser toute la région, voire au-delà, dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Il existe, en Arménie, des « enjeux locaux, régionaux mais aussi mondiaux, nous disait il y a peu l’historienne Taline Ter Minassian. Nous sommes au point de rencontre des puissances que sont l’Iran, la Russie et la Turquie, dont les actions ont des conséquences mondiales. Et au cœur de la volonté de Poutine de créer un nouvel ordre international. Ce n’est pas excessif de dire cela. L’Arménie est une tête d’épingle au milieu de ce chaudron, mais sachant qu’elle n’a pas de pétrole ni beaucoup d’idées, sa position géopolitique est sa principale ressource ».
Marie Dumoulin de l’EFCR souligne aussi que « les implications géopolitiques de ce qui est en train de se passer sont majeures ». « Nous assistons à un changement de donne régionale, Moscou étant en train de perdre l’Arménie. En parallèle, la Turquie accroît son influence dans la région et il existe un triangle Israël/Azerbaïdjan/Turquie d’un côté et Arménie et Iran de l’autre, ce qui est relativement nouveau et peut avoir une portée géopolitique importante », poursuit-elle.
La capitale du Haut-Karabagh, Stepanakert, pourrait-elle être un jour regardée, au début du XXIe siècle, comme l’équivalent de Sarajevo au début du XXe siècle, à savoir le lieu d’une étincelle à l’origine d’un conflit mondialisé ? Ce petit coin du Caucase cristallise les divergences d’intérêt et les jeux d’influence d’un ensemble d’acteurs allant de la Russie à la Turquie, des États-Unis à l’Iran, d’Israël à la Chine, en passant par le Pakistan qui vend des armes à l’Azerbaïdjan et l’Inde qui fournit l’Arménie.
C’est à ce titre que le chercheur Georgi Derluguian estime que se joue ici une « petite guerre mondiale » et que le Haut-Karabagh, à l’instar de « Dantzig, Sarajevo, l’Alsace ou Jérusalem », fait partie de ces entités symboliques situées aux bords des empires qui peuvent « allumer la mèche de plus grandes conflagrations ».
François Bougon
Joseph Confavreux
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