Toutefois, quelques observateurs consciencieux ont fixé les déterminants du contexte dans lequel s’est effectuée cette nouvelle dimension de l’affrontement entre la résistance palestinienne et les forces politico-militaires israéliennes. Ainsi, Benjamin Barthe, ancien correspondant à Ramallah pour Le Monde et un des responsables de la rubrique internationale du quotidien, le dimanche 8 octobre, dans le cadre de l’émission « Esprit public » de France Culture, répondait ainsi à l’affirmation « maintenant il n’y aura plus de paix » : « Pour les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie il n’y a jamais eu de paix. Le contexte de cette opération du Hamas, c’est 56 ans d’occupation et de colonisation en Cisjordanie, c’est 31 années de blocus de Gaza. On fait souvent remonter le blocus de Gaza à la prise de pouvoir du Hamas en 2007. Mais c’est une erreur. Il faut bien comprendre que la séparation administrative imposée par Israël entre la Cisjordanie et la bande de Gaza date de 1991, avant l’arrivée du pouvoir du Hamas, avant même les vagues d’attentats suicides de l’époque d’Oslo. A partir de 1991, un Palestinien de Gaza ne peut plus aller en Cisjordanie, sauf cas exceptionnel où il obtient un permis […]. De plus, il y a un contexte conjoncturel et politique israélien extrêmement fort. C’est cette coalition au pouvoir qui est la plus belliciste de l’histoire d’Israël. »
A propos de cette dernière notation, on pourrait citer l’historien israélien de l’Holocauste Daniel Blatman (Les marches de la mort. La dernière étape du génocide nazi, Fayard, 2009). Il soulignait dans Haaretz du 10 février 2023 : « Le populisme gagne lorsque la société est prête à l’accueillir. La société israélienne était prête à recevoir le gouvernement actuel. Non pas en raison de la victoire du Likoud, mais parce que l’aile la plus extrême a entraîné tout le monde à sa suite. Ce qui était autrefois l’extrême droite est aujourd’hui le centre. Des idées autrefois marginales sont devenues légitimes. En tant qu’historien spécialiste de l’Holocauste et du nazisme, il m’est difficile de dire cela, mais il y a aujourd’hui des ministres néonazis au sein du gouvernement. On ne voit cela nulle part ailleurs – ni en Hongrie, ni en Pologne –, des ministres qui, idéologiquement, sont de purs racistes. »
Il fait référence, entre autres, à Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale, et à Bezalel Smotrich, ministre des Finances, et ministre au ministère de la Défense, tous deux bras de levier pour une accélération de la colonisation avec en perspective l’annexion de la Cisjordanie. Comment taire la prégnance de ces forces puissantes qui ne semblent pas sidérantes pour les analystes du présent immédiat ?
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Certaines chaînes d’information ont cherché, de suite, à interroger des dirigeants palestiniens pour connaître leur point de vue avec l’intention de les entendre prendre leurs distances, connaissant leurs divergences avec le Hamas. Ainsi, le médecin Moustafa Barghouti, secrétaire de l’Initiative nationale palestinienne, sur la chaîne anglaise Sky News, le 7 octobre, répondait lors d’un bref entretien : « Ce à quoi nous avons assisté dans la dernière période, c’est à une offensive sans précédent d’attaques des colons contre les Palestiniens, d’attaques sans précédent d’Israéliens contre la mosquée Al-Aqsa, et de meurtres de Palestiniens, 248 – y compris 40 enfants – depuis le début de l’année par des soldats et des colons. La communauté internationale n’a rien fait pour mettre fin à 56 ans d’occupation et 25 ans de nettoyage ethnique, de déplacements de population, des milliers de prisonniers (pour beaucoup sans aucun procès), et la communauté internationale a été silencieuse à ce propos. Aujourd’hui, c’est une réaction [l’offensive du Hamas] à toutes ces oppressions. » En écho, Gideon Levy, dans Haaretz du 9 octobre, conclut sa tribune ainsi : « Samedi, ils [des autorités israéliennes] parlaient déjà d’éliminer des quartiers entiers de Gaza, d’occuper la bande et de punir Gaza “comme elle n’a jamais été punie auparavant”. Mais Israël n’a jamais cessé de punir Gaza depuis 1948, pas même un instant. Après 75 ans d’abus, le pire scénario possible les attend une fois de plus. Les menaces de “raser Gaza” ne prouvent qu’une chose : nous n’avons rien appris. L’arrogance est là pour rester, même si Israël en paie une fois de plus un prix fort. » Dans Le Monde daté du 10 octobre, Clothilde Mraffko souligne : « Environ 80% de la population de Gaza est composée de réfugiés et de descendants de réfugiés, souvent originaires de l’est de l’enclave, là même où les combats se sont déroulés samedi et dimanche. Une population qui en a été expulsée en 1948, à la création de l’Etat hébreu. En 2018, le rêve du “retour” était au cœur des marches pacifiques organisées le long de la clôture de Gaza. Les tirs des snipers israéliens, de l’autre côté, avaient tué plus de 270 Palestiniens et blessé 700 autres : des jeunes souvent, éborgnés, amputés ou mutilés à vie. »
Le 8 octobre, interrogé par la présentatrice de relief Christiane Amanpour sur CNN, Moustafa Barghouti résumait ainsi sa position : « Ce qui nous menace, c’est le fait qu’Israël n’apprend jamais de ses erreurs, n’apprend jamais de son histoire. Il en va de même pour l’administration américaine. Nous sommes vus comme étant tous des terroristes. Ce n’est pas seulement le Hamas qui est décrit comme terroriste. Le Congrès américain considère l’OLP, y compris Monsieur Abbas, comme terroriste. La question ici est la suivante : sommes-nous en tant que Palestiniens des êtres humains égaux ou non ? Avons-nous le droit de résister à une occupation, comme la loi internationale l’affirme, ou non ? Avons-nous droit à la paix dans la justice ou non ? Israël a le droit de se défendre. Les Palestiniens ont-ils le droit de défendre, oui ou non ? Nous avons droit à la liberté et à mettre fin à l’occupation. Voilà la question. »
A son interrogation sur le statut d’êtres humains égaux pour les Palestiniens, il lui fut de facto répondu par le ministre de la Défense Yoav Gallant, le 9 octobre, lors d’une brève conférence de presse : « Nous avons ordonné un blocus complet de Gaza, pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en fonction. » « Agir en fonction » est défini de la sorte par Hugh Lovatt, expert au centre de recherche European Council on Foreign Relations : « Israël déploie une politique de punition collective contre la population gazouie. » Or, le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, affirme dans un communiqué : « L’imposition de sièges qui mettent en danger la vie des civils en les privant de biens essentiels à leur survie est interdite par le droit international humanitaire. » Il a également insisté sur le fait que « la prise d’otages est interdite par le droit international », 150 otages israéliens, civils et militaires, sont détenus. Les combattants des Brigades Al-Qassam, dans leur incursion, ont tué quelque 900 Israéliens, pour l’essentiel des civils, et fait plus de 2600 blessés.
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Un étrange oubli dans de nombreuses « analyses » concerne la politique de Netanyahou dans la construction des rapports avec le Hamas. L’ancien conseiller adjoint à la sécurité nationale israélienne, professeur dans les universités de Columbia et de Tel-Aviv, Chuck Freilich, expliquait dans Haaretz, le 8 octobre : « Pendant une décennie et demie, le Premier ministre Netanyahou a cherché à institutionnaliser la fracture entre la Cisjordanie et Gaza, à saper l’Autorité palestinienne, et à mener de facto une coopération avec le Hamas, moyens conçus pour démontrer l’absence d’un partenaire palestinien et faire en sorte qu’il ne puisse y avoir de processus de paix qui aurait pu nécessiter un compromis territorial en Cisjordanie. » Baudouin Loos, bon connaisseur de la situation israélienne et palestinienne, écrit dans Le Soir du 9 octobre : « Ces derniers temps, les Israéliens furent trompés par l’apparente décision du Hamas de se contenter de gérer la bande de Gaza, même si son verbe restait belliqueux. En réalité, les gouvernements de Benyamin Netanyahou consistaient à bien laisser le Hamas au pouvoir à Gaza pour prévenir tout progrès diplomatique grâce aux divisions palestiniennes et à l’épouvantail islamiste. » Ce constat était partagé par Daniel Seidemann, du Jerusalem Peace Institute. L’ensemble de cette orientation visait à illusoirement régler la question palestinienne sans les Palestiniens et à instaurer et concrétiser les accords d’Abraham.
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Gaza, depuis samedi après-midi, est soumise à des bombardements intenses. Le blocus est appliqué. Ce qui met en question l’aide humanitaire : 80% de la population en dépend. Le système hospitalier souffre du manque de médicaments et d’instrument médicaux alors que le flot des blessés ne fait qu’augmenter. Les bombardements sur la zone nord-est ont abouti, dès lundi soir, au déplacement de plus de 100’000 habitants. Le camp de réfugiés de Jabalia, au nord de Gaza, est dévasté.
Dans la mesure où, pour des raisons techniques, nous n’avons pas pu publier le 9 octobre une première documentation sur cette phase du « conflit israélo-palestinien », nous avons établi aujourd’hui un premier dossier offrant les analyses contre-courant de Haggai Matar (site israélien +972), d’Amira Hass (Haaretz) et de Meron Rapoport (+972) [disponibles sur ESSF]. D’autres contributions seront mises à disposition de nos lectrices et lecteurs dans les jours à venir.
Rédaction A l’Encontre