Les fourmis yuturi sont pacifiques, sauf si leur territoire est menacé. Cette espèce, également connue sous le nom de « conga », est considérée comme une guerrière par la culture kichwa, car elle n’autorise personne à entrer chez elle sans permission. C’est également ce qui est arrivé aux femmes de Serena, une communauté autochtone située sur les rives du fleuve Jatunyacu, sur le haut Río Napo, en Amazonie équatorienne.
Leur objectif était de se réunir pour travailler et générer des revenus pour leurs familles grâce à l’artisanat, mais lorsque leur territoire fut menacé par des sociétés minières, elles se mobilisèrent pour le défendre. Elles constituent aujourd’hui la première garde indigène conduite par des femmes kichwas en Équateur, avec plus de 40 membres organisées contre toute forme d’intrusion sur leur territoire, de pollution de leurs rivières et de destruction de la forêt.
Elles s’appellent Yuturi Warmi : les femmes congas-fourmis. « Nous nous organisons contre l’attaque systématique que nous subissons de la part des mineurs illégaux, car toutes les formes d’exploitation minière dans la province de Napo, dans notre territoire, sont illégales », assure María José Andrade Cerda.
Membres de Yuturi Warmi, originaires de la communauté de Serena, en Amazonie équatorienne. Photo : Yuturi Warmi.
Majo, comme on l’appelle aussi, a 28 ans et est l’une des plus jeunes leaders de Yuturi Warmi. Mongabay LatAm s’est entretenu avec elle au sujet de leurs modes d’organisation, des défis auxquels elles sont confrontées en tant que femmes et de leur vision de la défense du territoire.
Astrid Arellano : Qu’est-ce qui a changé dans la vie et le territoire de Serena depuis l’arrivée des sociétés minières ?
Majo (Yuturi Warmi) : Depuis que les sociétés minières sont arrivées, nous avons perdu la paix. Nous avons perdu la notion de tranquillité sur le territoire. Désormais, nous veillons constamment à ce que les mineurs, les opérateurs et les agents de l’entreprise minière ne viennent pas essayer de parler au président, aux familles ou à d’autres dirigeants. Il y a d’ailleurs une sorte de déconnexion avec les autres communautés : elles nous méprisent, car nous défendons le territoire et ne voulons pas de sociétés minières, alors que d’autres unités situées sur les rives du río Jatunyacu y ont déjà succombé. Le lien et la solidarité entre les peuples se sont perdus. Voilà ce qui nous fait mal.
La vie, en tant que telle, a changé. Nous avons toujours été vigilantes, surveillant nos arrières ; notre communauté et notre territoire ancestral suscitent de plus grands intérêts, car ils représentent un foyer de résistance.
En ce qui concerne le territoire, physiquement parlant, il n’y pas eu beaucoup de changement. Toutefois, selon ce que j’ai pu entendre dans les communautés en aval, c’est que les supays, les esprits de la forêt, se déplacent, ils ne sont pas tranquilles. Atacapi, le boa à sept têtes, a été vu dans les environs, dans la communauté de Shandia, alors qu’il ne montait pas si haut. Les communautés disent que les grands boas remontent, car la profondeur de la rivière ne correspond pas à leurs besoins. On dit que les boas remontent, car l’eau est chaude, car elle est différente à cause des opérations minières, à cause de tout ce qu’elles déversent dans les eaux, à cause de la pollution. Tout cela trouble également le mode de vie des esprits de l’eau. Cela nous affecte dans notre manière de nous sentir dans le territoire.
Plus bas, dans la rivière, on peut également observer des changements dans la couleur de l’eau. Les enfants et tous ceux qui utilisent l’eau et se baignent dans la rivière ressentent cette différence, ce n’est plus comme avant. C’est un problème que nous, qui avons vécu près de la rivière, connaissons et interprétons. Lorsqu’il y a de la pollution, nous la ressentons, non seulement dans notre aspect physique, sur notre peau, mais également d’un point de vue spirituel.
— Comment as-tu commencé à défendre le territoire ? L’arrivée des sociétés minières t’a-t-elle menée à y consacrer une partie de ta vie ?
Je me serais consacrée à autre chose, pour être honnête. Je suis l’une des rares personnes à être partie étudier à l’extérieur. Bien que j’aie toujours été impliquée dans ces questions, je pensais que cela n’arriverait jamais dans mon territoire : comme nous étions oublié·es, comme nous étions loin et abandonné·es, nous avons cru que nous ne serions pas touché·es par l’industrie extractive ou par les désirs capitalistes de l’État et des entreprises.
Pourtant, en février 2020, notre territoire – le bassin du río Jatunyacu dans le haut Río Napo – a été concédé à une société minière. Cela a eu un impact énorme sur moi, car je devais décider entre poursuivre ma carrière professionnelle – dans le domaine des relations internationales et orientée vers les affaires – et revenir dans mon territoire sans travail, sans rien, pour défendre ma terre et ma maison. Quelle option avais-je ? Je n’en avais plus, mise à part retourner dans ma communauté.
C’est à ce moment que naît la garde indigène menée par des femmes ? Comment avez-vous commencé à vous organiser ?
Nous avons commencé en 2016, avec un autre jeune de la communauté, à penser qu’il fallait générer une source d’autonomisation pour les femmes de l’Amazonie. Leo Cerda a lancé le projet Hakhu, de la broderie artisanale vendue ensuite sur des plateformes en ligne. Nous nous réunissions très régulièrement entre femmes : un atelier par-ci, pour se rappeler comment on tissait auparavant ; un autre atelier par-là, pour discuter des motifs ; un autre atelier plus loin, pour réunir toutes les pièces réalisées. Nous avons commencé avec un groupe de sept ou neuf femmes, puis il s’est un peu agrandi. Aujourd’hui, l’association des artisanes compte 14 membres.
J’avais l’habitude de dire que c’était un groupe très autonome, parce qu’il avait son indépendance économique, mais aussi son indépendance dans l’esprit. Nous avions la possibilité de générer des revenus, des sources économiques pour le foyer, et ne pas dépendre du fait que les hommes s’en aillent travailler dans les mines ou que nous restions toute la journée au soleil à récolter des bananes plantains, du manioc et autres produits de la région. Au lieu de cela, en une journée – et bien assises – nous pouvions terminer un collier ou des boucles d’oreilles et les vendre pour le même prix qu’une journée entière de travail avec beaucoup d’efforts physiques. Cela a commencé à générer un changement dans l’esprit des femmes. Nous disions : « Pourquoi aller à la mine, pourquoi aller dans les entreprises pétrolières, si nous avons nous-mêmes les ressources économiques ? »
Lorsque la notification [la concession minière du territoire en 2020] est tombée, se tenait un atelier audiovisuel avec des jeunes de l’Amazonie équatorienne. Ces jeunes, accompagnés des femmes, sont sortis pour manifester en disant : « Comment est-il possible que, après tant de temps dans l’oubli, ils veuillent désormais entrer dans nos territoires pour faire de l’exploitation minière ? Nous ne permettrons rien de tout cela. » Ce sont les femmes qui ont semé la graine.
Après cela, les autres femmes de la communauté et des environs ont déclaré qu’elles ne pouvaient pas non plus le permettre : « Nous sommes avec vous, compañeras, nos sœurs », ont-elles dit. Et elles ont commencé à se joindre à nous. Aujourd’hui nous sommes une trentaine de femmes actives en permanence, mais avec nos sœurs et nos compañeras qui se trouvent dans et hors du territoire, nous sommes plus de 40. La beauté de la chose, c’est que, maintenant, les hommes se joignent à nous. Ce fut une bataille très, très difficile de rompre cette idée machiste selon laquelle nous sommes un peu folles, mais maintenant le soutien vient véritablement du cœur. Ils savent que nous protégeons le territoire, pas seulement pour nous, mais pour tout le monde.
Femmes de Yuturi Warmi lors de la marche contre l’exploitation minière à Napo, 9 février 2022. Photo : Archives de Yuturi Warmi
Qu’est-ce qui différencie Yuturi Warmi des autres gardes indigènes en ce qui concerne la défense du territoire et de la nature ? Quelle est votre façon de travailler ?
Lorsque nous nous sommes déclarées comme garde indigène, nous avons suscité un certain scepticisme, car on nous disait que les femmes ne pouvaient pas faire office de gardes. L’image de la garde indigène en Équateur, et, surtout, en Amérique du Sud, ce sont des hommes qui sortent armés. Ce que nous avons fait, c’est une rétrospective de ce que nous pensions que devait être une garde. Si les hommes ne faisaient pas ce qu’ils auraient dû faire – se réunir, s’organiser et expulser les sociétés minières – alors nous, nous allions le faire.
La différence, c’est que nous avons une vision beaucoup plus large et que nous essayons de nous concentrer sur toutes les petites choses qui sont également importantes pour la défense du territoire. Nous avons six axes de travail. Le premier est la garde et la défense du territoire. Le deuxième est notre activité artisanale, car c’est de là que nous sommes né·es, c’est de là que nous venons. En troisième, le facteur éducation, car nous favorisons également l’éducation interculturelle et bilingue pour les jeunes et les femmes de la communauté. Quatrièmement, ne pas perdre notre médecine ancestrale ; nous avons commencé notre lutte pendant la pandémie et cette médecine nous a sauvé·es. Cinquièmement, nous voulons nous concentrer sur la création d’un type de tourisme différent, un tourisme de résistance, où l’on voit les impacts du soi-disant « développement écotouristique », dans lequel les communautés indigènes ne sont pas prises en considération. Enfin, le dernier thème est, de manière générale, la culture, la tradition et toute l’ancestralité que nous possédons en tant que peuple kichwa.
Nous couvrons tous ces aspects. C’était un peu difficile d’essayer de les séparer, car si nous n’avons pas ces approches, nous ne pouvons pas assurer la défense du territoire. Si notre langue se perd, si nos pratiques ancestrales se perdent, nous n’aurons plus de garde indigène, nous n’aurons pas de territoire en harmonie. Tout cela est important afin d’être conscients qu’il n’y a pas qu’un seul aspect à corriger pour protéger le territoire. L’aspect physique est important, car nous voulons expulser les compagnies minières de notre territoire, mais l’aspect intérieur aussi, ce qui nous représente en tant qu’esprit, notre culture et notre raison d’être.
Penses-tu qu’il y ait eu du machisme concernant la garde des femmes ? À quels défis avez-vous été confrontées ?
S’il y a tant de scepticisme, c’est à cause de la structure patriarcale de notre société. Qu’ils soient autochtones ou non. Au début du projet, les hommes jetaient les muyus [graines] que nous utilisions pour l’artisanat et cachaient nos aiguilles à tricoter. Ils nous disaient : « Cela ne vaut rien, vous feriez mieux d’aller travailler au champ ». Lorsqu’ils ont réalisé que l’alternative économique générait des revenus sérieux, ils ont eux-mêmes aidé à collecter et à trier les graines pour fabriquer les objets artisanaux. Ce fut le début d’une lente acceptation, mais c’était une acceptation du cœur, parce que le changement était visible.
À l’inverse, en ville, il y a des structures organisationnelles indigènes qui nous disaient : « Ces folles, elles soutiendront un temps, mais, ensuite, elles oublieront ». Voilà ce que nous entendions. « Elles vont crier un petit moment, mais elles devront retourner aux champs, cuisiner ou s’occuper de leurs enfants et de leurs maris, parce qu’ils vont les tromper ». Les femmes disaient que cela n’avait pas d’importance. Ce que font les maris relève de leur responsabilité, mais nous, nous devons conserver le territoire pour nos enfants et nos petits-enfants. C’est ce qui nous a motivées à continuer.
Nous étions toutes unies. Nous allions aux marches, pour manifester et soutenir nos compañeras qui étaient également victimes de la violence politique en ville. On a commencé à nous reconnaître, parce que nous étions fortes ; nous avons même commencé à sortir dans les villes voisines pour marcher en solidarité avec nos sœurs sáparas. Nous avons toujours apporté notre protection et notre soutien sororal – un terme qui commence tout juste à être compris ici – à nos sœurs qui en ont besoin. Si elles perdent le combat, nous perdons le nôtre. Si nous perdons le nôtre, elles se sentiront également plus vulnérables.
Comment fonctionne la structure organisationnelle de Yuturi Warmi ? Quelles activités réalisez-vous ?
Elle ressemble un peu à la structure que nous avons adoptée des autres organisations indigènes, mais nous avons notre présidente. C’est une femme très forte qui s’appelle Elsa Cerda. Nous disons qu’elle est notre commandante, car elle est la cheffe de tout le groupe et c’est elle qui au front de toute cette lutte. Nous sommes une garde un peu différente des gardes traditionnelles, car nous sommes aussi une association.
Au sein de Yuturi Warmi, nous ne nous consacrons pas seulement à la défense du territoire de manière physique, en parcourant le territoire et en mettant en œuvre des tactiques de protection. Nous le faisons, mais nous avons aussi une autre vision, car nous sommes des femmes, des mères et des filles. Nous ressentons et nous nous organisons différemment des hommes. Nous n’en restons pas là, nous organisons aussi des réunions pour partager, nous faisons des rencontres pour nous rappeler comment les assiettes et les verres kichwas étaient traditionnellement fabriqués, avec de l’argile et non avec des produits venus d’ailleurs. Pour cela, nous avons une secrétaire ainsi qu’une trésorière qui administre les fonds que gère toute organisation. Nous avons ces structures. De mon côté, je suis la coordinatrice de toutes les activités qui se déroulent au sein et en dehors du territoire.
En tant que garde de femmes, qu’avez-vous obtenu concernant la question minière sur votre territoire ?
Yuturi Warmi sait que la lutte contre l’exploitation minière est un combat collectif, qu’il ne se gagne pas uniquement à l’intérieur de la communauté, avec l’organisation des femmes, mais aussi en travaillant avec les organisations indigènes auxquelles nous appartenons – en l’occurrence, la Fédération des organisations indigènes du Napo (FOIN) – et avec les collectifs des villes qui ont été très attentifs et actifs dans tout ce qui a été fait.
Ensemble, nous avons franchi au moins deux étapes importantes. Le 14 février 2022, une opération a été menée pour enlever et saisir les engins qui se trouvaient dans le secteur de Yutzupino. Plus de 150 machines excavatrices ont été retirées et les mineurs ont également pu quitter le secteur. Une autre étape importante a été franchie lorsque la Cour provinciale, saisie d’une action collective de notre part, a rendu un jugement partiellement favorable, reconnaissant la violation des droits de la nature. En revanche, la non-reconnaissance des droits des peuples indigènes a constitué un échec. Toutefois, dans le cadre de cette même décision partiellement approuvée, la Cour a récemment statué que la restauration et la réparation du secteur endommagé devaient être effectuées. Or, cela ne s’est pas produit. La seule chose que nous avons obtenue grâce à cette condamnation, c’est que les ministres compétents qui n’ont pas mené à bien l’ensemble du processus de restauration ont été démis de leurs fonctions.
Nous recherchons l’expulsion. C’est constant, c’est quotidien. Les mineurs illégaux – ils le sont tous –, ceux qui opèrent actuellement, sont toujours là ; nous avons partagé le message sur les réseaux sociaux et envoyé des rapports aux autorités pour qu’elles les expulsent. Obtenir l’expulsion totale des sociétés minières est toute une procédure, un processus qui se déroule lentement, jour après jour.
Avez-vous trouvé de l’écoute au niveau de l’État équatorien ?
La seule voie directe que nous avons trouvée pour obtenir une réponse de l’État a été dans les tribunaux. C’est la seule réponse qu’ils nous ont donnée. Ils nous ont dit que les mines ne les concernaient pas, que c’était la faute des mineurs illégaux, ils ne se sont excusés de rien. Les relations que nous avons entretenues avec le gouvernement ont été très tendues. D’abord parce que les autorités qui représentent l’État, en l’occurrence celles qui légifèrent, ce sont les parlementaires. Eux aussi ont été impliqués dans des scandales de corruption. Lorsque les machines ont été saisies, on a découvert que de nombreuses autorités locales, comme des maires, possédaient des machines sur les sites miniers illégaux. Les relations sont très tendues avec les parlementaires, car eux aussi ont des liens avec les réseaux de concessions minières approuvées de manière irrégulière. Les peuples indigènes n’ont jamais été consultés.
Qu’as-tu appris du travail en collectif ?
J’ai toujours à l’esprit ce que ma grand-mère m’a enseigné. Je l’approuve au quotidien avec mes sœurs : tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes et tout ce que nous serons, c’est pour la communauté et pour le territoire d’où nous venons.
Quand je parle dans des espaces internationaux, il ne s’agit pas seulement de ma voix, en tant que Majo Andrade, mais de la voix des filles de la communauté, des jeunes femmes qui m’offrent leur soutien, des mères et des grands-mères qui m’ont transmis leur sagesse et aussi de nos ancêtres qui nous font confiance pour défendre le territoire qu’ils et elles nous ont laissé en héritage. Ils et elles voulaient que nous vivions ici, ils et elles ont vu dans leur avenir que nous grandirions là. Toutes ces voix, toute cette force que nous ressentons – leur force – nous accompagnent toujours.
Quelle relation y a-t-il entre les plus jeunes et les plus âgées de la garde ?
En 2021, l’une des grands-mères les plus fortes de l’association est décédée. Aujourd’hui encore, nous nous souvenons d’elle et nous ne l’oublierons jamais. Elle a placé la barre très haut pour nous. Elle nous a appris que nous devions être prête, avec notre lance tout près de nous, en plus du shigra [sac tissé] et d’un cuya [bol], pour partir n’importe où. Lorsqu’elle est décédée, ce fut un coup très dur, nous nous sommes senties dévastées. Elle était un pilier pour nous. Pourtant, nous sentions qu’elle était présente, tout le temps : dans les marches, dans les cris et dans les chants de lutte et de résistance qu’elle avait appris à sa fille. Cette grand-mère s’appelait Rita Tapuy.
Nous croyons beaucoup en nos grands-mères. Serena a été fondée par quatre grandes familles, nous sommes donc tous et toutes cousin·es, frères et sœurs. Nous formons tous et toutes une seule et même famille. Aujourd’hui, nos grands-mères sont très peu nombreuses : nous avons trois sages encore en vie dans la communauté. Nous les respectons beaucoup, nous les écoutons, nous sommes toujours attentives à elles. Surtout parce que ce sont elles qui gardent la langue – deux d’entre elles refusent de parler espagnol et ne parlent que kichwa – et, bien que ma propre grand-mère soit décédée il y a quelques années, ce qu’elles nous enseignent toutes, c’est que nous devons respecter nos grands-parents et les aimer comme s’ils et elles étaient tous et toutes les nôtres.
La relation que nous avons eue les unes avec les autres a été une relation de soutien, de communication, de capacité à parler. Nous nous encourageons mutuellement. Les jeunes femmes comprennent que grâce à toute la sagesse de nos ancêtres, de nos grands-mères, nous pouvons continuer à partager. Nous sommes très intéressées par l’apprentissage des pratiques et traditions ancestrales. Nous sommes fières d’appartenir à notre peuple, de dire à nos mères de ne plus avoir honte, de ne pas se cacher parce que nous sommes indigènes. Ce fut un exercice d’accompagnement qui a aussi pris en compte toutes les situations qui ont lieu dans le foyer. Pour nous, cette connexion, ce rappel que nous devons rester unies, proviennent de cette nécessité de vivre ensemble : jeunes, filles, mères, grands-mères.
Quelles leçons collectives les femmes ont-elles tirées de ce mode d’organisation ?
L’espoir et la résistance. Nous nous voyons et nous ne nous reconnaissons pas par rapport à ce que nous étions il y a trois ans. Auparavant, nous ne serions jamais sorties pour parler en public, pour affronter des politiciens corrompus, des juges qui nous prennent pour des folles et qui pensent que nos savoirs traditionnels n’ont aucune valeur. Nous avons l’espoir de continuer à résister, car nous allons continuer à avoir des enfants, nous allons continuer à vivre sur notre territoire, nous allons refuser qu’ils nous anéantissent petit à petit. C’est ce qu’il nous reste. Tout ça pour nos générations à venir. Même s’ils continuent à nous nuire, ils ne nous retireront jamais l’envie de continuer à vivre.
Tu as participé à des rencontres nationales et internationales. Dans quelle mesure est-il utile de sortir du territoire et de porter un message à l’extérieur des communautés face aux décideurs ?
L’intérêt est de pouvoir partager avec ma communauté, car il s’agit d’un processus de réciprocité. Je vais à ces rencontres en sachant que ma famille et que toutes les femmes me soutiennent, que je ne parle pas seulement pour moi, mais pour nous toutes. Et peut-être pas seulement pour la communauté, mais aussi pour les autres sœurs et les alliances que nous continuons à rencontrer en chemin.
En même temps, les espaces internationaux nous permettent de frapper aux portes et de toucher des cœurs, et ce que nous disons, c’est que nous travaillons en interne, localement, pour que ce monde écoute le véritable sens de la vie. La valeur qui compte, pour moi, c’est de reprendre les voix des femmes qui n’ont peut-être pas eu les opportunités que j’ai eues, mais qui continuent à recevoir le soutien de tout un peuple, de toute une communauté, parce que c’est ce que nous sommes. Nous ne pourrons pas toujours toutes sortir, mais l’important, c’est la manière dont nous nous coordonnons, dont nous restituons, dont nous nous sentons en communauté.
Aujourd’hui, on prête beaucoup d’attention à ce que font les peuples indigènes et ils diront peut-être qu’ils nous prennent en compte, mais il n’y a pas que cela. Ils nous ont ouvert de nombreux espaces nationaux et internationaux, mais ils continuent à répéter ce cliché : « Vous n’êtes pas en mesure de générer des alternatives par vous-mêmes, quelqu’un doit toujours soutenir vos projets ». Il y a cette figure de « surveillant » ou d’« observateur », car ils ne nous laissent pas, en tant que peuples, gérer nos propres problèmes.
C’est là que je suis en colère, parce qu’ils invalident tout un processus, tout un problème qui existe depuis deux ou trois générations. Mes grands-parents se sont brisés au travail, ont parcouru des milliers de kilomètres à pied pour que leurs enfants puissent étudier, tout comme mes parents. Maintenant que nous, quelques jeunes indigènes, parvenons à obtenir nos diplômes universitaires, ils nous disent : « Nous allons vous envoyer un technicien, parce que vous ne pouvez pas vous débrouiller ». C’est très injuste par rapport à la lutte historique que nous avons entreprise.
Nous sommes très peu de jeunes indigènes à parler également une langue dominante, comme l’espagnol ou l’anglais, en ce qui nous concerne. Je n’ai pas appris l’anglais parce que mes parents parlaient cette langue, j’ai dû l’apprendre en faisant beaucoup d’efforts à l’université. Il s’agit de l’une des plateformes par lesquelles nous nous faisons connaître et élevons nos voix, car nous ne voulons pas que des tiers parlent à notre place.
Que signifie le mot « territoire », pour toi ?
Pour moi, le territoire, c’est la vie elle-même. Ce n’est pas tant la partie physique qui représente le territoire, c’est aussi le côté spirituel, la compagnie, les gens et l’état d’esprit dans lequel je me trouve. Lorsque je suis dans mon territoire, je me sens en sécurité. Le territoire, c’est ce que je suis moi : mon corps et mon ancestralité. Mon territoire m’accompagne toujours lorsque je suis en dehors. Ce que j’ai mangé quand j’étais enfant se reflète dans ce que je suis aujourd’hui. Le territoire, c’est ne pas oublier tout ce que je suis, tout ce que j’ai appris, où que je sois. Le territoire peut être compris à l’échelle physique, mais, pour moi, c’est ce que je porte en moi : la vie.