• Cinquante ans après, quel retour sur l’insurrection algérienne ?
Benjamin Stora - L’insurrection algérienne contre la présence coloniale française a marqué les esprits, car elle se situe dans le contexte particulier de la décolonisation et de l’apparition du tiers-mondisme. Elle intervient entre deux événements majeurs des années 1950, la Révolution indochinoise, avec la défaite française de Dien Bien Phû en 1954, et la Révolution cubaine. Beaucoup d’espoirs ont été placés dans ce processus de décolonisation, principalement en ce qui concerne deux aspects : le règlement de la question nationale et la possibilité d’améliorer la question sociale, de sortir du sous-développement.
La question nationale a commencé à être réglée par la Révolution algérienne contre la colonisation, même si elle persiste encore aujourd’hui, par exemple sous la forme de la question berbère ou des usages de la langue française par rapport à l’arabe ; mais la question sociale ne l’a pas été vraiment, ce qui a suscité beaucoup de déceptions et pose le problème de la nature autoritaire du pouvoir politique.
Ce problème social et démocratique s’explique en partie par la longueur de la guerre, huit ans, qui a entraîné une véritable « brutalisation » de la société algérienne. Deux millions de paysans ont été déplacés, des dizaines de villages ont été détruits, des centaines de milliers d’Algériens se sont réfugiés à la frontière, sans oublier bien sûr les disparitions physiques, l’utilisation du napalm, la torture systématisée... Le paysage agricole a été dévasté, ce qui explique aussi les difficultés de l’Algérie indépendante. Le départ des Européens d’Algérie a désorganisé la société, les enseignants notamment étant nombreux parmi eux.
A l’intérieur du mouvement nationaliste algérien, la guerre a entraîné une montée en puissance du rôle de « l’armée des frontières » qui s’est affirmée au détriment des maquis de l’intérieur, et la mise à l’écart des dirigeants de la fédération de France du FLN, lesquels avaient été au contact du mouvement ouvrier français. Au moment de l’indépendance, l’armée a ainsi pu éliminer le pouvoir civil symbolisé par le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
• Le départ des « pieds-noirs » était-il inéluctable ?
B. Stora - Les Algériens eux-mêmes ont été surpris par ces départs massifs. Rétrospectivement, quand on observe la fin de l’apartheid en Afrique du Sud par exemple, on se dit qu’il aurait été possible de concevoir une autre société, plus multiculturelle. Mais cela n’a pas été possible en Algérie car le système colonial ancien n’admettait aucune évolution (les Algériens de confession musulmane étaient considérés comme des « sujets » dans ce qui était caractérisé comme... des départements français !) et la guerre a été trop dure entre les communautés.
D’autre part, les Européens d’Algérie n’avaient pas de représentants politiques capables de tendre la main aux Algériens et de construire une société ensemble : seuls les ultras de l’Algérie française portaient leur voix et les « libéraux » étaient marginalisés.
Le cas d’Albert Camus est révélateur : il a proposé, en 1956, de négocier une trêve avec le FLN et a été rejeté violemment par la communauté pied-noire. Camus n’était pas pour l’indépendance de l’Algérie, il cherchait une solution intermédiaire, de type fédéral, rejetée par les deux camps. Car la guerre a entraîné aussi une radicalisation du FLN, qui est resté figé sur des positions idéologiques très communautaires, à base de religiosité islamique. Le Front n’a jamais vraiment envisagé la dissociation entre nationalité algérienne et appartenance à la communauté musulmane.
Il manquait peut-être également au FLN une personnalité hors du commun, comme Nelson Mandela en Afrique du Sud, pour surmonter tous ces problèmes, organiser la réconciliation, sans pour autant oublier.
• Quels sont aujourd’hui encore les effets en France de la guerre d’Algérie ?
B. Stora - Il y a eu transfert d’une mémoire coloniale, qui pèse toujours sur la société française et les mentalités, vers le racisme anti-arabe. La France n’a pas réussi à dépasser le passé colonial, à le regarder en face, ce qui est très mal vécu par une partie de la jeunesse d’origine immigrée.
D’autre part, le problème du rapport entre le religieux et le politique, question dont la gauche devrait s’emparer à bras-le-corps, n’a pas été réglé, placé au second plan durant la guerre d’Algérie par l’urgence de la question nationale. Une conception séculière et non communautaire du politique devrait prévaloir. Le racisme colonial contre les populations immigrées et le communautarisme ethnico-religieux de repli sont les deux héritages parallèles de la période coloniale. Ils restent les deux questions à résoudre.
Ces deux attitudes risquent de conduire à une guerre de mémoires autour de la guerre d’Algérie, comme je l’avais suggéré dans mon ouvrage, La Gangrène et l’oubli, publié en 1991, au moment des batailles pour l’égalité des droits et contre le racisme.
• Faut-il commémorer, et comment le faire, la guerre d’Algérie aujourd’hui ?
B Stora - Il ne faut pas s’enfermer dans des pratiques de commémoration qui « muséifient » la mémoire. Une mémoire de ressassement, de rumination, peut être dangereuse, conduire à une volonté de revanche. La seule mémoire qui vaille est une mémoire citoyenne, qui se projette vers l’avenir et se demande comment ne pas répéter les erreurs coloniales du passé.
La date choisie par Chirac pour commémorer la guerre d’Algérie (le 5 décembre) ne correspond à rien, évacue l’histoire. La mémoire ne peut s’accrocher qu’à des événements historiques : la date du 19 mars, celle des accords d’Evian de mars 1962, un temps adoptée par la gauche avant qu’elle ne fasse machine arrière, semble être la meilleure.
La question de l’Irak, le conflit israélo-palestinien prouvent aujourd’hui que l’importance de la question nationale n’a pas encore été comprise. Un bon usage de la mémoire permettrait d’éviter de rejouer les situations : on ne règle pas les questions nationales et le passage à la démocratie politique par l’installation d’armées étrangères. De tels agissements ne peuvent conduire qu’au renforcement du sentiment nationaliste et/ou religieux, à la violence extrême, à la destruction du champ politique.
Propos recueillis par Sylvain Pattieu
Un révélateur à gauche
Quand éclate l’insurrection algérienne, le 1er novembre 1954, personne ne connaît le Front de libération nationale (FLN). La gauche est confrontée à deux questions : faut-il soutenir les revendications algériennes et, si oui, qui soutenir ? A la première question, la SFIO (Parti socialiste) répond en défendant l’Algérie française. Guy Mollet, devenu président du conseil en 1956, après une campagne conduite sur un programme promettant « la paix en Algérie », se range du côté des ultras d’Alger et accorde les pouvoirs spéciaux à l’armée.
Du côté du PCF, le mot d’ordre est « Paix en Algérie », mais il n’est nullement fait mention de l’indépendance et les députés communistes votent les pouvoirs spéciaux en 1956. Si les dirigeants interdisent tout soutien actif au FLN et tentent, jusqu’au début des années 1960, de stopper les initiatives publiques et manifestations en faveur de l’indépendance, de nombreux militants apportent leur soutien à la lutte du peuple algérien, par le biais du soutien aux prisonniers ou en désertant, tel Alban Liechti. Le PCF paie pourtant un lourd tribut militant (huit morts) lors de la manifestation du 8 février 1962 contre l’Organisation armée secrète (OAS, structure clandestine de l’extrême droite acharnée à défendre « l’Algérie française », qui mène alors une vaste campagne terroriste, en Algérie comme en « métropole »), au métro Charonne à Paris. Le « Parti » ne reste alors plus silencieux, comme il l’avait fait après la répression sauvage de la manifestation du 17 octobre 1961, appelée par le FLN-France dans la capitale, bien que plusieurs dizaines d’Algériens aient trouvé la mort.
L’extrême gauche est la première à soutenir l’indépendance de l’Algérie. Les libertaires de la Fédération communiste libertaire (FCL) sont les premiers à coller des affiches pour l’indépendance, dès novembre 1954, et leur organisation disparaît sous les coups de la répression en 1957. Les militants de la Fédération anarchiste (FA) condamnent la répression de l’Etat français mais refusent de choisir entre une forme d’Etat et une autre. Côté trotskyste, les liens étaient anciens avec Messali Hadj, leader historique du nationalisme algérien. C’est la tendance « lambertiste » qui conserve des liens privilégiés avec lui, et soutient son parti, le Mouvement national algérien (MNA), dans lequel elle voit un « nouveau parti bolchevique ». Le MNA disparaît vers 1958, victime d’une guerre fratricide avec le FLN et de la compromission d’une partie de ses élites avec le colonialisme français. La tendance « pabliste » (du nom de Michel Raptis, dit Pablo, alors l’un des principaux dirigeants de la IVe Internationale), réunie en France autour de Pierre Frank choisit le soutien privilégié au FLN, considéré comme le véritable « moteur de la Révolution algérienne ».
Pablo organise un soutien international qui culmine dans deux opérations : la fabrication de fausse monnaie française pour le compte du FLN (ce qui lui vaut un procès transformé en tribune politique et quelques mois de prison) et l’implantation d’une usine d’armes clandestine au Maroc. FCL, « lambertistes » et « pablistes » participent aussi aux activités plus classiques des réseaux de « porteurs de valise » (transport d’agent du FLN, faux papiers, soutien aux prisonniers évadés).
D’autres groupes d’extrême gauche, Socialisme ou barbarie ou Voie communiste, apportent aussi un soutien pratique ou politique. A un large niveau, l’extrême gauche de l’époque a peu d’influence, mais le Parti socialiste unifié (PSU), issu de secteurs de la SFIO en rupture avec la politique coloniale et d’autres petits courants de gauche ou d’extrême gauche, parvient à organiser, avec l’Unef, les premières manifestations massives contre la guerre.
L’indépendance obtenue, certains militants s’installent en Algérie dans l’espoir d’y construire le socialisme, et deviennent des « pieds-rouges ». Parmi eux, Simonne Minguet, Pierre Avot-Meyers, Louis Fontaine (ancien appelé en Algérie, puis ouvrier dans l’usine d’armes du Maroc aux côtés des Algériens), et Pablo, qui devient conseiller d’Ahmed Ben Bella et participe à l’engagement de la réforme agraire. La plupart d’entre eux seront expulsés d’Algérie en 1965, lors du coup d’Etat de Boumedienne.
Sylvain Pattieu