Le 19 mai 2023, était promulguée la « loi relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions ». En son article 25, elle crée une dérogation ad hoc permettant aux patrons du commerce de déroger à la règle du repos dominical, dans les communes d’implantation des sites de compétition ainsi que dans les communes limitrophes, pour la période comprise entre le 15 juin et 30 septembre 2024.
L’exposé des motifs de la loi précise que la création de cette nouvelle dérogation est rendue nécessaire, car aucun des nombreux autres contournements possibles de la règle ne collait à la situation. Mais comme bien souvent en matière de dégradation des droits des travailleurs/ses, la modification légale entérine un fait accompli par les patrons et l’État. Les entreprises de bâtiment à l’œuvre pour la construction des sites, et surtout pour l’extension et la création des lignes de transport [1], bénéficient depuis plusieurs années d’autorisations préfectorales pour faire travailler leurs salariéEs le dimanche, de manière totalement discrétionnaire. Et un décret prévoit également la possibilité de suspendre le repos hebdomadaire pour plusieurs milliers de salariés qui travailleront pendant les JO.
Droit du travail bafoué
Cette atteinte au droit aux repos des salariéEs francilienNEs n’est malheureusement que la partie la plus visible de la tentative de faire des JO 2024 une zone de droit du travail au rabais et de court-circuiter les organismes de contrôle comme l’inspection du travail (qui n’est déjà pas en grande forme).
Le 22 décembre 2022, la Direction générale du travail (DGT – administration centrale du ministère du Travail qui chapeaute notamment l’inspection du travail) publiait une brochure intitulée « Recourir au bénévolat - guide pratique à l’usage des organisateurs de grands évènements sportifs ». « Sa publication s’inscrit dans le cadre de la préparation des prochains grands évènements sportifs, qui culminera notamment avec la tenue des Jeux olympiques et paralympiques que la France accueillera en 2024. De par les valeurs qu’ils incarnent, ces évènements sportifs, qui mobilisent plusieurs milliers voire plusieurs dizaines de milliers de bénévoles, se doivent d’être exemplaires et responsables » – peut-on lire dans la préface signée par le ministre du Travail Olivier Dussopt.
L’enjeu est de taille, puisque le comité d’organisation des jeux Olympiques (COJO) a annoncé vouloir recruter 45 000 bénévoles, auxquels s’ajouteront 5 000 autres encadréEs par la ville de Paris (soit quatre fois plus que pour le mondial de foot 98 par exemple !). Or il n’est pas rare que des situations apparentes de bénévolat soit requalifiées par le juge – après une saisine du conseil des prud’hommes par les intéresséEs ou un contrôle de l’inspection du travail ou de l’URSSAF – en relation salariale. Et les employeurs encourent alors des sanctions pour travail dissimulé, aucun salaire n’ayant été déclaré à l’URSSAF.
Pour y parer, la DGT offre donc avec ce guide un cadre sur mesure au COJO. « La liste des missions pouvant être confiées aux bénévoles est impressionnante : l’accueil des délégations, du public, de la presse ; l’appui aux services de communication et de marketing ; la participation à la remise de médailles ou de trophées ; la billetterie sans participation aux opérations de vente de billets ; la préparation du vestiaire et du terrain ; le soutien à l’organisation des espaces de stockage et des accès des chauffeurs ; la sensibilisation au tri des déchets et tri dans les stades ; l’assistance aux personnes en situation de handicap », commente le syndicat CGT du ministère du Travail (SNTEFP-CGT). Plus fort encore, concernant le temps de travail des bénévoles, le guide rappelle qu’iels ne sauraient être employéEs plus de 10 heures par jour et 48 heures par semaine, soit les limites prévues par le code du travail… pour les salariéEs. Ainsi, des personnes sélectionnées parmi d’autres candidatEs, après la réalisation de tests et d’entretiens, tenues de se rendre disponibles au moins 10 jours, travailleront jusqu’à 10 heures par jour, recevront des instructions et pourront être écartéEs des équipes si elles ne les respectent pas, sans que cela ne constitue du salariat ! « C’est une véritable présomption de non salariat que la DGT tente d’imposer de manière totalement illégale au bénéfice notamment du COJO » [2], conclut le SNTEFP-CGT. Cela bénéficiera aussi à une foule de sociétés commerciales qui interviendront autour des JO et profiteront indirectement du travail gratuit des bénévoles, tel l’horloger Suisse Omega, qui appartient au groupe Swatch [3].
Bien que le guide n’ait aucune valeur réglementaire – il fait partie des textes de soft law (ou droit souple ou mou) qui se multiplient depuis la crise sanitaire – il exercera un effet dissuasif contre d’éventuelles velléités de recours devant les tribunaux, ou de contrôle par l’inspection du travail. Cette dernière se voit d’ailleurs carrément court-circuitée puisque la brochure invite l’organisateur à adresser en amont les fiches décrivant l’intervention des bénévoles, « afin de lever toutes les difficultés », à l’administration du travail au niveau régional ou au niveau central. Autrement dit à l’encadrement supérieur, surtout pas aux agentEs compétentEs pour contrôler et dresser les procès-verbaux.
Le court-circuitage ne s’arrête pas là : pour l’instruction des demandes de dérogation à la durée du travail déposées par les entreprises intervenant dans le cadre des JO, la direction régionale d’Île-de-France du ministère du Travail a créé des postes ad hoc (sous statut précaire bien sûr). Des contractuelLEs instruiront les demandes en lieu et place des inspecteurs/rices du travail normalement compétentEs, « selon la doctrine de traitement définie ». Enfin, pour la réalisation des contrôles sur place, les agentEs de contrôle de l’inspection du travail, qui bénéficient pourtant, de par une convention internationale ratifiée par la France, de la possibilité de pénétrer dans tous les lieux dans lesquels sont employés des salariéEs, devront préalablement avoir été accréditéEs. Or la délivrance des accréditations peut être subordonnée à des enquêtes administratives de sécurité (« criblage ») et ouvre donc la possibilité d’un tri au sein-même des fonctionnaires d’État.
Un habillage mensonger
Ces entorses au droit du travail n’empêchent pas les pouvoirs publics et le COJO de se livrer à une opération de « redwashing » d’envergure. Après les scandales autour des conditions d’organisation du mondial de football au Qatar, il s’agit de faire croire que les évènements sportifs planétaires peuvent être exemplaires en matière de droit des salariéEs, de lutte contre l’exploitation des travailleurs/ses migrantEs et les discriminations. Une Charte sociale Paris 2024 a donc été élaborée « visant à laisser un héritage social fort à l’action COJO dans une démarche de développement humain et durable ». Les engagements contenus dans le document sont tout aussi creux et peu contraignants que son titre. Ainsi les signataires s’engagent « sur un objectif de protection de la santé et de la sécurité des salariéEs ainsi que de leurs conditions de travail », sans plus de précisions. De même, il s’agira de « faire respecter les normes internationales du travail auprès des sous-traitants et des fournisseurs » : l’engagement consiste donc à… appliquer les règles en vigueur ! Les seules clauses un peu précises consistent à garantir aux PME qu’elles auront accès à une part du gâteau que représentent les marchés liés aux JO, et en la mise en place de comité de suivi de la Charte associant les organisations syndicales. Car dans leur opération de redwashing, le COJO et le patronat ont malheureusement pu compter sur l’appui des principales confédérations syndicales [4], qui s’incarne dans la participation de Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT, au conseil d’administration de Paris 2024, au nom de tous les syndicats signataires.
L’État n’est évidemment pas en reste. En 2019, le ministère du Travail a créé une unité de l’inspection du travail en Île-de-France exclusivement dédiée au contrôle des chantiers des JO et du Grand Paris Express, dotée de huit agentEs. Son activité est régulièrement mise en avant : 120 décisions d’arrêt temporaire des travaux depuis sa création, 1 200 interventions en 2022, etc. Mais celleux qui la vantent oublient de dire que cette unité spécialisée a été constituée dans un contexte de réduction des effectifs, en ponctionnant l’inspection du travail « généraliste ». Alors que le nombre de sections (secteurs géographiques) d’inspection du travail dépourvues d’agent ne cesse de croître, et atteint 22 % début 2023, la focale mise sur les JO l’est nécessairement au détriment du contrôle du « tout-venant », y compris de chantiers tout autant dangereux.
Mise en danger des salarié·e·s
Comme on pouvait s’y attendre, le degré de (non) respect du droit du travail sur les chantiers liés aux JO est similaire au tout-venant. Soucieuse de justifier sa démarche, la CGT met en avant que les travaux n’avaient, à la date du 25 juillet 2023, occasionné « que » 130 accidents du travail, dont 17 graves, et aucun mortel, ce qui serait inférieur à la moyenne des chantiers du BTP, et à d’autres opérations de grande envergures comme le Grand Paris Express [5].
D’une part il est surprenant qu’une organisation syndicale présente comme globalement positif un bilan comportant 17 accidents du travail graves, qui impliquent potentiellement des mutilations ou des séquelles à vie pour les victimes ; d’autre part la focale est volontairement restreinte aux chantiers gérés par la SOLIDEO (établissement public en charge des infrastructures pour les JO). Or les travaux nécessaires à l’accueil de la grand-messe ne se limitent, pas loin s’en faut, à la construction des ouvrages nécessaires à l’accueil des athlètes et des spectateurs/rices : transports publics, dont justement une partie du Grand Paris Express, rénovations et entretiens d’infrastructures relevant de la Ville de Paris, hôtellerie, etc.
Le chantier d’extension de la ligne 14 du métro doit par exemple être achevée à temps pour les Jeux. Un ouvrier, Maxime Wagner, y est décédé le 28 février 2020. La CGT indique qu’une récente visite de la fédération internationale bois et bâtiment sur le même chantier a constaté des carences de sécurité importantes. Le 6 juillet dernier, c’est Amara Dioumassy, maçon de 51 ans, qui mourait après avoir été percuté par un camion. Les travaux auxquels il participait ont pour but de construire un bassin de rétention des eaux usées afin de dépolluer la Seine et la rendre baignable pour les JO.
Côté exploitation des travailleurEs migrantEs, là encore rien que du classique, y compris sur les chantiers gérés par la SOLIDEO. Le journal l’Humanité détaillait ainsi l’année dernière comment un réseau d’entreprises éphémères, contrôlées par des membres de l’extrême droite turque, a fourni une main-d’œuvre corvéable, en l’occurrence des travailleurs maliens sans-papiers, aux grands groupes en charge des chantiers [6]. Dix salariés feront comparaître au mois d’octobre leurs employeurs directs ainsi que les majors du BTP Vinci, Eiffage, SPIE Batignolles et GCC devant le conseil des prud’hommes de Bobigny. Employés sur le chantier du village olympique, ils racontent avoir effectué des heures supplémentaires gratuitement, ne pas avoir reçu de fiche de paye, ne pas avoir bénéficié de congés payés et avoir été menacés d’être mis à la porte en cas de réclamation. Avec le soutien de la CGT une trentaine de salariés sans papiers ont obtenu leur régularisation depuis l’année dernièredernière… pour combien d’autres toujours exploitéEs ? Les donneurs d’ordre eux, ont royalement repris deux salariés ! Le 17 octobre, le chantier de l’Adidas Arena a été occupé par une centaine de travailleurs sans-papiers soutenus par les collectifs Droits Devants !, CSP 75, Gilets Noirs et la CNT-SO. Après un bras-de-fer de vingt-quatre heures, un accord a été conclu. Les trois sociétés sous-traitantes de Bouygues, à qui la Ville de Paris a attribué le chantier, se sont engagées à effectuer les démarches nécessaires à la régularisation de la quinzaine de salariés travaillant ou ayant travaillé sur le chantier ou employés pour leur compte sur d’autres projets, et à faire de même pour ceux qui se manifesteraient dans un délai de trois mois.
Forcée de reconnaître le phénomène, la SOLIDEO indique qu’elle est incapable de mettre en place un système « absolument imperméable à la fraude » [7]. Les causes sont pourtant connues de longue date, notamment la sous-traitance, qui permet à de très grosses entreprises de décrocher des contrats uniquement pour confier leur réalisation à des sociétés plus petites, en empochant au passage une partie du prix du marché. Répétée deux, trois, quatre fois, l’opération aboutit à ce que les boîtes qui exécutent réellement les travaux soient étranglées financièrement, et n’aient d’autre choix pour se dégager une marge que de rogner sur la sécurité et de frauder sur les cotisations sociales, voire sur les salaires directs. Sans même verser dans l’anticapitalisme, une mesure extrêmement simple pour enrayer le phénomène aurait consisté à imposer aux entreprises qui ont candidaté aux différents marchés de réaliser elles-mêmes les travaux, et donc de supporter les risques juridiques en cas d’accident du travail ou de travail dissimulé. Il n’en est évidemment question ni dans la loi JO, ni dans la Charte Sociale Paris 2024, car cela remettrait en cause le modèle économique qui assure les confortables profits des grands groupes du BTP en France. L’État préfère donc conduire des opérations policières pour réprimer les travailleurs/euses migrantEs. Le 13 juin dernier, une centaine de flics ont déboulé sur le chantier de la gare RER Éole Porte-Maillot, qui doit être livrée avant les JO, accompagnés d’agents de l’URSSAF et de l’unité de lutte contre le travail illégal de l’inspection du travail. Organisé à la demande du maître d’ouvrage, le contrôle a consisté à déclencher les alarmes de sécurité pour faire remonter à la surface les salariéEs qui travaillaient en sous-sol, et à les retenir en plein cagnard pendant deux heures pour les contrôler un par un [8]. Le « nettoyage » ne se limite pas aux travailleurEs migrantEs, puisque le gouvernement a donné consigne aux services en charge de la cohésion sociale d’ouvrir des « sas de desserrement » pour « soulager la région parisienne de différents squats et campements dans la perspective notamment des prochains jeux olympiques ». 600 personnes, chaque mois, seraient ainsi déplacées d’Île-de-France vers d’autres régions, afin de libérer de la place dans les hôtels pour les futurs travailleurEs et bénévoles des JO [9]. D’autres évacuations prennent un tour sordide, comme celles survenues cet été à Aubervilliers, laissant des sans-papiers sans autre choix que de trouver refuge sous l’autoroute alors qu’iels ont pourtant été reconnuEs DAHO [10].
Entorses au droit du travail bien mal dissimulées par le redwashing, maltraitance des travailleurs/ses migrantEs et des plus vulnérables, empreinte écologique colossale, décidément leurs JO ont tout pour être rangés parmi les grands projets inutiles que nous combattons.
Comité NPA inspection du travail