Tamara al-Rifai est directrice des relations extérieures de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), qui assurait à ce titre une sorte de gouvernement bis de l’enclave pour toutes les questions matérielles et sociales.
Pour Mediapart, elle revient sur la catastrophe humanitaire en cours à Gaza, les accusations récemment portées par le Hamas contre l’agence onusienne et le rôle que pourrait jouer l’UNRWA dans un après-guerre qui demeure aujourd’hui une perspective quasi impensable.
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Mediapart : Quel est le chiffre des pertes de personnels de l’UNRWA après plus de quatre semaines de guerre à Gaza ?
Tamara al-Rifai : Le dernier chiffre que nous ayons date de jeudi soir, et se montait à 101 personnes. Nous avons déjà perdu plus d’une centaine de collègues dans cette guerre et nous avons toutes les raisons de nous inquiéter sur le fait que ce chiffre n’est que provisoire.
Quelles activités arrivez-vous encore à déployer à Gaza par rapport à ce que vous effectuiez avant la guerre ?
Nous sommes plongés dans une situation d’urgence humanitaire qui n’a plus rien à voir avec notre travail avant la guerre, centré sur l’éducation, puisque l’UNRWA assurait la scolarisation de plus de 300 000 enfants gazaouis et la distribution de colis alimentaires que nous ne pouvons plus faire.
Aujourd’hui, nos écoles ont été, pour quelques-unes, sérieusement endommagées par les tirs, et la plupart des autres ont été transformées en abris pour les personnes déplacées. Plus de 700 000 personnes se trouvent actuellement dans ce qui était auparavant nos écoles.
Notre principale activité consiste alors à leur fournir un minimum d’assistance, ce qui concrètement se réduit à distribuer un peu de pain et un filet d’eau potable. Nous avons, dans quelques-unes de nos structures, des petites unités de dessalement d’eau qui nous permettent encore d’obtenir de l’eau potable. Mais nous n’allons bientôt plus pouvoir les faire fonctionner sans carburant, et nous n’en avons pas reçu une seule goutte depuis le début de la guerre. Nous tenons sur des réserves qui s’épuisent, de même que la farine, que nous fournissons à des boulangeries pour fabriquer un peu de pain qu’on distribue ensuite.
Il nous reste aussi 90 équipes médicales mobiles qui font le tour des abris et encore huit centres de santé primaire qui demeurent sur pied, mais qui ne peuvent fonctionner normalement.
Il faut vraiment insister sur le fait que non seulement nous ne sommes plus en mesure d’assurer les services de soin et d’éducation dont nous nous occupions, mais que tous les services que nous pouvons encore proposer sont très en dessous du minimum des besoins humanitaires sur place.
Et encore, nous avons la chance que l’hiver ait tardé cette année, permettant à plusieurs des déplacés de se loger dans les cours de nos écoles. Mais le manque d’hygiène et la concentration de populations dans des conditions aussi insalubres laissent présager le pire quant à une contagion pour les prochaines semaines. Nous faisons face à des risques encore plus forts que le niveau déjà maximal que nous avons atteint.
Une trêve quotidienne de quatre heures vous semble-t-elle susceptible d’améliorer la situation ?
Pas du tout. Notre appel est sans équivoque. Il faut un cessez-le-feu humanitaire immédiat. Toute autre proposition n’est pas à la hauteur de la situation actuelle, qu’on l’appelle pause ou trêve.
Une école de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA) à Deir el-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, le 7 novembre 2023. © Photo Majdi Fathi / NurPhoto via AFP
En outre, ces pauses sont surtout censées permettre aux personnes qui vivent encore dans le nord de la bande de Gaza de partir vers le sud. Or de notre point de vue, cela s’inscrit dans un déplacement forcé de population qui, outre qu’il enfreint le droit humanitaire, entraîne un encombrement catastrophique au sud du Wadi Gaza.
Ce n’est pas à l’UNRWA de se prononcer sur la décision de chacun et chacune de partir ou non de son lieu d’habitation, mais le vide qui s’accentue chaque jour au nord de Gaza a des conséquences sur ce qui se passe au sud. Quant à nous, nous n’avons plus aucun moyen d’opérer et de fournir la moindre assistance au nord de Gaza.
Quelles sont vos relations avec le gouvernement israélien aujourd’hui qui a souvent, et encore récemment, été très critique vis-à-vis de l’UNRWA ?
Nous sommes en relation quotidienne, sur les aspects organisationnels. Nous donnons nos localisations GPS, ce qui ne nous a pas toujours permis d’être épargnés, puisque 50 de nos structures et bâtiments ont été touchés par des bombardements et parfois détruits, et que des personnes déplacées ont été tuées dans nos abris. Mais nous restons en contact au quotidien avec les autorités israéliennes parce que nous avons besoin de passages neutralisés pour opérer.
Le Hamas a accusé, mercredi 8 novembre, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens de « collusion » avec Israël dans le « déplacement forcé » de la population du nord de la bande de Gaza vers le sud. Que répondez-vous ?
Nous n’avons pas à répondre aux accusations que nous lancent les parties en guerre. Mais nous pouvons expliquer factuellement ce qui s’est passé. En l’occurrence, nous avons reçu une notification d’évacuation de la part de l’armée israélienne et, en tant qu’agence onusienne, nous avons comme politique de ne pas rester sur place quand nous recevons ce genre de notifications de la part d’une des parties au conflit. Le risque sécuritaire pour nos équipes est trop grand. C’est vrai à Gaza, comme à Alep ou ailleurs.
Dans le cadre de cette décision responsable vis-à-vis de notre personnel, nous avons fait partie d’une vague de civils qui se sont déplacés récemment toujours plus au sud. C’est là que les besoins sont les plus nombreux et que nous avons encore une petite capacité d’assistance, même si nous sommes très très inquiets pour les 160 000 personnes qui sont restées dans nos structures et nos abris dans le nord et avec lesquels nous avons perdu le contact.
Mais nous avons exprimé à plusieurs reprises notre inquiétude extrême vis-à-vis de cet exode. Il faut rappeler que la majorité des habitants de la bande de Gaza sont des réfugiés de Palestine en 1948 et que la douleur de revivre un exil explique le refus de beaucoup des personnes ayant refusé d’évacuer le nord.
L’UNRWA, expliquait en juillet à Mediapart son commissaire général Philippe Lazzarini, était déjà « de facto, les ministères des affaires sociales, de la santé et de l’éducation » à Gaza. Le rôle de cette agence de l’ONU pourrait-il être étendu à d’autres ministères si et quand la guerre se termine ?
Les scénarios de l’après-guerre et du lendemain se discutent d’ores et déjà et il y en a plusieurs possibles. Pour les gouvernements qui cherchent une solution pour soutenir les Gazaoui·es au lendemain de cette guerre à Gaza, nous avons l’architecture et l’infrastructure la plus large parmi les organisations internationales présentes. Nous pourrions donc jouer un rôle important de stabilisation s’il nous était possible de redémarrer nos services, de rouvrir nos centres de santé primaire, de rouvrir nos écoles, de distribuer de la nourriture…
Pour autant, il est hors de question pour nous de jouer un rôle dans la gouvernance future de Gaza, même si nous sommes disponibles pour permettre à un début de normalité de reprendre.
Un retour à la normale est-il seulement pensable ?
Soyons clairs : on ne reviendra pas à Gaza telle qu’on l’a connue. Il y aura un avant et un après. On estime d’ores et déjà à près de 52 % les bâtiments habitables détruits totalement ou en partie. Le retour à ce qui existait avant n’est pas possible. Mais il faut néanmoins penser à la survie et à la vie des habitant·es de Gaza, ce qui suppose de reprendre des activités normales.
Les alarmes de l’UNRWA, mais aussi de l’Unicef ou du secrétaire général de l’ONU se succèdent, toujours plus tragiques mais toujours plus impuissantes. Sont-elles en mesure de changer le cours des choses ?
L’ONU doit continuer de dire les choses, que ce soit en bilatéral avec Israël ou avec les États qui peuvent avoir de l’influence sur le gouvernement israélien. Ce que je remarque, c’est que les différentes instances de l’ONU, mais aussi toutes les organisations non gouvernementales, que ce soit Médecins sans frontières ou Save The Children, sont unanimes.
Nous demandons tous un cessez-le-feu et un flot d’assistance humanitaire, et nous dénonçons tous un déplacement forcé de population. Jusque dans les termes employés, nous sommes tous alignés, alors qu’il est arrivé auparavant que les ONG nous devancent un peu ou beaucoup sur la manière de nommer ou décrire la situation à Gaza.
J’espère que cette unanimité, l’ampleur de la catastrophe et la diplomatie que nous déployons vis-à-vis des États-Unis, des pays européens ou des pays arabes, finira par avoir de l’effet.
De nombreuses ONG ont fait part de leur déception vis-à-vis de la conférence humanitaire réunie jeudi 2 novembre à Paris, à laquelle l’UNWRA a aussi participé. Quelle est votre position ?
Nous disons la nécessité de continuer à se mobiliser et à faire pression, aussi parce qu’il existe de sérieux risques de régionalisation de cette crise, avec une élévation du niveau de violence en Cisjordanie, des risques accrus à la frontière avec le Liban, mais aussi des risques de fragilisation de la Jordanie, qui est le pays qui a historiquement accueilli le plus de réfugiés palestiniens.
La polarisation perçante autour de ce conflit et les répercussions politiques et économiques globales qu’ils peuvent avoir ne devraient laisser personne indifférent.
Les mots employés pour décrire ce qui se passe à Gaza sont des enjeux politiques inflammables. Quels sont les vôtres ?
Nous parlons publiquement de violation très grave du droit international humanitaire. Nous parlons de « punition collective » pour décrire le siège qui étrangle Gaza et qui ne peut être résolu simplement par l’ouverture au compte-gouttes du terminal de Rafah, qui ne peut laisser passer que 50 à 100 camions par jour : une assistance humanitaire trop insuffisante pour n’être pas vouée à l’échec.
Mais nous voyons aussi une forme de déshumanisation qui nous inquiète au plus haut point. Les Nations unies se sont positionnées très fermement contre les attaques commises par le Hamas le 7 octobre, mais nous devons être aussi fermes envers celles et ceux qui traitent l’ensemble des Palestiniens de « terroristes » ou « d’animaux humains ».
D’autant qu’il nous paraît très dangereux que la mobilisation pour les Palestiniens dans le monde arabe se transforme en accusation généralisée contre l’Occident. La « rue arabe » ne s’exprime que rarement, faute d’espace politique pour cela, et la déshumanisation des Gazaoui·es la pousse à s’en prendre à l’Occident dans son ensemble.
Joseph Confavreux