Le 20 mars 2023, le Sri Lanka a conclu son dix-septième accord de prêt avec le Fonds monétaire international (FMI). Via son mécanisme élargi de crédit (MEDC), le FMI prêtera près de 3 milliards de dollars américains au pays d’Asie du Sud en faillite au cours des quatre prochaines années. Ce nouveau financement, qui signifie que le FMI approuve les réformes économiques du gouvernement de Ranil Wickremesinghe, a été présenté comme la seule bouée de sauvetage de l’économie sri-lankaise. Il n’en sera rien.
Bien que l’objectif ostensible d’un MEDC soit de « mettre en œuvre des réformes structurelles profondes et durables », le FMI n’a en réalité pas l’intention de s’attaquer aux relations économiques internationales inégales et injustes qui poussent les pays pauvres à s’endetter lourdement, ni de soulager les gens ordinaires qui souffrent de la pire crise que l’île ait connue depuis l’indépendance, mais plutôt de renforcer l’économie de marché et de consolider son intégration dans l’ordre capitaliste mondial.
En fait, le prêt du FMI ouvre la voie aux créanciers internationaux (y compris les détenteurs d’obligations souveraines) pour qu’ils récupèrent le plus possible et le plus rapidement possible l’argent prêté au Sri Lanka. Une fois mises en œuvre, les conditions du FMI réhabiliteront également la cote de crédit du Sri Lanka et lui permettront de retourner sur le marché monétaire international pour emprunter davantage, augmentant ainsi le stock total de sa dette et le volume du service de la dette, qui ont déjà dépassé 36 milliards de dollars à la fin du mois de mars 2023.
L’accord est intervenu près d’un an après que le gouvernement de Gotabaya Rajapaksa a annoncé le défaut de paiement imminent du Sri Lanka sur sa dette souveraine, devenant ainsi le premier pays de la région Asie-Pacifique à le faire depuis plus de vingt ans. Cet aveu d’incapacité à assurer le service des prêts extérieurs a souligné la gravité de la crise économique du Sri Lanka qui a éclaté en 2021, déclenchant des manifestations de grande ampleur entre mars et juillet 2022.
Selon la Banque mondiale, en 2022, la roupie sri-lankaise a perdu 78 % de sa valeur par rapport au dollar américain entre les seuls mois de mars et de mai, tandis qu’au moins 500 000 emplois dans l’industrie manufacturière et l’industrie ont été perdus, en plus des centaines de milliers d’autres pendant la pandémie de Covid-19. L’inflation à deux chiffres a culminé à 69,8 % au mois de septembre 2022 avant de ralentir à 57,2 % en décembre.
En quelques mois, le taux de pauvreté a doublé pour atteindre 25 % de la population, triplant dans les zones urbaines et dépassant 50 % dans les plantations rurales, ce qui signifie que 2,7 millions de personnes supplémentaires sont désormais officiellement pauvres dans un pays de 21 millions d’habitants. En janvier 2023, le Programme alimentaire mondial estimait que 32 % des ménages sri-lankais étaient en situation d’insécurité alimentaire, tandis que 17,1 % des enfants de moins de cinq ans et 15,1% des bébés souffraient d’insuffisance pondérale. Ces pourcentages n’ont fait qu’augmenter depuis l’année dernière. Le PIB annuel, qui s’élevait à près de 89 milliards de dollars US en 2021, a continué à se contracter de 11,5 % au premier trimestre 2023.
Tel est le contexte socio-économique - à côté du réchauffement climatique, des guerres, de l’extrémisme de droite, des pénuries alimentaires et de l’augmentation du coût de la vie - dans lequel le FMI ordonne aux États de cibler l’inflation, de réduire leur déficit, de diminuer les subventions, de réduire les effectifs du secteur public, de précariser le marché du travail et de démanteler l’agriculture et l’industrie nationales pour créer de nouveaux marchés pour le commerce extérieur. Ces politiques ont un coût écrasant pour de larges pans de la population. Au Sri Lanka comme ailleurs, cela ne peut aboutir qu’à un désastre.
Le contexte de l’accord
Qu’est-ce qui a poussé le Sri Lanka à s’adresser au FMI, après avoir insisté pendant si longtemps sur le fait qu’il n’avait aucune raison de le faire ?
Le facteur le plus évident est que le pays n’avait nulle part où aller. Le Sri Lanka n’avait plus accès à l’emprunt sur le marché financier international en 2021, à la suite de la dégradation progressive de sa note par les agences de notation à partir de 2020, signe de l’inquiétude de la communauté internationale face à la probabilité d’un défaut de paiement sur sa dette. En cas de défaut de paiement, tous les créanciers (bilatéraux, multilatéraux et privés) gèlent les nouveaux prêts.
En mars 2022, les réserves de change utilisables étaient tombées à 400 millions de dollars étasuniens, soit moins d’une semaine de facture d’importation. Entre-temps, le montant de la dette à rembourser entre 2022 et 2027 avait atteint des proportions gargantuesques : en moyenne, le Sri Lanka devait trouver plus de 4 milliards de dollars chaque année pour rembourser ses créanciers, tandis qu’un montant stupéfiant de 7 milliards était nécessaire pour la seule année 2023. Les échéances de remboursement de plusieurs obligations souveraines internationales approchaient à grands pas, tandis que les réserves de change utilisables de l’île avaient encore chuté en avril 2022. Elles représentaient seulement 25 millions de dollars. La trésorerie de l’État était constituée de prêts et de swaps de devises, plutôt que de revenus et d’investissements. En dehors de sa composition, les réserves étaient loin d’être suffisantes pour répondre aux obligations extérieures du Sri Lanka, même pour le mois suivant.
L’injection de nouveaux crédits par le FMI est censée aider le Sri Lanka à combler le manque de devises étrangères qui limite l’achat de produits étrangers (du carburant à l’alimentation en passant par les produits pharmaceutiques), sans lesquels ce pays très dépendant des importations ne peut soutenir sa production ni faire fonctionner sa société. Les dépenses d’importation du Sri Lanka sont chroniquement plus élevées que ses revenus d’exportation, créant un déficit croissant qui a longtemps été financé par des emprunts internationaux en hausse. Cependant, le prêt du FMI n’est que de près de 3 milliards de dollars déboursés par tranches sur 48 mois, alors que le déficit de la balance des paiements de l’île pour la seule année 2021 s’élevait à près de 4 milliards. Ainsi, la première tranche de 333 millions de dollars US a représenté une contribution presque négligeable au problème de la balance commerciale.
En fait, près de la moitié de la première tranche a été immédiatement utilisée pour assurer le service d’une ligne de crédit indienne - un exemple classique de souscription de nouveaux prêts pour rembourser d’anciens prêts. Le gouverneur de la banque centrale du Sri Lanka a par la suite confirmé que le prêt du FMI avait été autorisé pour le remboursement de la dette et non pour les seules importations essentielles, comme l’avaient cru de nombreux Sri Lankais·es. Cela montre que la véritable signification des accords du FMI est d’indiquer aux créanciers que le « gardien et le chien de garde » du système monétaire international approuve le plan économique de l’État débiteur pour gérer sa crise de la dette, ce qui le rend digne d’un nouveau crédit et d’une renégociation de sa dette existante. Le président Wickremesinghe l’a d’ailleurs admis dans son appel au soutien parlementaire pour l’accord, expliquant que le Sri Lanka « retrouverait une reconnaissance sur la scène internationale » et serait en mesure de constituer « la base pour obtenir un crédit auprès d’autres institutions financières internationales ».
Dans la foulée de l’accord avec le FMI, deux des principaux créanciers multilatéraux du Sri Lanka, la Banque asiatique de développement (BAD) et la Banque mondiale (BM), ont annoncé de nouveaux prêts de 350 et 700 millions de dollars américains respectivement pour soutenir la « stabilisation économique ». Ces nouveaux prêts ne font que s’ajouter à la montagne de dettes extérieures existantes du Sri Lanka.
Négociations unilatérales
Le gouvernement du Sri Lanka a commencé à lancer des appels d’offres au FMI à la mi-mars 2022 et a clairement manifesté son intérêt pour un nouveau programme en avril 2022, alors que le défaut de paiement de sa dette extérieure devenait inévitable.
Dans un premier temps, un accord avec le FMI a été finalisé en septembre 2022, prévoyant des « actions préalables » à prendre par le gouvernement avant l’approbation du conseil d’administration du FMI, car la condition préalable à tout programme du FMI est que le gouvernement en question démontre son engagement politique à mettre en œuvre des politiques d’austérité, même avant l’octroi d’un nouveau financement.
La partie sri-lankaise n’a présenté aucune demande lors de ces négociations. Elle n’avait qu’un seul objectif : obtenir un prêt du FMI le plus rapidement possible. Rien ne prouve que le gouvernement ait fixé des « lignes rouges » fondées sur l’intérêt supérieur du peuple sri-lankais avant ou pendant les pourparlers avec le FMI, tant à Washington qu’à Colombo. Le gouvernement n’avait pas non plus de stratégie pour protéger ceux qui souffrent de la crise contre les mesures d’austérité qui font partie intégrante des programmes du FMI. Le FMI a posé ses conditions et le gouvernement les a acceptées sans hésiter. C’est ce qu’ont confirmé les propos du président Ranil Wickremesinghe à la fin du mois de février 2023 : « Ils nous ont demandé de remplir 15 conditions. Le 15 février, nous avons accompli tout ce que l’on attendait de nous et nous les avons envoyés à Washington ».
Les mesures spécifiques de l’accord n’ont pas été divulguées, ni au parlement ni au peuple sri-lankais, avant son approbation à Washington. Cela dit, les mesures prises à l’avance ont clairement montré ce que le FMI attendait : augmentation de la fiscalité, hausse des taux d’intérêt, réduction du secteur public, gel des dépenses d’investissement et fixation des prix du carburant, de l’électricité et de l’eau en fonction du marché. Aucune de ces conditions n’a été contestée par les milieux gouvernementaux.
L’administration du président Wickremesinghe et de nombreux parlementaires du gouvernement et de l’opposition partagent les mêmes opinions idéologiques que le FMI en ce qui concerne les sources et les solutions de l’échec économique au Sri Lanka. Le régime actuel de Colombo est un partenaire volontaire dans le cadre et le déploiement des réformes néolibérales promues dans l’accord avec le FMI. Pratiquement toutes les étapes n’ont pas été tentées ou envisagées lors des précédents mandats de Wickremesinghe (2001-2003 et 2015-2019).
Néolibéral jusqu’à la moelle
Les efforts précédents pour approfondir le virage néolibéral du Sri Lanka après 1977 ont échoué ou n’ont pas pu être introduits, en raison de divers facteurs, certains générés par les réformes politiques elles-mêmes et d’autres dérivés de l’économie politique du pays. Cette fois-ci, les défenseurs du néolibéralisme au Sri Lanka espèrent que la gravité de la crise l’emportera sur les objections de l’État et de la société civile.
Le dernier accord conclu entre le Sri Lanka et le FMI repose sur le même objectif que les paquets d’ajustement structurel des années 1980 et 1990 : réduire les dépenses publiques et limiter le rôle de l’État dans l’économie. Il s’agit d’un diagnostic « politique » de la santé économique du débiteur, assorti d’une prescription de médicaments amers à avaler. Cette école économique, généralement connue sous le nom de « néolibéralisme », comporte, selon Robert Brenner, « deux aspects fondamentaux : l’austérité d’une part et la redistribution directe vers le haut, dictée par des considérations politiques, d’autre part ».
Une autre continuité avec cette période antérieure est l’affirmation du FMI selon laquelle les sources de la crise économique sont entièrement endogènes ou internes au Sri Lanka et à ses relations avec l’économie mondiale. Les réformes préconisées par le FMI sont uniquement destinées à restructurer l’économie nationale pour mieux l’aligner sur le capitalisme mondial. Cependant, l’austérité est plus qu’une question d’économie, c’est un choix politique. Les réformes socio-économiques doivent surmonter le mécontentement de la population et la résistance des secteurs organisés.
C’est pourquoi l’administration de Ranil Wickremesinghe a également restreint les droits humains et les droits démocratiques, en particulier le droit de manifester. Les manifestations qui ont précédé le soulèvement de 2022 ont souvent été accueillies par des canons à eau et des violences policières. L’appareil répressif de l’État s’est acharné sur les militant·es pendant le soulèvement de 2022 et a continué à les harceler devant les tribunaux lorsqu’ils ont été libéré·es sous caution. La loi antiterroriste proposée et la loi sur le Bureau de réhabilitation adoptée intègrent les militaires dans les structures de l’État et renforcent la militarisation..
L’accord avec le FMI vise essentiellement à réduire les dépenses du gouvernement en matière de salaires et de pensions du secteur public, de prestations sociales et de subventions aux biens publics, tout en se désengageant des services publics et des entreprises d’État par le biais de la privatisation ou de « partenariats public-privé ». En ce qui concerne les recettes, le FMI donne la priorité à l’augmentation des recettes fiscales (directes et indirectes) et à l’efficacité de la collecte des impôts. Parmi les autres objectifs du nouveau programme figurent la stabilité du secteur financier par le biais d’une restructuration du secteur bancaire (les deux plus grandes banques de l’île sont détenues par l’État et la Banque centrale est perçue comme étant davantage alignée sur les intérêts du gouvernement que sur ceux du marché), ainsi qu’une nouvelle attention portée à la gouvernance et à la législation anti-corruption en particulier.
Enfin, le gouvernement sri-lankais devrait adopter une série de réformes telles que la libéralisation du commerce, la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation du marché foncier et l’assurance contre les risques liés au changement climatique et à l’adaptation. Tout en utilisant un langage qui implique des opportunités et même du bien-être, ces politiques de « renforcement de la croissance » visent à promouvoir les capitaux privés - en particulier étrangers - dans le commerce d’import-export, l’agro-industrie (en supprimant les restrictions sur la propriété et l’utilisation des terres arables) et les services financiers (pour les dommages environnementaux) tout en abaissant le coût du travail (par la déréglementation des heures de travail, l’introduction du « hire and fire », et la restriction du droit de grève) avec une plus grande exploitation du travail salarié des femmes.
Les progrès réalisés dans ces domaines seront examinés deux fois par an, en juin et en décembre, jusqu’en 2027. Si les résultats sont satisfaisants, le FMI déboursera des prêts de 333 millions de dollars en septembre et en mars de chaque année, jusqu’à la fin du programme. Si le programme se déroule comme prévu, il y aura neuf versements égaux - chacun lié à des critères de politique économique - équivalant à 395 % de la quote-part ou de la contribution du Sri Lanka au fonds de capital du FMI.
Comment l’austérité fait mal
Le programme du FMI pour le Sri Lanka se résume essentiellement à une vaste politique d’austérité, qualifiée par euphémisme de « consolidation fiscale », qui transfère le fardeau de la crise économique sur les pauvres. Les effets néfastes de ces politiques commencent bien avant le début du programme lui-même. La « douleur » de la thérapie de choc socio-économique doit précéder le « gain » du prêt. Ces mesures, qui touchent toutes de manière disproportionnée les femmes, la classe ouvrière, les travailleur·euses indépendant·es et les pauvres, sont prises alors que le Sri Lanka est plongé dans la pire crise qu’il ait connue depuis son indépendance de la Grande-Bretagne en 1948, et que son économie s’est contractée de près de 8 % au cours de l’année 2022.
Les mesures préconisées par le FMI comprennent l’augmentation des taux d’intérêt et la réduction des dépenses publiques à un moment où l’État devrait promouvoir la production économique et la croissance de l’emploi. Le FMI a encouragé le recul des droits sociaux universels, qui seront remplacés par un filet de sécurité sociale qui ne s’adresse qu’aux plus fortunés, abandonnant le plus grand nombre en pleine crise. Cette situation survient après des années de crise qui ont dévasté de larges segments de la population, notamment la dévaluation de la roupie, dont la valeur a presque été divisée par deux l’année dernière. Cette dévaluation a anéanti les économies de nombreux·ses Sri Lankais·es et a considérablement augmenté le coût des produits importés, qu’il s’agisse de denrées alimentaires, de carburant, de médicaments, de matières premières ou de biens intermédiaires, réduisant ainsi le pouvoir d’achat global des citoyen·nes.
La taxe sur la valeur ajoutée, qui frappe de manière disproportionnée les pauvres, a été augmentée de 50 % et son champ d’application a été élargi. La taxe sur les télécommunications a été augmentée de 15 %. Le seuil de l’impôt sur le revenu des personnes physiques a été ramené à 100 000 roupies par mois, même après que la dévaluation de la roupie a fait disparaître 40 % de la valeur réelle des salaires, tandis que l’inflation et les prix des produits de première nécessité devenaient inimaginables. Les travailleur·euses du secteur formel et les professionnel·les de la classe moyenne disposant d’un revenu mensuel fixe ont été durement touché·es par la montée en flèche des dépenses des ménages pour le loyer, le carburant, les services publics, la nourriture et les dépenses de santé et d’éducation.
Les tarifs de l’électricité ont été augmentés deux fois en l’espace de six mois (75 % en août 2022 et 66 % en février 2023). Avec des factures qui montent en flèche, près de 500 000 ménages ont été déconnectés du réseau, car ils sont incapables de rembourser des arriérés de plus en plus importants et de donner la priorité à leurs maigres revenus pour acheter de la nourriture, du gaz de cuisine et du kérosène. Le kérosène, qui est un combustible essentiel pour les agriculteurs et les pêcheurs, a vu son prix augmenter de plus de 400 % en l’espace de 12 mois. Les petits pêcheurs ne peuvent donc plus sortir en mer tous les jours à un prix trop élevé. Par conséquent, l’offre de poisson a diminué et son prix a fortement augmenté, rendant la consommation régulière de cette importante source de protéines inabordable pour de nombreux ménages.
La tragédie est que les conditionnalités du FMI sont mises en œuvre alors qu’il n’y a aucune preuve de leur succès, même si l’on accepte l’hypothèse que la croissance économique est à elle seule une condition suffisante pour réduire la pauvreté. En effet, les données recueillies dans le monde entier suggèrent que les taux de croissance dans les pays bénéficiant de programmes du FMI sont généralement inférieurs à ceux de la période précédant la crise de la dette souveraine, tandis que les richesses se concentrent au sommet et que l’inégalité des revenus s’accroît. Le Sri Lanka a été confronté à des évolutions similaires depuis la mise en œuvre des réformes de l’« économie ouverte » après 1977.
Entre New Delhi et Pékin
La crise de la dette du Sri Lanka comporte également une dimension géopolitique, car le pays se trouve piégé dans le « grand jeu » qui se joue entre l’Inde et la Chine dans l’océan Indien, les deux hégémons régionaux étant désireux de maintenir le Sri Lanka dans leur orbite stratégique respective. L’administration de Mahinda Rajapaksa (2005-2018) était clairement favorable à la Chine, mais depuis le début de la crise, l’Inde a supplanté la Chine en tant que premier bailleur de fonds bilatéral du Sri Lanka.
Les médias indiens et occidentaux ont accusé la Chine de « traîner les pieds » dans la restructuration de ses prêts au Sri Lanka, retardant ainsi la signature de l’accord avec le FMI. La Chine détient 10 % de l’encours de la dette bilatérale du Sri Lanka et 20 % de l’encours total de la dette extérieure (la différence étant les prêts accordés par les banques chinoises plutôt que les crédits directs de gouvernement à gouvernement). La pratique de Pékin, en cas de grave tension sur la dette ou de défaut de paiement, consiste à s’opposer à une « décote » (c’est-à-dire à une restructuration incluant une réduction) du prêt à rembourser, et à prolonger la période d’échéance.
Dushni Weerakoon, de l’Institut d’études politiques de Colombo, explique : « La Chine avance deux arguments clés pour ne pas prendre de pertes dans les restructurations de dettes : »Premièrement, ses prêts sont axés sur le développement, liés à des projets qui génèrent des revenus pour les bénéficiaires, et deuxièmement, les banques multilatérales devraient également participer, au lieu d’être privilégiées, comme c’est le cas actuellement, en se faisant rembourser la totalité de leurs prêts.
En effet, le Sri Lanka a continué à assurer le service de sa dette multilatérale après le défaut de paiement et n’a pas demandé d’allègement de la dette à ces créanciers, ce qui place les institutions financières internationales dans une position privilégiée par rapport aux créanciers bilatéraux et commerciaux. Toutefois, la première revendication de la Chine devrait être examinée de plus près, car il existe des critiques internes concernant le retour sur investissement des projets financés par la Chine, l’orientation « développement » de ces projets (au-delà des infrastructures à grande échelle d’une valeur limitée pour les pauvres), et des allégations de grande corruption liées aux politiciens et bureaucrates au pouvoir.
L’impasse entre la Chine et le FMI a pris fin au début du mois de mars 2023 lorsque la Banque d’import-export de Chine, à laquelle le Sri Lanka doit 2,83 milliards de dollars américains (soit l’équivalent de 3,5 % de la dette du gouvernement central), a « fourni des garanties »spécifiques et crédibles« pour une restructuration de la dette, avec un lien spécifique avec le programme du FMI et un langage clair sur la viabilité de la dette ». Ce qui est apparemment assuré, c’est un moratoire de deux ans (2022 et 2023) sur le service de la dette, ainsi que la promesse de négociations accélérées avec les autorités sri-lankaises sur le « traitement de la dette à moyen et long terme ».
La réticence de la Chine à fournir de nouveaux financements a permis à l’Inde de prendre l’avantage sur son rival régional et de regagner l’influence qu’elle avait perdue sur son voisin insulaire. Au cours de l’année 2022, l’Inde a fourni un « financement relais » au Sri Lanka lorsque ce dernier n’avait pas d’autre source de financement, ce qui, avec l’aide humanitaire, s’est élevé à environ 4 milliards de dollars américains. Le montage financier comprenait une ligne de crédit de 500 millions de dollars de la Banque indienne d’exportation et d’importation pour financer les importations de pétrole, un échange de devises d’une valeur de 400 millions, le report des paiements de l’Union de compensation asiatique pour des marchandises indiennes d’une valeur de plus d’un milliard, et une ligne de crédit d’un milliard de dollars pour l’achat de denrées alimentaires et de médicaments de première nécessité.
L’Inde n’est pas un créancier traditionnel et n’est pas membre du Club de Paris qui coordonne les actions des créanciers bilatéraux. Toutefois, depuis la crise économique de 2022, l’Inde est devenue le troisième créancier bilatéral du Sri Lanka, après la Chine et le Japon. Le FMI a donc exigé que l’Inde garantisse son soutien à la restructuration de la dette du Sri Lanka. Cette garantie a été obtenue le 17 janvier 2023.
Depuis lors, l’Inde a rejoint le Japon et la France en tant que coprésidents d’une plateforme commune des créanciers bilatéraux du Sri Lanka. Bien qu’invitée, la Chine a informé Colombo qu’elle ne rejoindrait pas le groupe. Cela signifie que le Sri Lanka doit négocier séparément avec la Chine et que les autres créanciers peuvent attendre et observer ce que la Chine propose en matière de restructuration de la dette avant de s’engager à garantir l’égalité de traitement.
Les implications de ces accords en matière de politique étrangère ne sont pas passées inaperçues dans le pays. Les nationalistes cinghalais mettent en garde contre les arrière-pensées de l’Inde vis-à-vis de la souveraineté du Sri Lanka, notamment en ce qui concerne le contrôle du port en eau profonde de Trincomalee et des installations de stockage de pétrole, l’accès préférentiel au terminal à conteneurs occidental du port de Colombo, les projets d’énergie renouvelable pour le groupe Adani, lié à Modi, ainsi que la libéralisation du commerce des services combinée à la convertibilité de la roupie indienne, qui profiteront aux intérêts commerciaux indiens et augmenteront leur poids dans l’économie nationale.
Tirer les leçons des erreurs du Sri Lanka
Ailleurs en Asie du Sud, le Bangladesh et le Pakistan sont également en situation de surendettement, et leurs gouvernements et leurs citoyen·nes sont soucieux de ne pas répéter la terrible expérience du Sri Lanka. Les deux pays ont cherché à obtenir un financement extérieur - y compris auprès du FMI - avant de pouvoir se retrouver en situation de défaut de paiement et d’épuiser totalement leurs réserves de change (bien que celles du Pakistan soient tombées à moins de 3 milliards de dollars étasuniens en février 2023). En l’absence de défaut de paiement, leurs négociations avec le FMI ont été plus rapides que celles du Sri Lanka (qui ont duré près d’un an) : six mois pour le Bangladesh et huit mois pour le Pakistan.
En janvier 2023, le FMI a approuvé l’octroi au Bangladesh de 4,7 milliards de dollars US sur 42 mois. Une trentaine de conditions doivent être remplies pour que le montant total soit déboursé. Étant donné la formule « taille unique » du FMI, il n’est guère surprenant qu’elles soient pratiquement identiques à celles imposées au Sri Lanka. Les prix de l’électricité et de l’énergie doivent être indexés sur le marché, les subventions publiques réduites, les exonérations fiscales diminuées, le secteur bancaire réformé et le déficit budgétaire du gouvernement réduit. Comme l’a fait remarquer Rizwanul Islam, économiste chevronné, « dans le programme actuel, il est question de dépenses sociales, mais rien n’est dit sur la manière de protéger les pauvres et les personnes à faible revenu des retombées des mesures de stabilisation, comme l’augmentation des prix du mazout, de l’électricité et de l’inflation globale des denrées alimentaires ».
L’accord du Pakistan avec le FMI a été conclu en juin 2023, trois mois après le Sri Lanka. Contrairement au Sri Lanka, la fenêtre de prêt pour le Pakistan est un accord de confirmation à court terme (neuf mois) atteignant 3 milliards de dollars étasuniens (111 % de sa quote-part au FMI).
Alors qu’au Bangladesh et au Sri Lanka, le gouvernement semblait désireux d’adhérer aux conditions du FMI, le Pakistan s’est d’abord montré réticent. Le ministre pakistanais des affaires étrangères, Ishaq Dhar, a affirmé que le FMI poussait son pays à ne pas rembourser sa dette afin qu’il soit en position de faiblesse pour négocier les conditions imposées par le FMI, notamment la suppression des subventions sur le pétrole, le gaz naturel et l’électricité, ainsi que des allégements fiscaux en faveur de secteurs stratégiques tels que l’agriculture, les industries d’exportation et les technologies de l’information. « Le Pakistan est un pays souverain et ne peut pas accepter tout ce que le FMI exige... Des éléments étrangers hostiles veulent que le Pakistan devienne un autre Sri Lanka et qu’ensuite le FMI négocie avec Islamabad », a-t-il déclaré, reprochant à ce dernier de faire obstacle à une conclusion rapide des pourparlers.
Néanmoins, les autorités pakistanaises ont relevé les taux d’intérêt, augmenté les tarifs de l’énergie et de l’électricité et prévu de réduire les dépenses de l’État en matière de salaires et de pensions. Au Bangladesh et au Pakistan comme au Sri Lanka, les réformes fondées sur le marché, dites du « consensus de Washington », accentuent la pression sur des millions de personnes déjà éprouvées par la crise économique et la catastrophe climatique.
Existe-t-il une alternative ?
En dehors du gouvernement, des groupes de réflexion de droite et des commentateurs libéraux, comment l’accord du Sri Lanka avec le FMI a-t-il été accueilli ? Ce qui peut surprendre, c’est que l’opposition a été discrète et partielle, s’étendant aux partis politiques, aux syndicats et aux organisations de gauche, aux féministes et aux écologistes, aux petit·es agriculteur·ices et aux pêcheur·euses. En 2022, pratiquement aucune voix ne s’est élevée contre le FMI. Ce sentiment de résignation a commencé à changer cette année, mais pas de manière décisive.
Le plus grand parti d’opposition du Sri Lanka, Samagi Jana Balawegaya, a pris soin de ne pas être considéré comme un « trouble-fête » s’opposant à l’accord avec le FMI. Récemment, cependant, il a commencé à faire des bruits concernant la révision des conditions de l’accord, en particulier en ce qui concerne les prestations sociales. Dans un premier temps, le principal parti parlementaire de gauche, le Pouvoir populaire national, est resté silencieux, se ralliant au consensus général selon lequel un accord avec le FMI était une condition préalable à la reprise économique. Depuis lors, le parti et les syndicats du secteur privé et semi-public sont devenus plus virulents.
Cependant, les critiques de l’alliance de gauche restent partielles. Si des manifestations ont eu lieu dans les rues, elles se sont limitées à certains aspects du programme de réforme du gouvernement, tels que l’impôt sur le revenu des personnes physiques et les effets négatifs de la restructuration de la dette intérieure sur les fonds de pension des travailleurs·euses. La demande d’un audit des prêts extérieurs et intérieurs et de l’annulation de la dette odieuse et illégitime reste marginale. Aucune force de poids politique ou social dans la société sri-lankaise n’a exigé la répudiation de l’accord avec le FMI et le développement par le pays de sa propre stratégie de sortie de crise.
Il est certain que le Sri Lanka a besoin d’une marge de manœuvre budgétaire pour réorienter les dépenses de l’État vers les secteurs qui ont un besoin urgent de soutien. Il doit augmenter les recettes publiques et éliminer les dépenses inutiles afin d’améliorer la prestation des services publics et d’assurer une transition équitable pour sortir de la dépendance aux combustibles fossiles. Mais il pourrait commencer par examiner de près, non pas les maigres prestations de sécurité sociale versées aux pauvres, mais les privilèges des super-riches qui échappent à l’impôt national et exportent leurs gains à l’étranger. Il pourrait imposer un impôt sur la fortune et s’attaquer à l’industrie des services financiers qui a réalisé des profits exorbitants pendant la pandémie. Il pourrait réduire le budget militaire qui a augmenté de manière exponentielle même après la fin de la guerre interne au Sri Lanka en 2009 - les dépenses de défense actuelles sont presque aussi élevées que celles de la santé et de l’éducation réunies.
Le bilan du FMI est éloquent : après des décennies de politiques néolibérales, la crise de la dette mondiale est pire qu’au début des années 1980. Les pays endettés passent d’un accord du FMI à l’autre, sans que les causes de leur endettement ne soient fondamentalement modifiées ni que les résultats en matière de développement ne s’améliorent pour la majorité d’entre eux. Le Sri Lanka n’a pas dérogé à la règle. La solution ne peut consister à mettre en œuvre les mêmes mesures qui ont échoué et qui ont exposé la société à la vulnérabilité et à la souffrance.
Balasingham Skanthakumar est membre du CADTM Asie du Sud à Colombo au Sri Lanka.
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