Comme beaucoup de ma génération, sans en connaître l’histoire véritable, je connaissais de réputation cette photo mythique prise le 6 avril 1972, devenu le symbole de la colère ouvrière impétueuse face à l’appareil répressif.
J’ignorais qu’elle racontait l’histoire d’un ouvrier en grève, Guy Burnieaux, saisissant par le col, et tant pis pour l’uniforme, celui qui avait été son camarade de classe quelques années auparavant, un ami d’enfance qu’il retrouvait, brutalement, du côté de ceux qui étaient missionnés pour rétablir l’ordre devant l’inspection du travail, qui avait été occupée une nuit entière par de jeunes femmes et de jeunes hommes, poussés à bout, au point de retenir une nuit entière, au son des chants et des slogans rageurs, les cadres et autres directeurs du Joint français, avec la bénédiction de toute une ville et de toute une région insoumises.
J’ignorais aussi que derrière cette étreinte virile, on pouvait distinguer Édouard Renard, dont la présence, ici, aux côtés de ces centaines de salariés en lutte, n’était ni fortuite, ni usurpée.
Cette photo est entrée dans la grande histoire de la classe ouvrière, tandis que Édouard, par sa présence, apporte la preuve de l’engagement collectif, sincère, de celles et ceux qui, à l’extrême gauche, se sont pleinement identifiés à celles et ceux qui, en Bretagne comme ailleurs, avaient le plus à souffrir de l’exploitation capitaliste, et dont l’union heureuse dans les luttes collectives préfigurait la fraternité universelle à venir dans la société nouvelle qu’il s’agissait de construire.
C’est ainsi, qu’à la faveur d’une modeste recherche historique sur l’implication politique et pratique des militants de la Ligue communiste dans le cadre de la grève ouvrière et bretonne du Joint français, je fus amené à contacter Édouard au cours de l’été 2021.
Édouard était simplement heureux, sans jamais rouler les mécaniques, qu’on vienne le solliciter, 50 ans après, pour l’inciter à partager sa propre expérience toujours enchâssée dans une histoire collective, l’engagement sincère, concret et utile, même du dehors, de celles et ceux qui composaient la toute petite section briochine de la Ligue communiste, sans oublier tous leurs camarades rennais, nantais et brestois, et même parisiens, qui vinrent régulièrement appuyer, même une seule journée, l’effort militant, sans oublier le camarade Jean Mettais dit « Joël », permanent politique à la fameuse CNO, expression de la centralité ouvrière qui habitait la Ligue à cette époque, et qui joua le rôle d’ordonnateur au cours de ces semaines à l’heure de la grève remarquable.
Je me souviens avoir pris le train au mois de septembre, depuis la gare de Brest pour rendre visite à Édouard à Saint-Brieuc, dans sa ville adoptive. J’effectue mes entretiens avec les camarades la plupart du temps par téléphone.
Mais, cette fois-ci, je me suis transporté jusqu’à lui. J’ai retrouvé Édouard qui était venu m’accueillir et, après des salutations chaudes, m’a emmené en voiture jusqu’à sa demeure. Nous avions deux heures devant nous. J’ai posé l’enregistreur, et j’ai questionné Édouard pour qu’il me raconte sensiblement « son » Joint français, et par là même l’engagement total de ses autres camarades avec qui il a formé ce « nous » aidant et soutenant.
Il me raconta notamment comment, aux aurores, avec d’autres militant-e-s de la Ligue, avant d’aller retrouver ses élèves au collège de Guingamp où il enseignait le français, il allait distribuer chaque matin, la Taupe rouge, aux dizaines d’ouvriers en colère, rassemblés devant l’usine gardée par les forces de l’ordre, qui les avaient chassés.
Il me déclara que c’était pour lui naturel d’aller soutenir pratiquement les ouvrières et les ouvriers en lutte que ce soit au Joint français, ou lors d’autres luttes d’usines du pays, ou encore dans le secteur de la grande distribution, comme au Mammouth de Saint-Brieuc en décembre 1972.
Il se sentait profondément « ouvrier », lui, l’enseignant d’extraction populaire, tandis que cette grève active du « Joint » qui fleurait bon la Bretagne populaire remarquablement unie pour son droit à l’existence, l’a amené à se sentir, pour la première fois, vraiment breton, à éprouver la fierté de faire complètement partie, même sans socialisation bretonne, de cette entité collective singulière, lui, le normand aux racines martiniquaises. A la faveur de cette immense mobilisation régionale pour que la classe ouvrière bretonne puisse vivre dignement chez elle, la Bretagne devenait définitivement son pays, et il y est resté jusqu’au bout.
Je me souviens, je l’appelais chez lui sur son téléphone fixe, il n’avait pas de téléphone portable, sa radio était toujours allumée, il me demandait d’attendre quelques instants.
Je me souviens de sa voix avenante, je me souviens que j’étais heureux de l’appeler, je pouvais le contacter, je savais qu’il me répondrait, et je crois qu’il était aussi heureux de converser avec moi. Cette relation d’amitié qui aura duré deux ans me procurait une émotion certaine, me faisait beaucoup de bien, j’en suis certain, j’étais heureux de pouvoir compter sur cette figure sage, et je l’admirais pour son très long engagement militant, politique, syndical, associatif, cette vie au service des nôtres, à l’image de tant de militant-e-s de la Ligue.
J’avais été heureux de recueillir les fragments de sa mémoire exceptionnelle, grâce à lui, je pouvais revivre à distance ces luttes collectives qui avaient compté à Saint-Brieuc. Il me guidait, je pouvais me figurer des scènes de vie.
Puis, au mois de mai 2022. il est venu ce colloque pour les 50 ans de la grève emblématique du Joint. Édouard était venu assister à toutes les interventions. Sérieux, souriant, attentif, soucieux que toutes les choses soient clairement dites, précisément, il tenait à défendre, avec conviction, sa vision de cette histoire collective. Il était heureux d’être là, pour représenter celles et ceux qui n’étaient plus là pour témoigner, pour raconter leur propre vécu.
Et, encore à ce moment-là, une fois le colloque terminé, je l’entendis polémiquer sans ambages avec d’anciens militants qui, contemporains de cette grève-événement, en défendaient une autre lecture. Édouard continuait donc à batailler, 50 ans après, pour mieux défendre une certaine vision de l’histoire complexe de cette grève déterminante, qui avait tant compté pour lui, comme s’il avait un de ces salariés insubordonnés, une grève mémorable à laquelle son visage restera éternellement attachée grâce à une simple photo, une grève de transcendance sociale, une grève qui, parce qu’elle a passionné les jeunes militants révolutionnaires de toutes obédiences, parce qu’elle a permis des rapprochements et des rencontres étonnantes, par-delà les générations, les distances physiques et sociales, parce qu’elle a réussi à instituer un front de classes, une vraie union populaire, une alliance large entre paysans, ouvriers, étudiants, lycéens, une union des gauches politiques et syndicales à l’échelle de Saint-Brieuc comme de la Bretagne, oui, cette grève fameuse de l’année 1972, lui correspondait très bien.
Édouard va beaucoup me manquer. Je me sens plus seul aujourd’hui sans lui.
Hugo Melchior
Un hommage lui saura rendu lundi à 15h30.
Au Pole funéraire crématorium.
6, rue des Champs des Pies. À Saint-Brieuc.