Cette fin de printemps 2007 vient de clore une étape de la vie politique française.
L’élection de Nicolas Sarkozy et la reconduction d’une majorité de droite à l’Assemblée nationale donnent un coup de frein à la situation d’instabilité institutionnelle croissante que la France connaissait comme plusieurs autres pays d’Europe. Depuis 1988 se déroulait une alternance entrelacée de gouvernements et de présidents de droite ou de gauche, usant progressivement le PS et ses alliés tout comme les partis de la droite gaulliste — Rassemblement pour la république (RPR), devenu Union pour la majorité présidentielle puis Union pour un mouvement populaire (UMP) en 2002.
La droite subissait un handicap supplémentaire avec les 10 % à 18 % des voix captés depuis le milieu des années 1980 par le Front national dont une partie appartenait à l’évidence à l’électorat potentiel de la droite classique. Cette situation avait contribué à plusieurs reprises à la victoire électorale de la gauche.
Ce contexte aurait donc voulu qu’en 2007, le balancier profite à la gauche, au Parti socialiste, face à une UMP éclatée, affaiblie par ses divisions internes et ses 5 ans de pouvoir, une majorité parlementaire qui abordait, en septembre 2006 cette séquence dans de très mauvaises conditions. Les dernières élections générales dans le pays, les régionales et les européennes de 2004, avaient vu un cinglant échec des listes de droite.
Le gouvernement venait aussi, en moins d’un an, d’essuyer l’échec du référendum en mai 2005, la révolte de plusieurs semaines des jeunes de banlieue à l’automne 2005 et le mouvement contre le CPE [1] au printemps 2006. Parallèlement, la crise de l’appareil politique UMP était marquée par la guerre pour la succession de Jacques Chirac, qui s’était soldée au début 2006 par la mainmise de Nicolas Sarkozy sur le parti malgré l’hostilité frontale du président de la République. L’affaire Clearstream témoignait du climat nauséabond de fin de règne qui sévissait autour de l’Élysée [2].
L’autre problème majeur pour la droite restait celui de sa base sociale, du peu de crédit dont bénéficiaient Chirac et son parti, de l’usure de l’UMP dans de larges couches de la population et notamment dans l’électorat populaire.
La gauche semblait donc avoir un capital plus grand, mais gardait depuis 2002 des handicaps équivalents : le bilan calamiteux du gouvernement Jospin qui de 1997 à 2002 avait deux fois plus privatisé que les deux gouvernements de droite précédents ; une déstabilisation maintenue lors du mouvement de 2003 contre la réforme des retraites. Bien que dans l’opposition, le Parti socialiste apparut sur le même registre que la direction de la deuxième confédération syndicale française, la CFDT, qui avait assumé la logique du plan d’attaque de la droite. Les mobilisations sociales qui suivirent ne permirent guère à la gauche de surmonter son handicap et d’apparaître en phase avec les préoccupations populaires. Aussi, le succès de la gauche aux élections de 2004 ne traduisait nullement un regain de confiance envers le PS, mais bien plus le discrédit de la droite.
Le rejet de la constitution européenne fut d’ailleurs, quelques mois plus tard, un camouflet frappant frontalement le PS. En novembre 2005, lors des révoltes des jeunes de banlieue, le Parti socialiste apparut là aussi dans le même registre que la droite, soutenant les violences policières et la mise en place de l’état d’urgence par le gouvernement Villepin, se rangeant ainsi explicitement du côté des « partis de l’ordre ». De même lors du mouvement contre le CPE, même si l’organisation de jeunesse du PS, le Mouvement de la jeunesse socialiste (MJS) se mit dès le départ en phase ainsi que l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), l’aile marchante du mouvement ne pouvait pas se reconnaître dans un PS qui justifiait des emplois spécifiques pour la jeunesse, synonymes de précarité et de surexploitation.
Dans toute cette phase, la nouveauté politique, lors de la bataille du référendum, fut la mobilisation d’une gauche critique, rassemblant pêle-mêle une partie du mouvement syndical, des associations du mouvement social et un front politique regroupant la LCR, mais aussi le PCF, une partie des Verts et des courants critiques du PS.
L’approche de la présidentielle et des législatives de 2007 allait créer un enjeu politique sur ce fond d’usure des partis traditionnels de la Ve République et de crise de représentation.
A cela s’ajoutait une modification institutionnelle qui ne serait pas sans conséquences sur la suite.
Traditionnellement, depuis le début des années 1960, l’élection du président de la République française s’est faite au suffrage universel à deux tours, le Président étant élu pour 7 ans. Dans l’esprit du gaullisme, il s’agissait de faire du Président un homme (pas une femme évidemment !) au-dessus des partis, un peu providentiel, passant une alliance directe avec le peuple, et donc dégagé des partis et des aléas de la vie parlementaire. Parallèlement, l’Assemblée nationale était élue pour cinq ans. La Ve République résista réellement pendant 20 ans, durant les années 1960 et 1970, au cours desquelles la droite garda la prédominance à la fois à l’Élysée et à l’Assemblée. Mais, régulièrement, depuis 1981, lors de son élection, le Président de la République dissolvait l’Assemblée nationale lorsqu’elle n’était pas de sa couleur politique, permettant ainsi, dans la foulée de l’élection présidentielle de faire bénéficier le parti du président d’une confortable majorité.
A ce système un peu bancal, fait de cohabitation et d’instabilité parlementaire, le Premier ministre Jospin décida en 2001 de substituer un système faisant évoluer la France vers un système présidentiel plus formel dans lequel le président est, dans les faits, le chef du gouvernement. Le mandat présidentiel passa en 2002 de 7 à 5 ans, en phase avec l’élection de l’Assemblée. L’élection de Chirac en 2002 masqua un peu ce changement institutionnel, puisqu’il se para, avec l’aide du PS, du titre de président sauveur de la démocratie et de la république face à J.-M. Le Pen.
L’élection de 2007 allait donner tout son sens à ce nouveau système.
Comment gérer la crise de représentation politique ?
Dans une symétrie étonnante, la situation avança de concert à gauche comme à droite.
A droite, l’usure de Jacques Chirac laissait présager une lourde défaite inquiétant les députés de l’UMP. Engagé depuis longtemps dans une guerre personnelle pour la succession de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy eut l’intelligence de se situer, de prime abord en rupture avec le bilan de Chirac et du gouvernement Villepin, dont il était pourtant le Ministre de l’Intérieur. Comprenant l’usure de la droite, il joua cette carte pour se dégager, pour présenter son propre projet politique, largement indépendant du programme traditionnel de l’UMP, tout en cherchant à apparaître, vis-à-vis de l’appareil politique de l’UMP, comme le seul candidat capable de gagner et de faire gagner les députés, « ringardisant » tout à la fois Chirac et Villepin son Premier ministre.
Tout en reprenant les thèmes favoris du Medef [3], Sarkozy tenait surtout à apparaître comme un libéral décomplexé, rompant avec l’étatisme gaulliste, hostile à la politique internationale américaine, et capable tout comme les néoconservateurs des USA de bousculer certaines constantes idéologiques issues de la tradition républicaine : l’affichage des « minorités visibles » à des postes de responsabilité, la mise en valeur de la discrimination positive. Mais surtout, jouant du paradoxe, en n’assumant pas le bilan du gouvernement dont il était ministre, il réussit néanmoins à s’appuyer sur son bilan au ministère de l’Intérieur pour se lancer dans une mission qui était la cheville ouvrière de son projet : le siphonnage des voix du Front national, sans lequel sa victoire aurait été impossible. Il adopta volontairement une phraséologie proche de Le Pen, faite de déclarations aux relents racistes (« la France on l’aime ou on la quitte ! »), avec la mise en avant de la préférence nationale et du culte des mesures sécuritaires. Redonnant ainsi un peu de souffle à une droite qui n’en avait plus, Sarkozy devint très vite le président du sauvetage de l’UMP et le candidat idéal de la droite.
A gauche, les leaders du PS sentaient bien que la division autour de la constitution européenne — et une défaite sur ce terrain qu’ils payaient au prix fort —, le bilan peu glorieux sur les questions sociales n’étaient guère propices à une marche triomphale vers la victoire. Faute de se caler sur une politique de rupture avec le libéralisme qui aurait été en phase avec les préoccupations exprimées dans les mouvements sociaux, il fallait essayer là aussi de jouer la rupture, rupture avec les divisions internes parmi les dirigeants du PS, rupture avec le passé récent du PS… tout en assumant plus que jamais une orientation social-libérale.
Ségolène Royal joua un rôle assez symétrique à celui de Nicolas Sarkozy : se positionnant en dehors du PS et de ses querelles d’appareil, jouant à la candidate providentielle, « ringardisant » elle aussi ses concurrents directs, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius, les figeant en représentants du passé… alors qu’ils étaient tous trois de la même génération et arrivés avec François Mitterrand aux postes de responsabilité gouvernementale, au début des années 1980. Pendant que Sarkozy chassait sur les terres du Front national, Royal choisit dans le même mouvement de chasser sur les terres de Sarkozy et de la droite, en positionnant d’emblée sa campagne sur les thèmes de l’ordre (« l’ordre juste » comme le disait son principal slogan de campagne), du drapeau (« chaque famille doit avoir un drapeau français dans son domicile »), de l’éducation autoritaire en proposant de placer les enfants délinquants dans des casernes. Cette affichage sur des thèmes traditionnels de la droite traduisait évidemment la volonté de ne plus s’appuyer sur des valeurs de justice sociale et surtout d’éviter le débat sur les choix de société nécessaires face à l’offensive nationale et européenne du patronat. Royal réussit donc, elle aussi, à évincer ses concurrents et à effacer le clivage au sein du PS entre les partisans du non et ceux du oui. Preuve en fut que Laurent Fabius, le seul, parmi les trois candidats potentiels dans le PS, à avoir défendu le non à la Constitution arriva dernier dans la consultation des militants de l’automne 2006 [4]. Quelques semaines avant l’investiture de sa candidate, le PS avait d’ailleurs adopté un programme consensuel qui se caractérisait par une faiblesse totale de contenu, tout en se moulant dans les cadres idéologiques fixés par le Medef sur la nécessité d’alléger le coût du travail, de revoir les systèmes de protection sociale… Alors que le non avait été majoritaire parmi les électeurs du PS, à l’évidence cela traduisait l’incapacité des courants ayant assumé cette position de constituer les bases d’une majorité sur un programme, ne serait-ce qu’antilibéral. A tel point que quasiment tous acceptèrent une synthèse qui reniait tous leurs engagements pour voler vers la victoire hypothétique d’un PS unifié.
Une dégradation qui vient de loin
Un tel panorama politique, traduisant d’ores et déjà un glissement politique vers la droite des principales formations politiques françaises peut paraître en total décalage avec l’expression d’une radicalité antilibérale apparue les mois et les années précédentes.
Et là on touche à un des paradoxes de la situation française. Depuis 1995 se sont succédés des affrontements sociaux de première importance, affrontements sociaux produisant le plus souvent leur propre orientation politique, donnant un caractère globalement antilibéral aux revendications mises en avant. Ce fut à l’évidence le cas en 1995 dans le grand mouvement contre le plan Juppé sur la sécurité sociale et les attaques spécifiques contre les cheminots qui amenèrent à une grève paralysant la SNCF durant plusieurs semaines avec des millions de salariés dans les rues de dizaines et de dizaines de villes de France. Il en fut de même à de nombreuses autres reprises dans les années qui suivirent, notamment en 2003 où le mouvement contre la réforme des retraites se structura avec des centaines de collectifs unitaires intersyndicaux, faisant une analyse lucide des buts de la réforme patronale et des axes d’une politique alternative fondée sur les besoins sociaux. C’est bien d’ailleurs cette conscience et ces expériences qui se concrétisèrent dans la bataille pour le non au référendum qui s’appuya, elle aussi, sur des centaines de collectifs organisant une bataille d’explication systématique du Traité constitutionnel. Mais ces mobilisations, l’existence de ce réseau large de militants aguerris et agissant en indépendance avec les orientations de la social-démocratie ne peuvent masquer des phénomènes négatifs.
Sur les questions sociales essentielles, les dernières années ont vu se multiplier des défaites, concernant l’emploi, les services publics, la protection sociale, les droits démocratiques.
Durant cette période, les mobilisations n’ont guère fait bouger durablement les lignes de force dans le mouvement syndical et la gauche politique. Ces mobilisations et ces débats auraient pu amener à des évolutions, des recompositions, rendant compte de ces phénomènes de radicalisation. Sur le plan syndical, cette période a vu le développement des SUD, et autour d’eux de l’Union syndicale Solidaires, celui de la FSU qui s’est imposée, dans l’Éducation nationale, comme première organisation syndicale. Ces deux syndicats, avec des équipes de la CGT, ont été durant cette période l’ossature de nombreux collectifs de mobilisation. Mais au-delà, en prenant un recul de quelques années, ces deux nouveaux syndicats n’ont pas réalisé leur ambition : réorganiser un syndicalisme français à l’image des mobilisations, autour d’un pôle combatif constitué par eux-mêmes et la CGT. Pire, la direction de la CGT depuis plusieurs années s’est donnée comme axe la réalisation d’un front CGT-CFDT, tentant d’échapper à l’attraction radicale des SUD et de la FSU. Cet état de fait ne rencontre évidemment pas le soutien de nombre d’équipes militantes de la CGT, la fronde de 2005 pour imposer, dans la CGT, le rejet de la constitution européenne en témoigne. Mais quelques mois après ce succès, la direction de cette confédération fut reconduite sans encombre lors du congrès confédéral suivant. Cela renvoie évidemment aux difficultés pour une opposition de se structurer au sein de ce syndicat, mais aussi au gouffre qui sépare une opposition sur une question comme celle du traité constitutionnel et le rassemblement autour d’une orientation alternative.
Ces deux expériences, celle de la CGT et celle du vote d’investiture au sein du PS éclairent ce paradoxe :
– une situation avec des luttes radicales, et une conscience nette parmi les salariés des méfaits du libéralisme sur les conditions de vie quotidienne,
– néanmoins une série de démantèlements des acquis sociaux menés à bien et une difficulté évidente à donner à cette radicalité sociale une expression syndicale ou politique organisée.
La force des mécanismes institutionnels en France est peut-être une des clefs de la réponse à ce paradoxe. L’impétuosité sociale, en France peut masquer une rigidité du système de représentation, au niveau syndical, associatif et politique.
Au niveau des organisations salariales, la multitude des syndicats, au regard d’autres pays d’Europe, n’empêche guère que, dès que l’on arrive au niveau de la négociation de branche ou interprofessionnelle, les mécanismes légaux, de même que les postes de représentation syndicale dans les Caisses de Sécurité sociale ou d’assurance chômage, atténuent toute velléité radicale.
Au niveau politique, l’absence de toute proportionnelle amène à un écrasement de tout courant politique ayant la volonté de se situer en indépendance des grands partis institutionnels. Cela explique ainsi que, malgré une réelle présence politique, l’extrême gauche française a eu depuis plus de 10 ans une représentativité bien plus faible que des courants de force électorale équivalente dans d’autres pays d’Europe.
L’autre clef qui a une petite corrélation avec la précédente est évidemment la difficulté à faire émerger du mouvement ouvrier une force anticapitaliste indépendante.
Les luttes sociales ont été depuis 1995 un creuset formidable de formation, d’action de dizaines de milliers de militants, creuset qui a forcé l’admiration dans le reste de l’Europe.
Là aussi paradoxalement, de ce creuset n’a pu sortir jusqu’à aujourd’hui une force politique qui soit à l’image de cette radicalité.
1995 était peut-être le paroxysme de ce grand écart : au printemps, c’était le vote Arlette Laguiller (Lutte Ouvrière), pour l’élection présidentielle, avec plus de 5 % des voix, qui traduisait cette radicalité sur le terrain politique, sans aucun espoir de transformation de ce vote en un nouveau parti pour les travailleurs. Quelques mois suivants, durant le mouvement de novembre-décembre 1995, autour du sociologue militant Pierre Bourdieu se rassemblaient des « États généraux du mouvement social », ayant l’ambition que le mouvement social s’affirme comme une force politique indépendante, de la social-démocratie comme du PCF et ne se reconnaissant en aucune manière dans un courant politique comme Lutte ouvrière qui méprisait ce mouvement social comme n’étant l’expression que d’une radicalité petite-bourgeoise extérieure aux entreprises. A l’époque, la LCR était respectée pour ses nombreux animateurs de lutte, mais restait très marginale comme force politique indépendante.
Les années suivantes ont vu ces paramètres évoluer : le mouvement social s’est renforcé de l’altermondialisme, mais a perdu la radicalité décapante du milieu des années 1990. Pire, une partie de celui-ci, déçu de ne pas trouver de débouché politique par lui–même, en est venue à adopter la position d’un simple contre-pouvoir social, corollaire du lobbying auprès d’une social-démocratie qui, bien que libérale, paraissait la seule à pouvoir exercer le pouvoir. Dans ce décor, le PCF comme les Verts ont continué régulièrement à perdre de leur crédibilité, d’autant plus qu’ils ne maintiennent leur existence que par leur place institutionnelle et sont devenus, eux aussi, de plus en plus dépendant du Parti socialiste et de moins en moins lisibles dans leurs perspectives politiques propres .
Lutte ouvrière, malgré le respect qu’ont toujours inspiré Arlette Laguiller et beaucoup de militants de LO auprès des salariés — de par leur intransigeance vis-à-vis des institutions et du Parti socialiste —, n’est jamais apparue comme un parti prétendant jouer un rôle politique direct dans la réorganisation du mouvement ouvrier. Dès lors, ses succès électoraux devenaient la cause de sa crise, puisque apparaissant incapable de donner un prolongement à leur audience.
La LCR a réussi, ces années durant, notamment grâce à la candidature d’Olivier Besancenot en 2002 à prendre une place au moins aussi importante que celle de LO, avec l’indéniable avantage de vouloir dialoguer avec les autres forces du mouvement ouvrier tout en ayant la prétention d’aboutir à la construction d’une nouvelle force politique anticapitaliste.
L’espoir d’une alternative
Dans un tel contexte, le succès de la bataille contre le traité constitutionnel a soulevé le profond espoir parmi un grand nombre de militants que cette victoire puisse déboucher sur une réorganisation politique à gauche du Parti socialiste.
Le débat a donc commencé à être mené, dans les milieux militants, pour tenter que le creuset unitaire de la campagne du non puisse faire jaillir une alternative politique.
La campagne pour le non au traité constitutionnel avait été une bataille formidable, mais elle ne réduisait pas pour autant les divergences politiques qui divisaient les principales forces politiques partie prenante de cette campagne. Preuve en était que Lutte Ouvrière et la majeure partie des courants du PS du non avaient d’emblée refusé que le référendum soit une occasion pour dialoguer, militer ensemble, et surtout arriver à construire un nouveau parti.
L’absence de ces deux composantes traduisait déjà l’évidence que le non de gauche ne représentait pas en tant que tel un référentiel permettant de poser les jalons d’une nouvelle force politique. Restaient les deux forces politiques principales ayant mené la campagne dans des collectifs unitaires, la LCR et le PCF, ainsi que de nombreux militants inorganisés.
La LCR pendant plusieurs mois expliqua que l’un des enjeux de cette élection était la nécessité d’affirmer une candidature anticapitaliste, marquant clairement son indépendance vis-à-vis du PS et de toute stratégie électorale d’alliance avec la social-démocratie. La LCR savait bien que cela s’opposait à la ligne mise en pratique de longue date par le Parti communiste, et plus largement les petits groupes de la gauche critique participant à des majorités de gestion à l’échelle régionale ou municipale. Néanmoins, cela valait la peine de tester la possibilité d’une candidature anticapitaliste qui représente un arc de force plus large que la LCR. Ce d’autant plus que de nombreux militants et des représentants du PCF disaient eux-mêmes qu’ils partageaient la même volonté que la LCR.
A plusieurs reprises, la LCR participa à des travaux rassemblant l’ensemble de ces protagonistes, dans le cadre de rencontres des collectifs antilibéraux. A plusieurs reprises, elle proposa de clairement exprimer cette démarcation vis-à-vis de la social-démocratie.
De juin 2006 à janvier 2007, la LCR mena de front la recherche de 500 signatures de maires acceptant de parrainer Olivier Besancenot, démarche légale obligatoire pour présenter un candidat, et ce débat pour la réalisation des conditions permettant d’arriver à une candidature unitaire. On a beaucoup reproché à la direction de la LCR (même au sein de la LCR) de ne pas chercher réellement l’unité, de vouloir en tout état de cause présenter Olivier Besancenot, en mettant des préalables inacceptables, en faisant monter sans cesse les enchères. Pourtant, avec constance, durant 6 mois, la LCR mit en avant le même problème et demanda qu’il soit pris en compte. Ainsi en septembre 2006, à St- Denis, lors d’une réunion rassemblant plusieurs centaines de représentants de collectifs antilibéraux, la LCR présenta quelques amendements explicitant cette question. Les collectifs des Bouches-du-Rhône proposèrent des amendements allant dans le même sens. Aucun de ces amendements ne fut soumis au vote, volontairement, par le secrétariat national des collectifs. L’enthousiasme qui régnait lors de cette réunion fit que la question resta sur l’instant inaperçue pour beaucoup. Pas pour la direction du PCF, qui se félicita dans les colonnes de l’Humanité que les amendements de la LCR aient été rejetés… Le calcul des responsables des collectifs qui ne voulurent pas soumettre au vote cette question était simple : leur souci essentiel était de ne pas se couper du PCF, de ne pas leur donner l’occasion de faire bande à part… et le choix fut sans état d’âme de se séparer de la LCR.
Sans doute espéraient-ils que les débats au sein de la LCR, la dynamique du mouvement obligeraient la LCR à rejoindre le processus. D’autre part, beaucoup parmi ces responsables des collectifs pensaient, sur le fond politique, que la position de la LCR était « gauchiste » visant à réduire une candidature à une position de témoignage dès lors qu’elle s’affirmait en rupture radicale avec le PS. L’argument maître était qu’une candidature unitaire antilibérale pourrait, au premier tour, obtenir un score à deux chiffres et passer devant la candidate du PS, obligeant celle-ci à se désister et dénouant le débat sur la soumission à la social-démocratie. La LCR eut beau demander aux camarades tenant ce discours de redescendre dans la réalité, rien n’y fit. Mais l’argument avait évidemment comme intérêt d’esquiver la politique concrète à mener vis-à-vis du PS.
Un réel espoir que s’affirme sur la scène publique une orientation différente du PS amena des centaines de militants des collectifs à refuser de voir cette réalité en face. L’accord politique trouvé entre ces militants et le PCF sur 125 propositions pour une politique antilibérale leur semblait la garantie d’une volonté commune d’aboutir. Mais la direction du PCF n’avait accepté de s’inscrire dans ce processus unitaire que dans l’espoir d’élargir la base de soutien à sa propre candidature dont le résultat électoral promettait d’être incertain.
Lorsque la direction du PCF affirma qu’il était hors de question que le candidat des collectifs ne soit pas la candidate choisie par le PCF, et que fut annoncée la candidature de Marie-Georges Buffet, en décembre 2006, le mirage se dissipa.
Le premier réflexe de quelques centaines de militants de collectifs fut de persévérer dans la recherche d’un candidat unitaire….sans le PCF et la LCR, voire contre ces partis rendus responsables à cause de leur esprit de boutique d’avoir fait échouer le processus. La vérité plus prosaïque est qu’il n’existait pas les bases pour une campagne commune entre la LCR et le PCF et qu’en France comme dans le reste de l’Europe, la question des rapports à la social-démocratie est la pierre d’achoppement des courants de gauche.
Ainsi fut mise en avant, en janvier 2007, la candidature de José Bové qui ne représenta plus qu’une candidature supplémentaire, autour de courants de l’écologie radicale et de quelques groupes alternatifs.
Malgré ce contexte très difficile, la LCR réussit à passer les obstacles administratifs et à obtenir ses 500 signatures.
Plusieurs campagnes en une
Dès lors la campagne électorale se déroula avec quelques aspects dominants.
D’abord, la volonté des deux principaux candidats de se caler sur les questions de sécurité et d’identité nationale apparut vite en décalage avec les préoccupations essentielles de la population : les questions du logement, du pouvoir d’achat, de l’emploi ressortaient comme les attentes dominantes. Plusieurs événements confirmèrent cette réalité : notamment l’émoi suscité par la question des « sans domicile fixe » (SDF) amenant le Président Jacques Chirac à proposer que le droit au logement soit inscrit dans la constitution comme un « droit opposable » par tout individu ne pouvant disposer d’un logement. La proposition pouvait, bien sûr, paraître démagogique, mais l’actualité avait mis en lumière la réalité de millions de personnes n’ayant pas accès à un logement correct et la faiblesse des efforts publics pour construire des logements sociaux à bas prix. La question de l’emploi apparut aussi en pleine lumière lorsque fut annoncé le plan « Power 8 » dans le consortium européen EADS devant conduire à 10 000 suppressions d’emploi et la fermeture de plusieurs sites industriels en France. Cette annonce, stupéfiante pour un groupe industriel en pleine croissance, avec des carnets de commandes d’Airbus pleins pour les cinq années à venir, prenait comme prétexte des retards de livraison du nouvel avion géant A380… Mais au même moment ce plan se doublait d’un scandale financier : la révélation d’un délit d’initié de la part des principaux actionnaires, vendant l’essentiel de leurs actions avant l’annonce des retards de livraison qui conduisit à une chute du titre en Bourse. Scandale aussi du montant du « parachute doré » de 8,5 millions d’euros reçus par l’ancien PDG, démis de ses fonctions dans la même période. Ces scandales en eux-mêmes sont malheureusement fréquents, l’important est de constater qu’ils ont fait s’exprimer une vive sensibilité antilibérale, une exigence de justice sociale qui, à l’évidence ne se retrouvait pas dans les programmes des principaux candidats.
L’autre élément important fut la percée, limitée mais significative, du candidat démocrate-chrétien François Bayrou de l’UDF. Antérieurement, ce mouvement était apparu essentiellement comme l’allié naturel de l’UMP, le principal parti de droite. L’originalité de la posture de François Bayrou, qui avait participé à plusieurs gouvernements et soutenu les politiques précédentes de la droite fut de se dissocier dès 2005 de l’UMP et de disputer au Parti socialiste le rôle d’opposition. Mieux, il fit clairement sa campagne sur deux thèmes. Le premier fut le dépassement du clivage gauche-droite, jugé obsolète, Bayrou citant, preuves à l’appui, les gouvernements d’alliance en Allemagne et en Italie. Cet argument avait d’autant plus de force que le PS faisait tout pour estomper le clivage sur le fond des questions sociales et cherchait lui-même à mordre sur l’électorat de droite. L’autre thème fut de se présenter comme le seul candidat capable de battre Nicolas Sarkozy, marchant ainsi sur les plates-bandes de Ségolène Royal. Il jouait ainsi sur l’argument clef du PS : Sarkozy étant présenté, à juste titre, comme porteur de propositions sociales et politiques très dangereuses, Ségolène Royal se posait face à lui comme étant le seul rempart. Le résultat obtenu par Bayrou montre le début de crédibilité d’un projet qui, d’une manière ou d’une autre, aura un réel avenir.
Aussi l’essentiel de la campagne médiatique se mena à trois niveaux différents : Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy au premier plan, écrasant les autres candidats, à tel point que seul le deuxième tour semblait avoir quelque importance.
Dans un deuxième rang, Jean-Marie Le Pen et François Bayrou, candidature qui ne prenait de place que dans la mesure où l’une d’entre elles pouvait être présente au second tour. Dès qu’il apparut que seul un effet d’optique pouvait laisser croire à cette possibilité, elles perdirent toutes deux leur crédibilité… La répétition du 21 avril 2002 qui avait vu Jean-Marie Le Pen éliminer Lionel Jospin, candidat du PS au premier tour de la précédente élection présidentielle fut aussi un argument de campagne du PS pour essayer de gagner des voix, même si au fil des semaines, il apparaissait clairement que Nicolas Sarkozy asphyxiait le Front national en lui reprenant nombre de ses thèmes favoris.
Les huit autres candidats de droite ou de gauche furent écrasés durant la campagne. L’argument du vote utile pour assurer la présence d’un des deux principaux candidats au deuxième tour fut évidemment une des raisons de cette situation. Mis à part Olivier Besancenot (4,03 %) aucun de ces huit candidats ne décolla des 2 % [5].
Le mérite de la campagne de la LCR, dans un tel contexte, fut d’apparaître comme une campagne nettement démarquée de la candidature du PS, proposant une politique de rupture avec la logique libérale, de répartition des richesses, appuyée sur une série de propositions très concrètes dans les domaines de l’emploi, des salaires, des discriminations, des services publics, de la protection sociale. Le slogan clef de cette campagne « nos vies valent plus que leurs profits » eut une telle popularité que Ségolène Royal, elle-même, se crut obligée de dire lors d’une émission de télévision qu’elle aussi partageait ce point de vue… Le fait d’être un salarié et d’une génération tranchant avec celle des principaux candidats fut aussi parmi les atouts maîtres d’Olivier Besancenot durant cette campagne, rassemblant dans les villes des meetings jeunes, colorés, nombreux et enthousiastes. Ce ne fut pas non plus une campagne de dénigrement des autres candidats à la gauche du PS, le discours fut de bout en bout unitaire, proposant à plusieurs reprises à M.-G. Buffet et à J. Bové d’agir ensemble sur les questions sociales de l’heure. Mais ces deux candidats ne rassemblèrent guère d’enthousiasme. Les causes en sont beaucoup plus politiques que personnelles. Le PCF apparaît désormais dans le pays comme un parti du passé, réduit à l’audience locale dans quelques municipalités ou autour de quelques députés, un parti qui n’a de place que comme critique de gauche du PS dans le cadre d’institutions où ils gèrent ensemble. Ce n’est plus le parti de la classe ouvrière, du socialisme, de la contestation quotidienne de la société capitaliste comme il pouvait encore apparaître dans les années 1970. Dans tous les départements français (à l’exception de l’Île de la Réunion), Olivier Besancenot devança M.-G. Buffet dans cette élection.
José Bové ne réussit jamais à prendre une place politique claire dans cette campagne. Le leader altermondialiste s’était attiré la sympathie d’un très grand nombre de militants pour ses actions contre l’OMC, les OGM, la « mal bouffe », pour sa place dans les combats de solidarité internationale. Cela explique peut-être la stratégie de ceux qui le poussèrent inlassablement à être candidat (et initièrent une pétition sur Internet qui recueillit plus de 20 000 signatures). Ils pensaient que sa popularité écraserait les candidatures du PCF et de la LCR, obligerait ces deux partis à retirer leurs candidats ou à rester totalement marginalisés. A cela s’ajoutait l’espérance qu’une dynamique de mobilisation se créerait, balayant les débats d’orientation non résolus… Il n’en a rien été et J. Bové, sur le terrain de l’orientation et des choix politiques, a multiplié les déclarations confuses et contradictoires, décourageant ses propres supporters.
Au final, Sarkozy remporta une victoire politique incontestable. Arithmétiquement, elle s’explique aisément par la capacité à remobiliser autour de lui un grand nombre d’électeurs traditionnels d’un Front national décrédibilisé. Mais politiquement, la défaite du PS témoigne aussi d’une plus faible force d’attraction auprès de la frange indécise de l’électorat populaire. Sarkozy apparut en mesure d’apporter quelques réponses à une partie du salariat qui se sent flouée par les politiques libérales. Vis-à-vis d’eux, Sarkozy aura réussi à jouer de démagogie (« je m’adresse à la France qui se lève tôt »), stigmatisant les « assistés » et promettant à ceux qui le veulent de pouvoir « travailler plus pour gagner plus ». Ainsi s’appuyant sur la légitime aspiration à plus de pouvoir d’achat, il détourna cette exigence vers de fausses solutions comme un accès plus facile aux heures supplémentaires.
En face de cela, la candidate du PS, elle, n’essayait même pas de s’adresser aux catégories populaires pour leur proposer de réelles solutions à leur situation.
Si les solutions démagogiques de Sarkozy ont pu avoir un quelconque succès, c’est qu’elles arrivent dans un contexte de recul du rapport de forces pour les travailleurs, après plusieurs années de défaites, masquées par des affrontements flamboyants. C’est d’ailleurs ce contexte qui facilita une campagne du PS menée « à droite », ce contexte aussi qui va rendre difficile les mobilisations de grande ampleur nécessaires pour mettre en échec les plans de Sarkozy et du Medef.
Une autre leçon est évidemment la grande popularité parmi les salariés, les militants du mouvement syndical et associatif de la campagne et des propositions d’Olivier Besancenot durant cette campagne. Cette popularité va bien au-delà de son résultat électoral. Elle met en pleine lumière l’écho que pourrait rencontrer un parti anticapitaliste se situant sur le champ politique de cette campagne et pouvant rassembler les dizaines de milliers de militants qui partagent ces idées et se battent chaque jour pour elles dans leur entreprise, leur quartier, leur syndicat ou leur association. La LCR sait bien qu’elle n’est pas, à elle seule, capable de construire un tel parti. Notre petit succès pour cette campagne et cette élection ne doit nous rendre ni arrogants, ni suffisants.
La LCR sort politiquement et numériquement renforcée de cette élection : politiquement surtout, car ces dernières semaines ont confirmé la nécessité d’une clarté politique sur les choix essentiels pour être audibles et mériter la confiance. Ce besoin de clarté ne doit pas être synonyme de sectarisme ou de repli sur soi, mais au contraire d’assurance dans la nécessité de rassembler très largement au-delà des militants actuellement organisés, de s’adresser à toutes celles et tous ceux qui peuvent partager ce projet de construction d’un parti anticapitaliste. C’est autour de ce projet que se regroupe aujourd’hui une grande majorité de la direction de la LCR, projet avancé par Olivier Besancenot à l’issue de cette campagne. C’est de ce projet que vont débattre les militants de la LCR, mais aussi dans de nombreuses réunions dans toutes les villes et les quartiers ceux et celles qui peuvent être mobilisés par un tel projet.
La situation sociale et politique en France ne sera pas simple dans les mois qui viennent, mais nous pouvons construire un instrument de lutte qui aidera à mener les combats indispensables.