« Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles » : attribuée à l’écrivain suisse alémanique Max Frisch, qui l’aurait énoncée dans les années 1950, cette mise en garde semble décrire la France d’aujourd’hui. Car c’est bien un grand silence politique et médiatique qui accompagne l’affirmation, dans le sillage de la notabilisation électorale du Rassemblement national, d’une extrême droite violente, résolue à en découdre avec la diversité de notre peuple, passant des mots aux actes pour faire comprendre aux musulman·es, aux Arabes, aux immigré·es ou à leurs descendant·es qu’ils n’ont pas droit de cité dans ce pays, même si c’est le leur, même s’ils y sont nés, même s’ils en ont la nationalité.
Désormais, de faits divers tragiques comme à Romans-sur-Isère à des compétitions sportives comme lors d’un match France-Maroc, de l’installation de centres d’accueil de migrant·es (ici à Callac et là à Saint-Brevin) à des manifestations de solidarité avec la Palestine, des bandes d’extrême droite passent systématiquement à l’action violente.
On les a aussi vues jouer les supplétifs de la police lors des révoltes provoquées par la mort du jeune Nahel à Nanterre, parader lors d’un défilé explicitement néofasciste dans les rues de Paris, agresser un maire solidaire des migrant·es, s’en prendre à une librairie libertaire à Lyon, attaquer une marche pour la fierté lesbienne, ou encore multiplier les menaces et les agressions dans le milieu universitaire.
© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart
C’est peu dire que ce retour manifeste de la « peste brune », comme on savait la désigner quand l’antifascisme n’était pas en sommeil, ne suscite pas de réaction de celles et ceux qui nous gouvernent ou de celui qui nous préside. Si prompts à réagir dans l’émotion de l’actualité, on ne les entend guère face à cette expression de plus en plus fréquente, assumée et revendiquée, d’une violence politique qui crie « Islam hors d’Europe » et appelle à des « ratonnades », ces croisades de l’islamophobie ordinaire.
À l’image de ce préfet qui, à Nice, s’entête, contre le droit, à vouloir interdire toute manifestation de solidarité avec les Palestinien·nes et qui, à son poste précédent dans l’Hérault, copinait avec le maire de droite extrême de Béziers, les autorités cultivent une inquiétude à sens unique. Concept aux contours indéfinis, qui permet d’englober des réalités humaines diverses qui n’ont rien à voir avec la violence, l’intégrisme ou le terrorisme, « l’islamisme » est le mot-valise de leur seule priorité, que, de fait, ils partagent avec l’extrême droite.
« L’islamisme » fut ainsi le seul danger expressément nommé par le président du Sénat et la présidente de l’Assemblée nationale dans leur récent appel à une marche « pour la République et contre l’antisémitisme ». La juste cause, ô combien nécessaire et urgente, de la lutte contre l’antisémitisme était ainsi embarquée dans un combat contre un seul et même ennemi, celui que l’extrême droite érige en menace identitaire, installant toutes les réalités humaines que ce mot vague recouvre dans l’imaginaire commun – musulmanes, arabes, africaines, migrantes – en danger vital pour la France, l’Europe et leurs populations. Loin de leur être extérieures, ces réalités tissent pourtant leur diversité. Dès lors, vouloir les exclure, les bannir ou les supprimer, c’est entraîner ces peuples dans une guerre contre eux-mêmes, contre leur propre humanité.
Le champ de l’inégalité naturelle
À rebours des causes communes de l’égalité, qui s’efforcent d’unir toutes les résistances aux haines de l’Autre, de quelque origine qu’il soit, ce ferment de division qui réduisait le refus de l’antisémitisme à un rejet de « l’islamisme » offrit à l’extrême droite, alors même qu’elle est l’héritière de la longue durée antisémite française, l’occasion d’une nouvelle respectabilité. Les aveugles ou les naïfs qui s’y laissent prendre, à l’instar de tel combattant inlassable de la vérité sur la compromission étatique française dans le génocide des juifs d’Europe, devraient s’instruire à la lecture des enquêtes de Mediapart et d’autres médias sur les liens anciens et actifs du Rassemblement national et de Marine Le Pen avec l’extrême droite violente, gudarde ou identitaire.
Dans sa pluralité, qu’elle soit activiste ou intellectuelle, religieuse ou athée, électorale ou radicale, aristocratique ou populiste, l’extrême droite cultive un champ commun, celui de l’inégalité naturelle. Elle ne se résout pas à cette proclamation qui, de la Déclaration française de 1789 à la Déclaration universelle de 1948, reste le socle de toutes les émancipations, des droits fondamentaux et des libertés démocratiques : l’égalité des droits, sans privilège d’origine, de naissance, d’apparence, de condition, de croyance, de civilisation, de culture, de religion, de sexe ou de genre. Dès lors, l’identité est le cheval de Troie de ses assauts contre le cœur de la promesse démocratique. Depuis sa défaite historique dans les décombres du nazisme, elle a toujours cherché à la promouvoir en désignant l’étranger et le différent comme boucs émissaires.
La nouveauté de notre époque est qu’elle est parvenue à placer son obsession au centre du débat public, grâce aux complaisances et aux lâchetés de gouvernants successifs qui cèdent d’autant plus à ces diversions mortifères qu’ils se dérobent face aux urgences sociales, écologiques et démocratiques. Mais elle a fait mieux, ou plutôt pire : elle a réussi à lui donner une force politique active, violente et radicale, par la promotion d’une nouvelle idéologie raciste. Installé à demeure française depuis 2010 et largement repris par l’internationale néonazie, le « grand remplacement » est cette idéologie meurtrière qui, des mots aux actes, est un appel explicite à chasser l’Autre, et d’abord dans son existence musulmane, arabe, africaine ou migrante.
Mais nos gouvernants ont choisi de regarder ailleurs. Leurs priorités disent leur indifférence au danger : ils préfèrent traquer celles et ceux qui y résistent, car lucides sur le projet politique destructeur que porte ce renouveau d’un racisme identitaire. Ainsi, reprenant à l’imaginaire colonialiste le mot de« séparatisme » – cette idée que critiquer la République reviendrait à s’exclure de la Nation –, la loi du 24 août 2021 s’est vigoureusement dressée non pas contre cette menace mais contre les formes d’auto-organisation de ses victimes, notamment musulmanes. Lesquelles victimes ne peuvent que constater combien elles sont livrées à leur solitude, invisibilisées par l’indifférence politique et médiatique.
Il ne vient pas à l’idée du pouvoir, de ses élu·es, de son gouvernement, de ses ministres, de son président, qu’une force politique comme le mouvement d’Éric Zemmour, dont le label « Reconquête » est un appel à chasser de la France une partie de son peuple, incarne un péril autrement grave pour les principes de notre République. Et que, dans une division de travail avantageuse pour l’ascension en respectabilité de Marine Le Pen, cette libération d’un racisme idéologique jusqu’à la violence extrême est le fruit naturel de la normalisation politique et médiatique de l’extrême droite.
La catastrophe commence par des mots dont l’acceptation et la banalisation deviennent ensuite des actes qui nous accoutument au pire. C’est ce que nous avons sous les yeux avec la multiplication de ces expéditions vengeresses au nom d’une identité dont le sang et le sol seraient les maîtres mots. « Un peuple déterminé par son sang et enraciné dans son sol. Voilà une phrase bien simple et lapidaire, mais qui a des conséquences titanesques » : ces lignes, publiées en 1927, sont d’Adolf Hitler dans Mein Kampf après qu’il eut récusé la notion d’individu (pas de libre-arbitre) et le concept d’humanité (pas de droit universel).
En France, aujourd’hui, sans que les pouvoirs publics ou les médias audiovisuels n’y trouvent à redire, les tenant·es de cette pureté de sang et de sol, aussi illusoire que meurtrière, ont pignon sur rue et micro ouvert. Est-il trop tard pour que la société, dans ses forces vives, associatives, syndicales ou politiques, prenant conscience de l’urgence du péril, se dresse pour enfin tenir la digue face à cette déferlante ? Est-il trop tard pour se rassembler autour de la défense de l’essentiel, notre idéal commun d’égalité face aux forces montantes de l’inégalité qui nous entraînent dans une guerre de l’humanité contre elle-même ?
La question nous est posée à tous et à toutes. Car nous serons tous et toutes comptables de nos silences et de nos indifférences.
Edwy Plenel