Une enquête menée par +972 Magazine et Local Call révèle plusieurs facteurs qui auraient contribué au caractère particulièrement destructeur des premières étapes de la guerre actuelle menée par Israël dans la bande de Gaza : l’autorisation élargie donnée à l’armée israélienne pour bombarder des cibles non-militaires, l’assouplissement des contraintes concernant les pertes civiles attendues, et l’utilisation d’un système d’intelligence artificielle pour générer toujours plus de cibles potentielles. Ces facteurs, tels que décrits par les membres actuels et anciens des services de renseignement israéliens, ont sans doute contribué à la survenue de ce qui s’avère être l’une des campagnes militaires les plus meurtrières contre le peuple palestinien depuis la Nakba de 1948.
L’enquête menée par +972 et Local Call est basée sur des conversations avec sept membres actuels et anciens de la communauté du renseignement israélien – y compris des membres du renseignement militaire et de l’armée de l’air – impliqués dans les opérations israéliennes dans la bande assiégée. S’y ajoutent des témoignages, des données et des informations de provenance palestinienne, des documents fournis depuis la bande de Gaza, ainsi que des déclarations officielles du porte-parole de Tsahal et d’autres institutions de l’État israélien.
Comparée aux précédentes attaques israéliennes contre Gaza, la guerre actuelle – qu’Israël a baptisée « Operation Iron Sword » et qui a débuté à la suite de l’attaque menée par le Hamas contre le sud d’Israël le 7 octobre – a vu l’armée étendre considérablement ses bombardements sur Gaza aux cibles qui ne sont pas clairement de nature militaire. Il s’agit notamment de résidences privées ainsi que de bâtiments publics, d’infrastructures et d’immeubles de grande hauteur, que l’armée définit, selon des sources, comme des « cibles de pouvoir » (« matarot otzem »).
Le bombardement de tels « cibles de pouvoir », selon des sources du renseignement qui ont eu une expérience directe de son application à Gaza dans le passé, vise principalement à nuire à la société civile palestinienne : à « créer un choc » qui, entre autres, comme l’a spécifié une source, aura une forte résonance susceptible « d’amener les civils à faire pression sur le Hamas ».
Plusieurs sources, qui ont parlé au +972 et à Local Call sous couvert d’anonymat, ont confirmé que l’armée israélienne dispose de fichiers sur la grande majorité des cibles potentielles à Gaza – y compris les maisons d’habitation – qui stipulent le nombre de civils susceptibles d’être tués lors d’une attaque contre une cible particulière. Ce nombre est calculé et connu à l’avance des unités de renseignement de l’armée, qui savent donc, peu avant de lancer une attaque, combien de civils sont susceptibles d’être tués.
Des Palestiniennes réagissent aux ravages causés par une frappe aérienne israélienne à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 11 novembre 2023. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
Dans un cas évoqué par nos sources, le commandement militaire israélien a sciemment approuvé le meurtre de centaines de civils palestiniens dans le but d’assassiner un seul haut commandant militaire du Hamas. « Les chiffres sont passés de dizaines de morts civiles [considérées acceptables] lors d’opérations précédentes comme dommages collatéraux dans le cadre d’une attaque contre un haut responsable, à des centaines de morts civiles autorisées comme dommages collatéraux », a déclaré une source.
« Rien n’arrive par hasard », a déclaré une autre source. « Lorsqu’une fillette de 3 ans est tuée dans une maison à Gaza, c’est parce que quelqu’un dans l’armée a décidé que ce n’était pas grave qu’elle soit tuée – que c’était un prix qui valait la peine d’être payé pour frapper [une autre] cible. Nous ne sommes pas le Hamas. Ce ne sont pas des fusées aléatoires. Tout est intentionnel. Nous savons exactement l’étendue des dommages collatéraux qu’il y aura dans chaque maison. »
Selon l’enquête, une autre raison expliquant le grand nombre de cibles et les dommages considérables causés à la vie civile à Gaza est l’utilisation généralisée d’un système appelé Habsora (« L’Évangile »), qui repose en grande partie sur l’intelligence artificielle et peut « générer » des cibles presque automatiquement à un rythme qui dépasse de loin ce qui était auparavant possible. Ce système d’IA, tel que décrit par un ancien officier du renseignement, facilite rien moins qu’une « usine d’assassinats de masse ».
Toujours selon nos sources, l’utilisation croissante de systèmes basés sur l’IA comme Habsora permet à l’armée de mener des frappes massives contre des résidences où vit un seul membre du Hamas, même s’il s’agit de jeunes membres de l’organisation. Pourtant, les témoignages de Palestiniens et de Palestiniennes à Gaza suggèrent que depuis le 7 octobre, l’armée a également attaqué de nombreuses résidences privées où ne résidait aucun membre connu ou soupçonné membre du Hamas ou de tout autre groupe militant. De telles frappes, ont confirmé des sources au +972 et à Local Call, peuvent tuer en connaissance de cause des familles entières.
Dans la majorité des cas, ajoutent les sources, l’activité militaire n’est pas menée à partir de ces foyers ciblés. « Je me souviens avoir pensé que c’était comme si [des militants palestiniens] bombardaient toutes les résidences privées de nos familles lorsque nous [les soldats israéliens] retournions dormir à la maison le week-end », se souvient une source critique de cette pratique.
Des Palestiniens devant les décombres d’un bâtiment détruit par les frappes aériennes israéliennes à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 11 novembre 2023. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
Une autre source a déclaré qu’un officier supérieur du renseignement avait affirmé à ses officiers après le 7 octobre que l’objectif étant de « tuer autant de membres du Hamas que possible », les critères concernant le fait de nuire aux civils palestiniens avaient été considérablement assouplis. Ainsi, il existe « des cas dans lesquels nous bombardons en nous basant sur une localisation plutôt approximative de l’endroit où se trouve la cible, tuant ainsi des civils. Cela est souvent fait pour gagner du temps, là où avec un peu plus de travail, on aurait pu obtenir un repérage plus précis », a expliqué la source.
Le résultat de ces politiques est une perte stupéfiante de vies humaines à Gaza depuis le 7 octobre. Plus de 300 familles ont perdu 10 de leurs membres ou plus dans les bombardements israéliens au cours des deux derniers mois – un nombre qui est 15 fois plus élevé que celui de la guerre la plus meurtrière menée par Israël contre Gaza jusqu’à là, en 2014. Au moment de la rédaction de cet article, environ 15 000 Palestiniens et Palestiniennes auraient été tué.e.s dans la guerre, et ce n’est pas fini.
« Tout cela est en vif contraste avec le protocole utilisé par Tsahal dans le passé », a expliqué une source. « On a le sentiment que les hauts responsables de l’armée sont conscients de leur échec du 7 octobre et se demandent comment donner au public israélien une image [de la victoire] qui sauvera leur réputation. »
« Une excuse pour provoquer la destruction »
Israël a lancé son assaut sur Gaza au lendemain de l’offensive du 7 octobre menée par le Hamas dans le sud d’Israël. Au cours de cette attaque, sous une pluie de tirs de roquettes, des militants palestiniens ont massacré plus de 840 civils et tué 350 soldats et membres du personnel de sécurité, enlevé environ 240 personnes – civils et militaires – les amenant à Gaza, et commis des violences sexuelles de tout genre, notamment des viols, selon un rapport de l’ONG Physicians for Human Rights Israël. (Médecins pour les droits de l’homme en Israël).
Dès le lendemain de l’attaque du 7 octobre, les décideurs israéliens ont ouvertement déclaré que la réponse serait d’une ampleur complètement différente des précédentes opérations militaires à Gaza, dans le but déclaré d’éradiquer totalement le Hamas. « On se concentre sur les dommages infligés et non sur l’exactitude », a déclaré le porte-parole de Tsahal, Daniel Hagari, le 9 octobre. L’armée a rapidement traduit ces déclarations en actions.
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, le ministre de la Défense Yoav Gallant et le ministre sans portefeuille Benny Gantz tiennent une conférence de presse conjointe au ministère de la Défense, à Tel Aviv, le 11 novembre 2023. (Marc Israel Sellem/POOL)
Selon les sources qui ont parlé au +972 et à Local Call, les cibles à Gaza qui ont été frappées par l’aviation israélienne peuvent être grossièrement divisées en quatre catégories. La première concerne les « cibles tactiques », qui comprennent des cibles militaires standard telles que des cellules militantes armées, des entrepôts d’armes, des lance-roquettes, des lanceurs de missiles antichar, des fosses de lancement, des mortiers, des quartiers généraux militaires, des postes d’observation, etc.
La seconde concerne les « cibles souterraines » – principalement les tunnels que le Hamas a creusés sous les quartiers de Gaza, y compris sous les habitations civiles. Des frappes aériennes sur ces cibles pouvaient entraîner l’effondrement des maisons situées au-dessus ou à proximité des tunnels.
Le troisième concerne les « cibles de pouvoir », qui comprennent les grands immeubles et les tours résidentielles au cœur des villes, ainsi que les bâtiments publics tels que les universités, les banques et les bureaux gouvernementaux. Selon trois sources du renseignement qui ont participé à la planification ou à la conduite de frappes contre des cibles de pouvoir dans le passé, l’idée derrière l’attaque de telles cibles est qu’une attaque délibérée contre la société palestinienne exercera une « pression civile » sur le Hamas.
La dernière catégorie est constituée des « maisons des familles » ou des « maisons de membres du Hamas ». Le but déclaré de ces attaques est de détruire des résidences privées afin d’assassiner un seul résident soupçonné d’être un membre du Hamas ou du Jihad islamique. Cependant, dans la guerre actuelle, des témoignages palestiniens affirment que certaines des familles tuées ne comprenaient aucun membre de ces organisations.
Au début de la guerre actuelle, l’armée israélienne semble avoir accordé une attention particulière aux troisième et quatrième catégories de cibles. Selon les déclarations du porte-parole de Tsahal le 11 octobre, au cours des cinq premiers jours de combat, la moitié des cibles bombardées – 1 329 sur un total de 2 687 – étaient considérées comme des « cibles de pouvoir ».
Des Palestiniens longent les décombres de bâtiments détruits par les frappes aériennes israéliennes à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, le 28 novembre 2023. (Atia Mohammed/Flash90)
« On nous demande de rechercher des immeubles de grande hauteur dotés d’un demi-étage pouvant être attribué au Hamas », a déclaré une source ayant participé aux précédentes offensives israéliennes à Gaza. « Parfois, il s’agit du bureau du porte-parole d’un groupe militant ou d’un point de rencontre des agents. J’ai compris que l’histoire du demi-étage est un prétexte qui permet à l’armée de causer beaucoup de destructions à Gaza. C’est ce qu’ils nous ont expliqué. »
« S’ils admettaient au monde entier que les bureaux [du Jihad islamique] au 10e étage ne sont pas une cible importante, mais que leur existence est une justification pour démolir tout l’immeuble dans le but de faire pression sur les familles civiles qui y vivent afin qu’elles fassent à leur tour pression sur les organisations terroristes, cela serait considéré comme du terrorisme. Donc ils ne le disent pas », a ajouté la source.
Diverses sources ayant servi dans les unités de renseignement de Tsahal ont déclaré qu’au moins jusqu’à la guerre actuelle, les protocoles de l’armée autorisaient l’attaque de « cibles de pouvoir » uniquement lorsque les bâtiments étaient vides de résidents au moment de l’attaque. Cependant, des témoignages et des vidéos provenant de Gaza suggèrent que depuis le 7 octobre, certaines de ces cibles ont été attaquées sans prévenir leurs occupants, tuant ainsi des familles entières.
Qu’il existe un ciblage à grande échelle des résidences peut être déduit de données publiques et officielles. Selon le bureau des Médias du gouvernement à Gaza – qui fournit le bilan des morts depuis que le ministère de la Santé de Gaza a cessé de le faire le 11 novembre en raison de l’effondrement des services de santé dans la bande – au moment où le cessez-le-feu temporaire est entré en vigueur le 23 novembre, Israël avait tué 14 800 Palestiniens à Gaza ; environ 6 000 d’entre eux étaient des enfants et 4 000 des femmes, ce qui représente plus de 67% du total. Les chiffres fournis par le ministère de la Santé et le bureau des Médias du gouvernement – qui relèvent tous deux du gouvernement du Hamas – ne s’écartent pas de manière significative des estimations israéliennes.
Le ministère de la Santé de Gaza ne précise pas non plus combien de morts appartenaient aux branches militaires du Hamas ou du Jihad islamique. L’armée israélienne estime avoir tué entre 1 000 et 3000 militants palestiniens armés. Selon les médias israéliens, certains des militants morts sont enterrés sous les décombres ou à l’intérieur du système de tunnels souterrains du Hamas et n’ont donc pas été comptabilisés dans les décomptes officiels.
Des Palestiniens tentent d’éteindre un incendie après une frappe aérienne israélienne sur une maison du camp de réfugiés de Shaboura, dans la ville de Rafah, au sud de la bande de Gaza, le 17 novembre 2023. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
Les données de l’ONU pour la période allant jusqu’au 11 novembre, date à laquelle Israël avait déjà tué 11 078 Palestiniens et Palestiniennes à Gaza, indiquent qu’au moins 312 familles ont perdu 10 personnes ou plus dans l’actuelle attaque israélienne. (À titre de comparaison, lors de l’Operation Protective Edge » en 2014, 20 familles à Gaza ont perdu 10 personnes ou plus.) Au moins 189 familles ont perdu entre six et neuf personnes selon les données de l’ONU, tandis que 549 familles ont perdu entre deux et cinq personnes. Aucune mise à jour détaillée des données n’a encore été fournie concernant les chiffres des victimes publiés depuis le 11 novembre.
Les attaques massives contre des cibles dit « de pouvoir » et contre des résidences privées ont eu lieu au moment même où l’armée israélienne, le 13 octobre, appelait les 1,1 million d’habitants du nord de la bande de Gaza – la plupart résident de la ville de Gaza – à quitter leurs maisons et à déménager au sud de la bande. À cette date, un nombre record de cibles de pouvoir avaient déjà été bombardées et plus de 1 000 Palestiniens et Palestiniennes, dont des centaines d’enfants, avaient déjà trouvé la mort .
Au total, selon l’ONU, 1,7 million de Palestiniens et de Palestiniennes, soit la grande majorité de la population de la bande, ont été déplacé.e.s à l’intérieur de Gaza depuis le 7 octobre. L’armée a affirmé que la demande d’évacuer le nord de la bande visait à protéger les vies civiles. La population palestinienne considère cependant ce déplacement massif comme faisant partie d’une « nouvelle Nakba » – une tentative de nettoyage ethnique d’une partie ou de la totalité du territoire.
« Ils ont démoli un grand bâtiment rien que pour le plaisir »
Selon l’armée israélienne, au cours des cinq premiers jours de combat, elle a largué 6 000 bombes sur la bande de Gaza, pour un poids total d’environ 4 000 tonnes. Les médias ont rapporté que l’armée avait anéanti des quartiers entiers. Selon le Centre Al Mezan pour les droits de l’homme, basé à Gaza, ces attaques ont conduit à « la destruction complète des quartiers résidentiels, à la destruction des infrastructures et au massacre des habitants ».
Comme documenté par Al Mezan et par de nombreuses images provenant de Gaza, Israël a bombardé l’Université islamique de Gaza, l’Association du barreau palestinien, un bâtiment de l’ONU dédié à un programme éducatif pour étudiants d’exception, un bâtiment appartenant à la Société palestinienne de télécommunications, le ministère de l’Économie nationale, le ministère de la Culture, des routes et des dizaines d’immeubles et de maisons – en particulier dans les quartiers nord de Gaza.
Ce qui reste de la mosquée Al-Amin Muhammad qui a été détruite lors d’une frappe aérienne israélienne le 20 octobre, camp de réfugiés de Khan Younis, sud de la bande de Gaza, le 31 octobre 2023. (Mohammed Zaanoun/Activestills)
Au cinquième jour des combats, le porte-parole de Tsahal a distribué aux journalistes militaires en Israël des images satellite « d’avant et d’après » de certains quartiers du nord de la bande de Gaza, comme Shuja’iyya et Al-Furqan (surnommé d’après une mosquée de la région) dans la ville de Gaza, des images montrant des dizaines de maisons et de bâtiments détruits. L’armée israélienne a déclaré avoir frappé 182 cibles de pouvoir à Shuja’iyya et 312 cibles de pouvoir à Al-Furqan.
Le chef d’état-major de l’armée de l’air israélienne, Omer Tishler, a déclaré aux journalistes militaires que toutes ces attaques visaient une cible militaire légitime, mais aussi que des quartiers entiers avaient été attaqués « à grande échelle et non de manière chirurgicale ». Notant que la moitié des cibles militaires jusqu’au 11 octobre étaient des cibles de pouvoir, le porte-parole de Tsahal a déclaré que « des quartiers qui servent de nids terroristes au Hamas » ont été attaqués et que des dommages ont été causés au « quartiers généraux opérationnels », aux « moyens opérationnels » et aux « moyens utilisés par des organisations terroristes à l’intérieur d’immeubles résidentiels ». Le 12 octobre, l’armée israélienne a annoncé avoir tué trois « hauts responsables du Hamas », dont deux faisaient partie de l’aile politique du groupe.
Pourtant, malgré les bombardements israéliens effrénés, les dégâts causés à l’infrastructure militaire du Hamas dans le nord de Gaza au cours des premiers jours de la guerre semblent avoir été très minimes. En effet, des sources du renseignement ont déclaré à +972 et Local Call que les cibles militaires au cœur des cibles du pouvoir ont déjà été utilisées à plusieurs reprises comme prétexte pour nuire à la population civile. « Le Hamas est partout à Gaza ; il n’y a aucun bâtiment qui n’ait quelque chose du Hamas, donc si vous voulez transformer un grand immeuble en cible, pas de problème », a déclaré un ancien responsable des renseignements.
« Ils ne frapperont jamais un grand immeuble qui n’a pas quelque chose qui permet de le définir comme cible militaire », a déclaré une autre source de renseignement qui a organisé des frappes précédentes contre des cibles du pouvoir. « Il y aura toujours un étage [qui est associé au Hamas] quelque part dans les grands immeubles. Mais pour l’essentiel, lorsqu’il s’agit d’objectifs de pouvoir, il est clair que l’objectif n’a pas une valeur militaire telle que pourrait se justifier une attaque qui ferait tomber tout un bâtiment vide au milieu d’une ville à l’aide de six avions et des bombes pesant plusieurs tonnes. »
En effet, selon des sources qui ont participé à la compilation des cibles de pouvoir lors des guerres précédentes, bien que le fichier des cibles contienne généralement un lien quelconque avec le Hamas ou avec d’autres groupes militants, la frappe de la cible fonctionne principalement comme un « moyen permettant d’infliger des dommages à la société civile. » Les sources ont compris, certaines explicitement, d’autres implicitement, que le véritable objectif de ces attaques est de nuire aux civils.
Des survivants palestiniens sont sortis des décombres des maisons détruites lors d’une frappe aérienne israélienne dans la ville de Rafah, au sud de la bande de Gaza, le 20 novembre 2023. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
En mai 2021, par exemple, Israël a été fortement critiqué pour avoir bombardé la tour Al-Jalaa , qui abritait d’importants médias internationaux tels qu’Al Jazeera, l’AP et l’AFP. L’armée a affirmé que le bâtiment était une cible militaire du Hamas ; des sources ont déclaré à +972 et à Local Call qu’il s’agissait en fait d’une cible de pouvoir.
« Le sentiment est que cela fait vraiment mal au Hamas lorsque des grands immeubles sont démolis, car cela crée une réaction publique dans la bande de Gaza et effraie la population », a déclaré l’une des sources. « Ils veulent donner aux citoyens de Gaza le sentiment que le Hamas ne contrôle pas la situation. Parfois, ils ont fait tomber des bâtiments, parfois des bureaux de poste et des bâtiments gouvernementaux. »
Bien qu’il soit sans précédent que l’armée israélienne attaque plus de 1 000 cibles de pouvoir en cinq jours, l’idée de provoquer une dévastation massive des zones civiles à des fins stratégiques avait déjà été formulée lors d’opérations militaires antérieures à Gaza, finement mise au point dans la dite Doctrine Dahiya de la Seconde Guerre du Liban de 2006.
Selon cette doctrine – développée par l’ancien chef d’état-major de Tsahal Gadi Eizenkot, aujourd’hui membre de la Knesset et de l’actuel cabinet de guerre – dans une guerre contre des groupes guérillas tels que le Hamas ou le Hezbollah, Israël doit utiliser une force disproportionnée et écrasante, ciblant des infrastructures civiles et gouvernementales dans une optique de dissuasion, pour pousser la population civile à faire pression sur les groupes militants pour qu’ils mettent fin à leurs attaques. Le concept de « cibles de pouvoir » semble être issu de cette même logique.
La première fois que l’armée israélienne a défini publiquement des cibles de pouvoir à Gaza, c’était à la fin de l’opération Protective Edge en 2014. L’armée a bombardé quatre bâtiments au cours des quatre derniers jours de la guerre – trois immeubles résidentiels à plusieurs étages dans la ville de Gaza et un grand immeuble à Rafah. Les responsables de la sécurité avaient expliqué à l’époque que les attaques visaient à faire comprendre à la population palestinienne de Gaza que « plus rien n’est à l’abri » et à faire pression sur le Hamas pour qu’il accepte un cessez-le-feu. « Les preuves que nous avons recueillies montrent que la destruction massive [des bâtiments] a été effectuée délibérément et sans aucune justification militaire », a indiqué un rapport d’Amnesty fin 2014.
La fumée s’élève après qu’une frappe aérienne israélienne a atteint la tour Al-Jalaa, qui abrite des appartements et plusieurs médias, dont Associated Press et Al Jazeera, ville de Gaza, le 15 mai 2021. (Atia Mohammed/Flash90)
Lors d’une autre escalade de violence qui a débuté en novembre 2018, l’armée a de nouveau attaqué des cibles du pouvoir. Cette fois-là, Israël a bombardé des immeubles de grande hauteur, des centres commerciaux et le bâtiment de la chaîne de télévision Al-Aqsa, affiliée au Hamas. « Attaquer des cibles de pouvoir produit un effet très significatif chez l’adversaire », a déclaré à l’époque un officier de l’armée de l’air. « Nous l’avons fait sans tuer personne et nous avons fait en sorte que le bâtiment et ses environs soient préalablement évacués. »
Les opérations précédentes ont également montré à quel point le fait de frapper ces cibles vise non seulement à nuire au moral de la population palestinienne, mais aussi à relever le moral en Israël. Haaretz a révélé que lors de l’opération Gardien des murs en 2021, l’unité du porte-parole de Tsahal a mené une opération psychologique (un « psy-op ») en direction des citoyen.ne.s israélien.ne.s afin de les sensibiliser davantage aux opérations de Tsahal à Gaza et aux dommages qu’elles ont provoqués dans la population palestinienne. Les soldats, qui ont utilisé de faux comptes de réseaux sociaux pour dissimuler l’origine de la campagne, ont téléchargé des images et des clips des frappes militaires à Gaza sur Twitter, Facebook, Instagram et TikTok afin de démontrer les prouesses de l’armée au public israélien.
Lors de l’assaut de 2021, Israël a frappé neuf cibles définies comme des cibles de pouvoir – toutes des immeubles de grande hauteur. « L’objectif était de faire effondrer des grands immeubles afin de faire pression sur le Hamas, et aussi pour que le public [israélien] voie une image de victoire », a déclaré une source des services de sécurité à +972 et à Local Call.
Cependant, la source a poursuivi, « cela n’a pas fonctionné. En tant que personne ayant suivi le Hamas, j’ai pu constater à quel point ils faisaient peu état des civils et des bâtiments qui ont été démolis. Parfois, l’armée trouvait quelque chose de lié au Hamas dans un grand immeuble, mais il aurait été possible d’atteindre cette cible spécifique avec des armes plus précises. En fin de compte, ils ont démoli un grand immeuble simplement pour le plaisir. »
« Tout le monde cherchait ses enfants dans les tas »
Non seulement la guerre actuelle a vu Israël attaquer un nombre sans précédent de cibles de pouvoir, mais elle a également vu l’armée abandonner ses politiques antérieures visant à éviter de nuire aux civils. Alors qu’auparavant la procédure officielle de l’armée était qu’il était possible d’attaquer des cibles de pouvoir seulement après que tous les civils en aient été évacués, les témoignages d’habitants palestiniens de Gaza indiquent que, depuis le 7 octobre, Israël a attaqué des immeubles alors que leurs habitants étaient encore à l’intérieur et sans avoir pris des mesures significatives pour les évacuer, entraînant de nombreuses morts civiles.
Des Palestiniens devant les décombres d’un bâtiment détruit après une frappe aérienne israélienne dans le centre de la bande de Gaza, le 5 novembre 2023. (Atia Mohammed/Flash90)
De telles attaques aboutissent très souvent au meurtre de familles entières, comme cela a été le cas lors d’offensives précédentes ; selon une enquête menée par l’AP après la guerre de 2014, environ 89% des personnes tuées dans les bombardements aériens sur des maisons étaient des résidents non armés, et la plupart étaient des enfants et des femmes.
Tishler, le chef d’état-major de l’armée de l’air, a confirmé un changement de politique, déclarant aux journalistes que la politique de « frappe sur le toit » de l’armée – il s’agit d’une petite frappe initiale sur le toit d’un immeuble pour avertir les résidents que leur immeuble est sur le point d’être bombardé– n’est plus utilisé « s’il y a un ennemi ». La frappe d’avertissement sur le toit, a déclaré Tishler, est « un terme qui s’applique aux cycles [de combats] et non à la guerre ».
Les sources qui ont déjà travaillé sur des cibles de pouvoir ont déclaré que la stratégie éhontée de la guerre actuelle pourrait représenter une évolution dangereuse l’attaque de cibles de pouvoir était initialement destiné à « choquer » Gaza mais pas nécessairement à tuer un grand nombre de civils. « Les cibles ont été conçues en partant du principe que les immeubles seraient évacués de leurs habitants. En conséquence, lorsque nous travaillions sur [la compilation des cibles], il n’y avait aucune inquiétude quant au nombre de civils qui seraient blessés – on savait que le nombre serait toujours zéro », a déclaré une source avec une solide connaissance de cette tactique.
« Ce schéma prévoyait une évacuation totale [des bâtiments ciblés], qui prendrait deux à trois heures, pendant laquelle les habitants seraient appelés [par téléphone pour évacuer], des missiles d’avertissement seraient tirés, et pendant laquelle nous vérifierions également avec des images de drones que les gens quittaient effectivement l’immeuble », a ajouté la source.
Cependant, des éléments de preuve provenant de Gaza suggèrent que certains grands immeubles – dont nous supposons qu’ils étaient des cibles de pouvoir – ont été détruits sans avertissement préalable. +972 et Local Call ont localisé au moins deux cas au cours de la guerre actuelle où des immeubles résidentiels entiers ont été bombardés et se sont effondrés sans avertissement, et un cas où, selon les indices, un immeuble de grande hauteur s’est effondré sur des civils qui se trouvaient à l’intérieur.
La dévastation est visible dans le quartier d’Al-Rimal, au cœur de la ville de Gaza, après les bombardements israéliens, le 23 octobre 2023. (Mohammed Zaanoun/Activestills)
Le 10 octobre, Israël a bombardé le bâtiment Babel à Gaza, selon le témoignage de Bilal Abu Hatzira, qui a sauvé les corps des ruines cette nuit-là. Dix personnes ont été tuées dans l’attaque du bâtiment, dont trois journalistes.
Le 25 octobre, le bâtiment résidentiel Al-Taj de douze étages, dans la ville de Gaza, a été entièrement bombardé, tuant sans avertissement toutes les familles qui y vivaient. Selon les témoignages d’habitants, environ 120 personnes ont été ensevelies sous les ruines de leurs appartements. Yousef Amar Sharaf, un habitant d’Al-Taj, a écrit sur X (ancien Twitter) que 37 membres de sa famille qui vivaient dans le bâtiment ont été tués dans l’attaque : « Mon Cher Père et ma mère, ma femme bien-aimée, mes fils et la plupart de mes frères et leurs familles. » Les habitants ont déclaré que de nombreuses bombes avaient été larguées, endommageant ou détruisant également les appartements des immeubles voisins.
Six jours plus tard, le 31 octobre, un immeuble résidentiel de huit étages, Al-Mohandseen, a été bombardé sans préavis. Entre 30 et 45 corps auraient été retrouvés dans les ruines le premier jour. Un bébé a été retrouvé vivant, sans ses parents. Les journalistes ont estimé que plus de 150 personnes avaient été tuées dans l’attaque, nombre d’entre elles restant ensevelies sous les décombres.
Le bâtiment se trouvait autrefois dans le camp de réfugiés de Nuseirat, au sud de Wadi Gaza – dans la prétendue « zone de sécurité » vers laquelle Israël dirigeait les Palestiniens et Palestiniennes qui ont fui leurs maisons dans le nord et le centre de Gaza – et servait donc, selon des témoignages, d’abri temporaire aux déplacé.e.s.
Selon une enquête d’Amnesty International, Israël a bombardé, le 9 octobre, au moins trois immeubles à plusieurs étages, ainsi qu’un marché aux puces ouvert dans une rue bondée du camp de réfugiés de Jabaliya, tuant au moins 69 personnes. « Les corps étaient brûlés… Je ne voulais pas regarder, j’avais peur de regarder le visage d’Imad », a déclaré le père d’un enfant abattu. « Les corps étaient jonchés sur le sol. Tout le monde cherchait ses enfants dans ces tas. Je n’ai reconnu mon fils qu’à son pantalon. Je voulais l’enterrer immédiatement, alors j’ai porté mon fils et je l’ai sorti de là. »
Un tank israélien à l’intérieur du camp de réfugiés d’Al-Shati, au nord de la bande de Gaza, le 16 novembre 2023. (Yonatan Sindel/Flash90)
Selon l’enquête d’Amnesty, l’armée a déclaré que l’attaque contre la zone du marché visait une mosquée « où se trouvaient des membres du Hamas ». Pourtant, selon la même enquête, les images satellites ne montrent pas de mosquée à proximité.
Le porte-parole de Tsahal n’a pas répondu aux questions du +972 et de Local Call concernant des attaques spécifiques, mais a déclaré de manière plus générale que « Tsahal a fourni des avertissements sous des modes divers avant les attaques et, lorsque les circonstances le permettaient, a également adressé des avertissements individuels par le biais d’appels téléphoniques aux personnes qui étaient sur ou à proximité des cibles (il y eut plus de 25 000 conversations en direct pendant la guerre, en plus des millions de conversations enregistrées, de SMS et de tracts largués depuis les airs dans le but d’avertir la population). En général, Tsahal s’efforce de réduire autant que possible les dommages causés aux civils dans le cadre des attaques, malgré le défi de combattre une organisation terroriste qui utilise les citoyens de Gaza comme boucliers humains. »
« La machine a produit 100 cibles en une journée »
Selon le porte-parole de Tsahal, à la date du 10 novembre, Israël avait attaqué, au cours des 35 premiers jours de combat, un total de 15 000 cibles à Gaza. Selon plusieurs sources, il s’agit d’un chiffre très élevé par rapport aux quatre opérations majeures précédentes dans la bande de Gaza. Lors de l’opération Guardian of the Walls en 2021, Israël a attaqué 1 500 cibles en 11 jours. Lors de Protective Edge en 2014, qui a duré 51 jours, Israël a frappé entre 5 266 et 6 231 cibles. Durant l’opération Pillar of Defense en 2012, environ 1 500 cibles ont été attaquées en huit jours. Et lors de Cast Lead en 2008, Israël a frappé 3 400 cibles en 22 jours.
Des sources de renseignement ayant servi lors des opérations précédentes ont également déclaré à +972 et à Local Call que, 10 jours en 2021 et trois semaines en 2014 avec, pour chaque opération, un taux d’attaque de 100 à 200 cibles par jour, ont suffi pour conduire à une situation où l’armée de l’air israélienne n’avait plus de cibles de valeur militaire. Pourquoi, alors, après presque deux mois, l’armée israélienne n’est-elle pas encore à court de cibles dans la guerre actuelle ?
La réponse réside peut-être dans une déclaration du porte-parole de Tsahal du 2 novembre, qui explique que l’armée utilise désormais le système d’intelligence artificielle Habsora (« L’Évangile »), lequel, selon le porte-parole, « permet d’utiliser des outils automatiques pour produire des cibles à un rythme rapide, et œuvre à l’amélioration d’un matériel de renseignement précis et de haute qualité en fonction des besoins [opérationnels] ».
Artillerie israélienne stationnée près de la barrière de Gaza, dans le sud d’Israël, le 2 novembre 2023. (Chaim Goldberg/Flash90)
Dans le communiqué, un haut responsable du renseignement aurait déclaré que grâce à Habsora, des cibles sont créées pour des frappes de précision « qui infligent de gros dégâts à l’ennemi mais des dégâts minimes aux non-combattants. Les membres du Hamas ne sont jamais à l’abri, où qu’ils se cachent ».
Selon des sources de renseignement, Habsora génère, entre autres, des recommandations automatiques ciblant, en vue de les attaquer, des résidences privées où vivent des personnes soupçonnées d’être des membres du Hamas ou du Jihad islamique. Israël mène alors des opérations d’assassinats à grande échelle en bombardant massivement ces maisons d’habitation.
Habsora, a expliqué l’une des sources, traite d’énormes quantités de données que « des dizaines de milliers d’agents de renseignement ne pourraient pas traiter » et recommande des sites de bombardement en temps réel. Étant donné que la plupart des hauts responsables du Hamas se dirigent vers les tunnels souterrains au début de toute opération militaire, affirment les sources, l’utilisation d’un système comme Habsora permet de localiser et d’attaquer les maisons d’agents relativement juniors.
Un ancien officier des renseignements a expliqué que le système Habsora permet à l’armée de gérer une « usine d’assassinats de masse », dans laquelle « l’accent est mis sur la quantité et non sur la qualité ». Un œil humain « surveille les cibles avant chaque attaque, mais il n’a pas besoin de passer beaucoup de temps là-dessus ». Étant donné qu’Israël estime qu’il y a environ 30 000 membres du Hamas à Gaza et qu’ils sont tous condamnés à mort, le nombre de cibles potentielles est énorme.
En 2019, l’armée israélienne a créé un nouveau centre visant à utiliser l’IA pour accélérer la génération de cibles. « La Targets Administrative Division est une unité qui comprend des centaines d’officiers et de soldats et qui s’appuie sur des capacités d’IA », a déclaré l’ancien chef d’état-major de Tsahal, Aviv Kochavi, dans un entretien approfondi avec Ynet plus tôt cette année .
Des Palestiniens recherchent des blessé.e.s après une frappe aérienne israélienne sur une maison du camp de réfugiés de Shaboura, dans la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 17 novembre 2023. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
« Il s’agit d’une machine qui, avec l’aide de l’IA, traite beaucoup de données mieux et plus rapidement que n’importe quel humain, et les traduit en cibles d’attaque », a poursuivi Kochavi. « Le résultat a été que lors de l’opération Guardian of the Walls [en 2021], cette machine, dès son activation, a généré 100 nouvelles cibles chaque jour. Vous voyez, dans le passé, il y eut des moments à Gaza où nous pouvions créer au mieux 50 cibles par an. Et voilà que cette machine peut produire 100 cibles en une journée. »
« Nous préparons les cibles automatiquement et travaillons suivant une liste de contrôle », a déclaré, à +972 et à Local Call, l’une des sources qui a travaillé dans la nouvelle Targets Administrative Division. « C’est vraiment comme une usine. Nous travaillons rapidement et nous n’avons pas le temps d’approfondir la cible. Nous sommes plutôt jugés en fonction du nombre de cibles que nous parvenons à générer. »
Un haut responsable militaire en charge de la banque de cibles au Jerusalem Post plus tôt cette année a déclaré que, grâce aux systèmes d’IA de l’armée, pour la première fois, l’armée peut générer de nouvelles cibles à un rythme plus rapide qu’elle n’attaque. Une autre source a déclaré que l’on doit à la doctrine Dahiya cette volonté de générer automatiquement un grand nombre de cibles.
Les systèmes automatisés comme Habsora ont ainsi grandement facilité le travail des officiers du renseignement israélien dans la prise de décisions lors des opérations militaires, y compris lorsqu’il s’agit de calculer les pertes potentielles. Cinq sources différentes ont confirmé que le nombre de civils susceptibles d’être tués lors d’attaques contre des résidences privées est connu à l’avance des renseignements israéliens et apparaît clairement dans le dossier « cibles » dans la catégorie des « dommages collatéraux ».
Selon ces sources, il existe des degrés de dommages collatéraux qui permettent à l’armée de déterminer s’il est possible d’attaquer une cible à l’intérieur d’une résidence privée. « Lorsque la directive générale lit : « dommages collatéraux 5« , cela signifie que nous sommes autorisés à frapper toutes les cibles qui tueront cinq civils ou moins – c’est-à-dire que nous pouvons agir sur tous les fichiers de cibles qui rentrent dans cette case », a déclaré l’une des sources.
Des Palestiniens se rassemblent autour des restes d’une tour abritant des bureaux qui, selon des témoins, a été détruite par une frappe aérienne israélienne dans la ville de Gaza, le 26 août 2014. (Emad Nassar/Flash90)
« Dans le passé, nous ne marquions pas régulièrement les maisons des membres subalternes du Hamas pour les bombarder », a déclaré un responsable de la sécurité qui a participé à des attaques de cibles lors d’opérations précédentes. « À mon époque, si la maison sur laquelle je travaillais portait la mention « dommages collatéraux 5 », elle ne serait pas toujours approuvée [pour attaque] ». On avait le feu-vert, a-t-il expliqué, seulement si l’on savait qu’un haut commandant du Hamas vivait dans la maison.
« D’après ce que je comprends, aujourd’hui, ils peuvent marquer toutes les maisons de [tout membre militaire du Hamas, quel que soit son rang] », a poursuivi la source. « Cela fait beaucoup de maisons. Les membres du Hamas qui ne comptent vraiment pour rien vivent dans des maisons à travers tout Gaza. Alors ils marquent la maison, la bombardent et tuent tout le monde qui s’y trouve. »
Une politique concertée de bombardement des maisons d’habitation
Le 22 octobre, l’armée de l’air israélienne a bombardé le domicile du journaliste palestinien Ahmed Alnaouq, dans la ville de Deir al-Balah. Ahmed est un ami proche et un collègue. Il y a quatre ans, nous avons fondé une page Facebook en hébreu intitulée Across the Wall dans le but de faire entendre au public israélien les voix palestiniennes de Gaza.
La frappe du 22 octobre a fait chuter des blocs de béton sur toute la famille d’Ahmed, tuant son père, ses frères, ses sœurs et tous leurs enfants, y compris des bébés. Seule sa nièce de 12 ans, Malak, a survécu dans un état critique, le corps gravement brûlé. Quelques jours plus tard, Malak aussi est morte.
Vingt et un membres de la famille d’Ahmed ont été tués au total, enterrés sous leur maison. Aucun d’entre eux n’était militant. Le plus jeune avait 2 ans ; l’aîné, son père, en avait 75. Ahmed, qui vit actuellement au Royaume-Uni, est désormais le seul membre survivant de sa famille.
L’hôpital Al-Nasser de Khan Younis regorge de corps de Palestiniens et de Palestiniennes tué.e.s ou blessé.e.s pendant la nuit lors de frappes aériennes israéliennes dans la bande de Gaza, le 25 octobre 2023. (Mohammed Zaanoun/Activestills)
Le groupe WhatsApp de la famille d’Ahmed avait pour nom Better Together (« Mieux ensemble »). Le dernier message qui y apparaît a été envoyé par lui, peu après minuit, la nuit où il a perdu sa famille. « Quelqu’un peut-il me dire que tout va bien », a-t-il écrit. Personne n’a répondu. Il s’est endormi, mais s’est réveillé paniqué à 4 heures du matin. Trempé de sueur, il a de nouveau vérifié son téléphone. Silence. Puis il a reçu un message d’un ami lui annonçant la terrible nouvelle.
Le cas d’Ahmed est courant à Gaza ces jours-ci. Dans des interviews à la presse, les responsables des hôpitaux de Gaza ont repris la même description : les familles entrent dans les hôpitaux comme une succession de cadavres, un enfant suivi de son père suivi de son grand-père. Les corps sont tous recouverts de saleté et de sang.
Selon d’anciens officiers des renseignements israéliens, dans de nombreux cas où une résidence privée est bombardée, le but est « l’assassinat de membres du Hamas ou du Jihad », et ces cibles ne sont attaquées que lorsque l’agent du groupe militant entre dans la maison. Les chercheurs en renseignement savent si les membres de la famille ou les voisins de l’agent risquent également de mourir lors d’une attaque, et ils savent comment calculer combien d’entre eux pourraient mourir. Chacune des sources a précisé qu’il s’agit à chaque fois de résidences privées, où, dans la majorité des cas, aucune activité militaire n’est menée.
+972 et Local Call ne disposent pas de données sur le nombre d’agents de la branche militaire des groupes jihadistes qui ont effectivement été tués ou blessés par des frappes aériennes contre des résidences privées au cours de la guerre actuelle, mais il existe de nombreuses preuves que, dans de multiples cas, il n’y avait présent aucun membre du Hamas ou du Jihad islamique, qu’il s’agisse de la branche militaire ou politique de ceux-ci.
Le 10 octobre, l’armée de l’air israélienne a bombardé un immeuble dans le quartier de Sheikh Radwan à Gaza, tuant 40 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants. Dans l’une des vidéos choquantes prises après l’attaque, on voit des gens crier, tenant ce qui semble être une poupée retirée des ruines de la maison et la passant de main en main. Lorsque le champ s’élargit, on voit qu’il ne s’agit pas d’une poupée, mais du corps d’un bébé.
Les services de secours palestiniens retirent les corps des membres de la famille Shaaban, tous les six tués lors d’une frappe aérienne israélienne sur le quartier de Sheikh Radwan, à l’ouest de Gaza, le 9 octobre 2023. (Mohammed Zaanoun)
L’un des habitants a déclaré que 19 membres de sa famille avaient été tués lors de la frappe. Un autre survivant a écrit sur Facebook qu’il n’avait retrouvé que l’épaule de son fils dans les décombres. Amnesty a enquêté sur l’attaque et a découvert qu’un membre du Hamas vivait à l’un des étages supérieurs du bâtiment, mais n’était pas présent au moment de l’attaque.
Le bombardement des maisons d’habitation où sont censés vivre des membres du Hamas ou du Jihad islamique est probablement devenu une politique plus concertée de Tsahal au moment de Operation Protective Edge en 2014. À l’époque, 606 Palestiniens et de Palestiniennes – environ un quart des civils tués au cours des 51 jours de combat – étaient membres de familles dont les maisons ont été bombardées. Un rapport de l’ONU de 2015 l’a défini à la fois comme un possible crime de guerre et comme « une nouvelle modalité » d’action qui « a conduit à la mort de familles entières ».
En 2014, 93 bébés ont été tués à la suite de bombardements israéliens contre des maisons d’habitation, dont 13 avaient moins d’un an. Il y a un mois, 286 bébés âgés de 1 an ou moins avaient déjà été identifiés comme ayant été tués à Gaza, selon une liste d’identité détaillée comportant l’âge des victimes publiée par le ministère de la Santé de Gaza le 26 octobre. Depuis, ce nombre a probablement doublé ou triplé. .
Cependant, dans de nombreux cas, et notamment lors des attaques actuelles contre Gaza, l’armée israélienne a mené des attaques qui ont frappé des résidences privées même en l’absence de cible militaire connue ou claire. Par exemple, selon le Comité pour la protection des journalistes, à la date du 29 novembre, Israël avait tué 50 journalistes palestiniens et palestiniennes à Gaza, dont certain.e.s à la maison avec leurs familles.
Roshdi Sarraj, 31 ans, journaliste de Gaza né au Royaume-Uni, a fondé un média à Gaza appelé « Ain Media ». Le 22 octobre, une bombe israélienne a frappé la maison de ses parents où il dormait, le tuant. La journaliste Salam Mema est également morte sous les ruines de sa maison bombardée. Parmi ses trois jeunes enfants, Hadi, 7 ans, est décédé, tandis que Sham, 3 ans, n’a pas encore été retrouvée dans les décombres. Deux autres journalistes, Duaa Sharaf et Salma Makhaimer, ont été tuées avec leurs enfants à leur domicile.
Un avion de guerre israélien survole la bande de Gaza, le 13 novembre 2023. (Yonatan Sindel/Flash90)
Les analystes israéliens ont admis que l’efficacité militaire de ce type d’attaques aériennes disproportionnées est limitée. Deux semaines après le début des bombardements à Gaza (et avant l’invasion terrestre) — après que les corps de 1 903 enfants, environ 1 000 femmes et 187 hommes âgés aient été dénombrés dans la bande de Gaza — le commentateur israélien Avi Issacharoff a tweeté : « Aussi dur que c’est à entendre, au 14e jour de combats, il ne semble pas que la branche militaire du Hamas ait été significativement touchée. Le préjudice le plus important causé aux dirigeants de la branche militaire est l’assassinat du [commandant du Hamas] Ayman Nofal. »
Combattre des animaux humains
Les militants du Hamas opèrent régulièrement à partir d’un réseau complexe de tunnels construits sous de vastes étendues de la bande de Gaza. Ces tunnels, comme l’ont confirmé les anciens officiers des renseignements israéliens avec qui nous avons parlé, passent également sous les maisons et les routes. Par conséquent, les tentatives israéliennes de les détruire par des frappes aériennes sont susceptibles, dans de nombreux cas, de conduire à la mort de civils. C’est peut-être une autre raison du nombre élevé de familles palestiniennes anéanties lors de l’offensive actuelle.
Les agents du renseignement interrogés pour cet article ont déclaré que la façon dont le Hamas a conçu le réseau de tunnels à Gaza exploite sciemment la population civile et ses infrastructures en surface. Ces affirmations ont également servi de base à la campagne médiatique menée par Israël en ce qui concerne les attaques et raids contre l’hôpital Al-Shifa et les tunnels découverts sous celui-ci.
Israël a également attaqué un grand nombre de cibles militaires : membres armés du Hamas, sites de lancement de roquettes, tireurs d’élite, escouades antichars, quartiers généraux militaires, bases, postes d’observation, etc. Depuis le début de l’invasion terrestre, des bombardements aériens et des tirs d’artillerie lourde ont été utilisés pour soutenir les troupes israéliennes sur le terrain. Les experts en droit international estiment que ces cibles sont légitimes, à condition que les frappes respectent le principe de proportionnalité.
En réponse à une demande du +972 et de Local Call pour cet article, le porte-parole de Tsahal a déclaré : « Tsahal est attaché au droit international et agit conformément à celui-ci. Ce faisant, il attaque des cibles militaires et n’attaque pas des civils. L’organisation terroriste Hamas place ses agents et ses moyens militaires au cœur de la population civile. Le Hamas utilise systématiquement la population civile comme bouclier humain et mène les combats depuis des bâtiments civils, y compris des sites sensibles tels que des hôpitaux, des mosquées, des écoles et des installations de l’ONU. »
Les sources du renseignement qui ont parlé au +972 et à Local Call ont également affirmé que dans de nombreux cas, le Hamas « met délibérément en danger la population civile de Gaza et tente d’empêcher par la force les civils d’évacuer ». Deux sources ont déclaré que les dirigeants du Hamas « comprennent que les dommages causés aux civils par Israël leur donnent une légitimité dans les combats ».
Les destructions causées par les bombardements israéliens sont visibles à l’intérieur du camp de réfugiés d’Al-Shati, au nord de la bande de Gaza, le 16 novembre 2023. (Yonatan Sindel/Flash90)
Des destructions causées par les bombardements israéliens sont visibles à l’intérieur du camp de réfugiés d’Al-Shati, au nord de la bande de Gaza, le 16 novembre 2023. (Yonatan Sindel/Flash90)
Cependant, même si c’est difficile à imaginer aujourd’hui, l’idée de larguer une bombe d’une tonne visant à tuer un membre du Hamas qui finira par tuer une famille entière au nom des « dommages collatéraux » n’a pas toujours été aussi facilement acceptée par de larges pans de la société israélienne. En 2002, par exemple, l’armée de l’air israélienne a bombardé la maison de Salah Mustafa Muhammad Shehade, alors chef des Brigades Al-Qassam, la branche militaire du Hamas. La bombe l’a tué, ainsi que sa femme Eman, sa fille Laila, âgée de 14 ans, et 14 autres civils, dont 11 enfants. Ce meurtre a provoqué un tollé public en Israël et dans le monde, et Israël a été accusé de crimes de guerre.
Ces critiques ont conduit l’armée israélienne à décider en 2003 de larguer une bombe plus petite, d’un quart de tonne seulement, sur une réunion de hauts responsables du Hamas – dont l’insaisissable chef des Brigades Al-Qassam, Mohammed Deif – qui avait lieu dans un immeuble résidentiel à Gaza, malgré la crainte qu’il ne soit pas assez puissant pour les tuer. Dans son livre To Know Hamas , le journaliste israélien chevronné Shlomi Eldar a écrit que la décision d’utiliser une bombe relativement petite était due au précédent de Shehade et à la crainte qu’une bombe d’une tonne ne tue également les civils présents dans le bâtiment. L’attaque a échoué et les officiers seniors de la branche militaire ont ont pu fuir les lieux.
En décembre 2008, lors de la première guerre majeure menée par Israël contre le Hamas après sa prise du pouvoir à Gaza, Yoav Gallant, qui dirigeait à l’époque le commandement sud de Tsahal, a déclaré que pour la première fois, Israël « frappait les maisons d’habitation » de hauts responsables du Hamas dans le but de les détruire, mais sans nuire à leurs familles. Gallant a souligné que les maisons ont été attaquées après que les familles aient été averties par une « frappe sur le toit », ainsi que par un appel téléphonique, une fois bien établi qu’une activité militaire du Hamas avait bien lieu à l’intérieur de la maison.
Après Protective Edge en 2014, au cours de laquelle Israël a commencé à frapper systématiquement les maisons d’habitations depuis les airs, des groupes de défense des droits humains comme B’Tselem ont recueilli des témoignages de Palestiniens et de Palestiniennes ayant survécu à ces attaques. Les survivants ont déclaré que les maisons se sont effondrées sur elles-mêmes, que des éclats de verre ont entaillé les corps de ceux et de celles qui se trouvaient à l’intérieur, que les débris « sentaient le sang » et que des gens ont été enterrés vivants.
Cette politique meurtrière se poursuit aujourd’hui – en partie grâce à l’utilisation d’armes destructrices et de technologies sophistiquées comme Habsora, mais aussi grâce à un establishment politique et sécuritaire qui a relâché les rênes qui refrénaient auparavant la machine militaire israélienne. Quinze ans après avoir insisté que l’armée s’efforçait de minimiser les dommages causés aux civils, Gallant, aujourd’hui ministre de la Défense, a clairement changé de ton. « Nous combattons les animaux humains et nous agissons en conséquence », a-t-il déclaré après le 7 octobre.
Yuval Abraham
Le texte original en anglais comporte des développements supplémentaires concernant notamment la Grande-Bretagne et le rôle de la solidarité internationale. L’intégral anglais est disponible sur ESSF ( article 68812), A mass assassination factory’: Inside Israel’s calculated bombing of Gaza