La marche, un « Mai 1968 des immigréEs » ?
L’expression d’Abdellali Hajjat a de quoi surprendre1. Pourtant, Kaïssa Titous résume ainsi le contexte politique qui voit l’émergence de la Marche pour l’égalité et contre le racisme : « Les cendres fumantes de la guerre d’Algérie ne sont pas vraiment éteintes. Les assassinats, les ratonnades ou les attaques ciblées par l’extrême droite se poursuivent. La vie des immigrés est rythmée par les descentes de police et les arrestations pour défaut de papiers. »2
Dans la foulée de Mai 1968, les immigréEs et leurs enfants sont à l’origine de nombreuses luttes pour l’égalité des droits : grèves pour les salaires, création du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) en 1973, grève des loyers et luttes des foyers en 1975, révoltes contre les violences policières à partir de 1980... La période est, par ailleurs, marquée par l’impunité pour les crimes racistes (en 1973 huit Algériens sont assassinés en une semaine) et les peines de justice disproportionnées à l’encontre des jeunes d’origine maghrébine.
Les Minguettes, un concentré de politique
Les Minguettes est un quartier paupérisé : des barres d’immeuble de la banlieue de Lyon. Au début des années 1980 y convergent trois éléments : des révoltes contre les violences policières et judiciaires, la présence de militantEs qui ont porté les luttes de la décennie précédente et une gauche PC qui s’oppose aux revendications et mobilisations des jeunes. C’est à la suite de grèves de la faim victorieuses en solidarité avec des condamnés, après les révoltes de mars 1983, que des jeunes créent SOS Avenir Minguettes. Le refus de la gauche locale de soutenir les jeunes accélère deux éléments : la nécessité d’une autonomie d’organisation et de revendication sur les questions d’égalité des droits et l’idée de se tourner vers une visibilité nationale des crimes racistes et des violences policières (21 victimes dans la seule année 1983). C’est dans ce contexte que Toumi Djaïdja, lui-même blessé par la police, a l’idée de la Marche.
La Marche : une alliance improbable ?
L’alliance avec les réseaux chrétiens, autour de Christian Delorme et de la Cimade notamment, doit permettre une plus grande audience de la Marche. Celle-ci est réalisée au détriment des revendications. L’égalité face à la justice et à la police ainsi que dans l’accès à l’emploi et au logement social est reléguée derrière la lutte contre un racisme plus abstrait. Ce glissement explique le faible écho de la Marche dans les quartiers et aux Minguettes notamment. La mort de Habib Grimzi, touriste algérien, le 14 novembre 1983, défenestré par trois prétendants à la Légion étrangère dans le train Bordeaux–Vintimille, marque un tournant pour la visibilité de la Marche.
Ils étaient trente à partir de Marseille le 15 octobre, la Marche est accueillie à Paris par plus de 100 000 personnes où se mêlent militantEs associatifs, politique et syndicaux mais aussi des milliers de jeunes qui font leur le combat antiraciste. Une Marche qui clamait haut et fort que les travailleurEs immigrés et leurs familles sont partie intégrante de la société française et ne repartiront pas.
Notes
1.L’expression est empruntée à Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, éditions Amsterdam, 2013.
2.2 – « Les marches (1983-1985) : un rendez-vous manqué, mais une étape pour l’émancipation », entretien avec Kaïssa Titous, Migrations Société, 2015/3, n° 159-160, pp. 191 à 208.
Plus que jamais, s’organiser et construire la solidarité contre le racisme
Dès le 15 octobre 2023, date anniversaire du départ de la Marche, plusieurs événements ont été organisés à Marseille et Lyon. Mais loin de la commémoration du 30e anniversaire qui, sous le quinquennat de Hollande, avait fait l’objet d’une nouvelle tentative de récupération du PS.
À ce jour, Macron s’est contenté d’un tweet aussi discret qu’indécent saluant le début de ces initiatives « Pour la Liberté contre le racisme. Pour l’Égalité contre les assignations. Pour la Fraternité contre les discriminations ». Surtout pas question de donner quelque visibilité que ce soit à cet évènement majeur des luttes antiracistes qui a vu se mobiliser les quartiers populaires racisés et tout particulièrement sa jeunesse. Nous ne doutons pas qu’un Darmanin l’aurait interdite !
De la trahison de la gauche réformiste à la réaction néolibérale
La Marche de 1983 a été un tournant et la fin des illusions dans l’État providence. L’élan porté par cette immense mobilisation s’est vite heurté à la réalité d’une société française où le passé colonial imprègne profondément l’appareil d’État et en particulier la police, mais aussi une grande partie du personnel politique de droite comme de gauche et où le racisme est intrinsèquement lié à l’exploitation capitaliste. Pour toute réponse aux revendications de justice et d’égalité des MarcheurEs, le président Mitterrand et son gouvernement PS-PCF (qui d’ailleurs avaient « oublié » leur promesse d’un droit de vote pour les étrangerEs aux élections locales) ont annoncé l’instauration d’un titre de séjour de dix ans… renvoyant les MarcheurEs — dont beaucoup étaient Français mais de parents immigrés — à leur statut d’« étrangers » à peine tolérés ! Et, ultime négation de la parole des MarcheurRs, le PS lançait en 1984 son opération SOS-Racisme instrumentalisant la soif d’égalité des MarcheurEs en un antiracisme moral folklorique qui ne posait plus les questions fondamentales en jeu sur le racisme institutionnel en les renvoyant à leurs banlieues. Le slogan « Touche pas à mon pote » ? « Un message paternaliste qui veut dire : t’inquiète, petit maghrébin, on va s’occuper de toi. Une manière de nous neutraliser politiquement », déclarait Zohra Boukenouche [1].
Dans le même temps, ce gouvernement, aux prétentions de gauche mais défendant les intérêts du capitalisme français, inoculait le poison de la division raciste, islamophobe, face aux grèves de l’automobile dont les ouvriers immigrés étaient aux avant-postes. Mauroy, Premier ministre PS, dénonçait les travailleurs immigrés pour être « agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ». Plus clairement encore, le Darmanin de l’époque, Gaston Defferre, désignait les « intégristes chiites ». Le fasciste Le Pen et ses descendantEs ont su prospérer sur le terrain pourri du racisme auquel cette « gauche » a donné alors une légitimité et une respectabilité.
Le poison raciste poursuit ses ravages
Le capitalisme a intrinsèquement besoin d’une armée de réserve exploitable à merci, une immigration jetable en fonction de ses besoins. Mais la Marche tout comme les grèves ouvrières « immigrées » ont montré à la bourgeoisie et à ses politiciens que les travailleurEs immigréEs et leurs familles ne repartiront pas ! Le poison raciste alors inoculé va poursuivre dans les décennies suivantes ses ravages, alimenté par les crises économiques de plus en plus graves que le capitalisme va connaître, avec des politiques de plus en plus antisociales de la part de gouvernements néolibéraux aussi bien de droite que « de gauche ». Plus que jamais il est indispensable à la survie du capitalisme de répondre au désespoir grandissant des classes populaires « françaises de souche » en jetant en pâture des boucs émissaires — des ennemis de l’extérieur et de l’intérieur : les migrantEs, les jeunes des quartiers populaires, musulmanEs ou supposés l’être, terroristes en puissance, etc. Multiplication et durcissement des lois et décrets racistes, fermeture des frontières aux migrantEs voués à mourir sur les routes de l’exil, surexploitation des sans-papierEs, quartiers populaires abandonnés par la politique sociale mais pas par une police de plus en plus brutale, gangrenée par les fascistes.
À la différence des révoltes de 2005, la révolte des quartiers populaires en réaction à l’assassinat de Nahel a vu s’amorcer un mouvement unitaire de solidarité. Il doit s’approfondir et s’élargir. Les luttes des migrantEs, des sans-papierEs, des jeunes des quartiers populaires racisés sont les nôtres !
Commission nationale immigration et antiracisme du NPA
Note
1.Zohra Boukenouche, l’une des fondatrices de radio Gazelle, une des premières radios libres, multiculturelle, lancée dans les quartiers Nord de Marseille.