La période électorale qui vient de s’achever a cristallisé et va entraîner des évolutions d’une ampleur telle que l’on peut sans hésitation parler de l’ouverture d’une nouvelle étape politique. Le but de cette contribution n’est pas de proposer une analyse globale, ni des réponses exhaustives, mais de pointer certains des problèmes d’interprétation et d’orientation, parfois controversés, qui nous semblent actuellement parmi les plus importants à résoudre.
1/ Le projet Sarkozy et l’état des rapports de forces
La spécificité et la dangerosité du projet de Sarkozy ne font aucun doute : une droite dure et « décomplexée » va utiliser le populisme et l’autoritarisme au service d’une politique dont le succès entraînerait des reculs sociaux sans précédent. Elle a reçu pour mandat du Medef d’approfondir la contre-réforme néolibérale de façon à la porter en quelques années au niveau où elle est déjà parvenue ailleurs en Europe. Et le bloc conservateur/néolibéral est plus soudé que jamais. Tournant la page du chiraquisme, qui a été pour ainsi dire liquidé, la droite et le patronat ont – au moins provisoirement – résolu leur crise de représentation et de direction, qui avait pourtant été si manifeste dans la dernière période, lors de l’échec du référendum constitutionnel européen puis de la crise ayant abouti au retrait du CPE.
Sarkozy dispose pour son projet d’atouts non négligeables. A son contrôle de tous les leviers institutionnels s’ajoute la déliquescence ou très grande faiblesse de ses oppositions politiques. Il a su tirer parti de circonstances favorables pour débarrasser la droite de l’épine dans le pied que le Front national représentait pour elle depuis plus de vingt ans, puis pour réduire et marginaliser le projet de « troisième force » de Bayrou. Le PS et les autres formations de la gauche institutionnelles sont en crise et divisés, tandis que les directions syndicales, CGT et FSU comprises, apparaissent tétanisées et prêtes à se vendre à vil prix à travers tous les mécanismes de « concertation » possibles et imaginables.
Parallèlement, la politique dite d’ouverture a été un succès, avec l’entrée au gouvernement d’un nombre significatif de politiciens venus du PS et de l’UDF, ainsi que celle de plusieurs « représentantes des minorités visibles » (en termes non politiquement corrects : de femmes noires ou arabes), une grande première qui détonne par rapport au PS et à la gauche, qui en parlaient toujours mais ne le faisaient jamais. L’accord des gouvernements de l’UE sur le projet de mini-traité constitutionnel représente aussi, malgré ses limites, un succès des premières semaines de la nouvelle présidence.
Une défaite majeure des travailleurs ?
Mais cela suffit-il à renseigner sur l’état des rapports de forces dans le pays, et de là sur les perspectives de la lutte des classes à court et moyen terme ? Peut-on donc estimer, avec Christian Picquet, que « le peuple de gauche et le mouvement social viennent d’essuyer, ce 6 mai, une lourde défaite politique » [1] ? L’auteur précise : « Une défaite qui n’est pas sans rappeler, dans un contexte historique évidemment différent, celle de 1958, lorsque le coup de force institutionnel du général de Gaulle accoucha tout à la fois d’un projet destiné à unifier les classes dirigeantes, d’une configuration renouvelée de la droite et de la vie politique françaises, d’un rapport de force totalement bouleversé, d’un nouveau système politique ». Nous ne le pensons pas, pour plusieurs raisons.
– La première est celle qui a été signalée dans la résolution sur la situation politique adoptée par la direction nationale de la LCR le 13 mai 2007 : « La victoire de la droite dure est une victoire électorale. Il lui faut maintenant la transposer sur le terrain des rapports de forces entre les classes, et c’est ce terrain qui sera décisif. » Autrement dit, l’essentiel reste à faire. Pour que l’on puisse parler d’une « défaite de l’ampleur de celle de 1958 », il faudrait que Sarkozy réussisse à traduire sa victoire électorale (qui, contrairement à 1958, n’a d’ailleurs rien modifié au plan institutionnel) dans la lutte des classes, non seulement en imposant son programme mais aussi en démobilisant et démoralisant durablement les salariés et la jeunesse. Or cela reste justement à voir : c’est l’enjeu des mois et années et à venir.
– Et ce sera tout sauf aisé. Car il n’y a parmi les salariés, et plus généralement dans la société, ni accord majoritaire ni consensus résigné devant les contre-réformes économiques et sociales que le gouvernement va commencer à faire adopter au parlement. Une chose est un discours démagogique de campagne électorale, autre chose sont les mesures concrètes lorsqu’elles commencent à être appliquées, ou même seulement annoncées. Le second tour des élections législatives a assez bien illustré le contenu de cette contradiction. Il a suffi que, s’ajoutant à l’annonce des franchises projetées pour les dépenses de santé, Borloo et Fillon annoncent prématurément leur projet de « TVA sociale » pour que l’on assiste à un début de renversement électoral, apportant à un PS qui n’en croyait pas ses yeux un niveau de représentation inespéré et provoquant, à travers la défaite et la démission de Juppé, une première mini-crise et un affaiblissement du dispositif gouvernemental.
– Enfin, avant de surinterpréter la signification du vote en faveur de Sarkozy, il faut apprécier à sa juste valeur ce à quoi il était confronté. Dans son programme présidentiel comme dans ses interventions de campagne, Royal n’a pas apporté une seule réponse aux préoccupations en termes d’emploi et de pouvoir d’achat que l’électorat considérait pourtant comme primordiales. Sarkozy, lui, l’a fait ; à sa manière, de droite. Plus généralement, au vide sidéral du discours royaliste, il a opposé une posture cohérente. Dans ces conditions, il était presque inévitable qu’il bénéficie du soutien de la fraction toujours fluctuante de l’électorat, qui va généralement vers la candidature apparaissant la plus solide et dynamique, et qui ainsi fait ou défait un résultat. Selon un sondage, deux tiers des électeurs de Royal ont voté « contre » Sarkozy plutôt que « pour » la candidate du PS. Tout bien considéré, les 47 % de vote Royal sont presque un exploit !
Saisir les contradictions de la situation
Il n’est donc pas très convaincant non plus d’expliquer la victoire de Sarkozy, comme le fait François Sabado, par une « dégradation des rapports de forces politiques et sociaux » [2], qui aurait entraîné dans ces élections « un glissement à droite du champ politique ». Qu’il y ait eu depuis le déploiement de la mondialisation et de l’offensive néolibérale une dégradation structurelle des rapports de forces (atomisation, précarisation, désyndicalisation, etc.), c’est une évidence. Et il est vrai qu’à ce processus se combine le fait que « les défaites du siècle passé et les effets désagrégateurs du stalinisme et de la social-démocratie pèsent encore sur la conscience de millions de salariés et de jeunes » (F. Sabado, idem).
Mais tout cela aurait pu servir de la même façon à expliquer une victoire de… Royal. Le social-libéralisme, adaptation « de gauche » à la mondialisation et au néolibéralisme, est un « glissement à droite » par rapport à ce qu’était l’ancienne social-démocratie. On ne peut pas dire en même temps que la candidate du PS a perdu « parce qu’elle n’a pas su faire souffler le vent du changement », ou encore que « quand la gauche court après la droite, elle perd » (déclarations de la LCR et d’Olivier Besancenot au soir du 6 mai), ce qui est parfaitement exact, et que ce serait la résultante d’une progression des idées réactionnaires au sein de la société. L’évolution vers la droite de tous les grands appareils politiques, et notamment de la grande majorité des directions de la vieille gauche, est une donnée de la période, une constante depuis maintenant vingt-cinq ans. C’est justement l’un des facteurs, avec le maintien d’une résistance multiforme et d’une aspiration très large à « un autre monde », qui donne une place nouvelle à l’extrême gauche et ouvre la possibilité de construire un nouveau parti, anticapitaliste de masse.
Il faut par ailleurs se rappeler que l’offensive néolibérale a été initiée en France à partir de 1983 (voire dès 1982), c’est-à-dire par le premier gouvernement d’union de la gauche (PS-PCF-Radicaux) de Mitterrand, et que c’est dans la décennie qui a suivi, pour l’essentiel sous des gouvernements « socialistes », que le mouvement ouvrier a enregistré un recul général. En revanche, parler d’une telle dégradation depuis 1995 mériterait au minimum d’être nuancé, puisque c’est à ce moment que des phénomènes contraires ont commencé à s’exprimer : irruption d’un mouvement large de contestation du néolibéralisme, processus embryonnaires de reconstruction du mouvement ouvrier et social, net renforcement du poids politique et électoral de l’extrême gauche (d’abord à travers LO, puis avec la LCR). De plus, c’est avant 1995 que la gauche institutionnelle gagnait les élections présidentielles, et c’est depuis cette date qu’elle les perd systématiquement… On voit que les corrélations entre rapports de forces sociaux et résultats électoraux ne sont guère automatiques.
Il ne s’agit pas de se gorger d’illusions, face à une situation qui est dure et qui le deviendra de plus en plus. En revanche, il faut acter que l’on ne peut définitivement plus appréhender la réalité des rapports de forces sociaux en fonction des appareils de la vieille « gauche ». Nous ne sommes pas comptables de la défaite de Sarkozy, et le mouvement social non plus. Et quand bien même Sarkozy a nettement remporté l’élection présidentielle, ses contre-réformes vont se heurter à la faiblesse et/ou fragilité de la base sociale censée les soutenir.
Il en résulte une situation qui reste, comme toutes ces dernières années, explosive. « Les spectres de décembre 1995 et de la crise du CPE hantent le gouvernement Fillon », titrait Le Monde du 20 juin dans le cadre de son dossier consacré aux « réformes » et à la « politique contractuelle ». C’est cette hantise qui explique pourquoi Sarkozy et Fillon, tout en étant décidés à appliquer rapidement leur programme, accordent tant d’importance à la « concertation » avec les directions syndicales. Ils entendent rechercher et trouver en haut le consensus qui n’existe pas en bas. Ce comportement s’apparente davantage à celui d’un Aznar en Espagne, qui avait négocié avec les directions de l’UGT et des Commissions Ouvrières l’application d’un programme sévère de contre-réformes, qu’à la politique de Reagan ou Thatcher défiant et s’affrontant ouvertement aux syndicats même lorsque leurs dirigeants étaient prêts à négocier quelques miettes.
Le gouvernement a toutefois décidé de présenter très vite – dès juillet – des projets de loi visant deux des secteurs qui ont été les plus en pointe des luttes ces dernières années : les salariés des transports publics et les étudiants.
La première version du projet de loi sur l’autonomie des universités avait reçu un avis défavorable du Cneser (Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche) et suscité l’opposition de toutes les organisations syndicales d’enseignants et d’étudiants, qui ne lésinaient pourtant pas sur les signes de bonne volonté. « Depuis plusieurs mois, l’UNEF n’a cessé de rappeler qu’elle partageait la volonté de réformer l’enseignement supérieur dans notre pays (…) Tout laisse penser que vous refusez la main tendue par les représentants de la communauté universitaire, dont l’UNEF. Je crois que nous avons donné de nombreux gages ces dernières semaines quant à notre souhait d’aborder cette réforme de manière constructive », écrivait Bruno Julliard, président de l’UNEF, le 21 juin à Sarkozy. Mais il a ensuite suffi que, face à une hostilité montante, Sarkozy recule sur trois points secondaires – l’essentiel de la contre-réforme demeurant intact – pour que le même Julliard annonce avoir « sauvé l’essentiel » et sans doute « évité un conflit majeur » !
Quant à l’avant-projet de loi-cadre sur le service minimum dans les transports, il comporte des dispositions remettant si ouvertement en cause le droit de grève (« déclaration d’intention » du salarié 48 heures à l’avance, vote à bulletin secret au bout de huit jours de grève) que l’ensemble des directions syndicales ont été amenées à le dénoncer, alors qu’elles avaient toutes ou presque fait preuve jusque là d’une extrême compréhension. On en est là pour l’instant, mais il n’est pas exclu que gouvernement et bureaucraties syndicales se soient ménagés de petites marges de « négociation », qui pourraient justifier de futures trahisons.
Les premiers affrontements significatifs pourraient se mener sur l’un ou l’autre de ces terrains, ou autour de la situation des enfants sans-papiers et de leurs familles, ou sur d’autres sujets, y compris la question salariale dans le privé. Ils débuteront dès la rentrée de septembre, ou bien ils seront différés de quelques mois. Mais dans tous les cas, parce que la victoire électorale de Sarkozy et de l’UMP n’est pas une défaite des travailleurs, mais celle du PS et de ses alliés, c’est à la perspective de confrontations de grande ampleur que nous devons nous préparer.
2/ Les trois gauches après les élections
En une autre vie, avant la mondialisation et la fin de l’URSS, le principal clivage structurant les divergences politiques et stratégiques à gauche était l’opposition entre réforme et révolution. Le socialisme était un horizon partagé avec un grand nombre de travailleurs et de militants réformistes, et même leurs dirigeants continuaient de temps à autre à y faire référence. On s’opposait sur les moyens d’y parvenir, ainsi que sur son contenu.
Ce clivage évidemment demeure, mais avec le recul (et la disparition à une échelle de masse) de l’objectif socialiste, il a perdu son actualité immédiate. Désormais, la polarisation s’effectue entre ceux qui se sont totalement adaptés au système tel qu’il est, y compris dans leur situation professionnelle et leurs intérêts personnels, et qui ne prétendent plus que l’aménager à la marge, et ceux qui poursuivent un combat anti-patronal et anti-bourgeois dans une perspective de transformation socialiste. A un pôle le social-libéralisme, à l’autre l’anticapitalisme.
Entre les deux, les anciens « centristes » (tel le PSU après Mai 68) ont été remplacés par les « antilibéraux » dont le programme, que ce soit par conviction opportuniste ou au nom d’un pseudo réalisme étapiste (qui en cela rejoint l’ancien réformisme), vise en fait à revenir à un capitalisme plus « humain », débarrassé de ses excès néolibéraux, avec pour modèle les Etats-providence mis en place à l’époque des Trente Glorieuses.
Les élections qui viennent de se tenir ont eu pour ces trois gauches une importance particulière. Leurs résultats ont révélé et en même temps accéléré les différents processus politiques qui les affectent.
Le PS à droite toute
Si en obtenant des résultats bien meilleurs qu’en 2002 et y compris – à la présidentielle – meilleurs qu’en 1995, le PS a confirmé son hégémonie électorale à gauche, ces scores doivent cependant être appréciés à l’aune du phénomène de « vote utile », qui en ce qui le concerne a été largement prédominant. Le fait que la majorité des électeurs de Royal ait choisi son bulletin de vote non par adhésion à sa candidature mais par rejet de Sarkozy montre que cette hégémonie est toute relative. Bien d’autres événements, comme le référendum du 29 mai 2005, l’avaient d’ailleurs déjà mis en évidence.
Le 6 mai au soir, nombre de ses électeurs ont été profondément choqués par l’impudence de la candidate socialiste, qui affichait un sourire radieux et se comportait en général comme si elle l’avait emporté, alors qu’ils étaient sous le coup de l’élection de Sarkozy et savaient qu’elle annonçait pour eux des difficultés croissantes. Royal a ensuite persévéré dans cette voie, tout en renouant par ailleurs avec une posture de distanciation et dédain des structures du PS. Il n’est pas certain qu’elle réussisse à s’approprier la direction de ce parti, mais même si elle y échouait, cela n’affecterait pas la ligne générale d’évolution : à droite toute.
Ainsi, c’est principalement parmi les amis de Jospin que Sarkozy a recruté ses transfuges, et DSK (futur directeur général du FMI avec le soutien de Sarkozy ?) défend une ligne qui n’est guère différente de celle de Royal, juste plus cohérente. Quant à Hollande, il ne se situe pas dans un autre cadre lorsqu’il déclare vouloir « une UMP de gauche », « un grand parti qui irait de la gauche jusqu’au centre » (Le Monde, 19 juin) et, répondant à la question de savoir ce que seront les axes de la « refondation annoncée », cite « la place de l’individu dans la société et le défi du ‘‘vitre ensemble’’ (…) agir dans un cadre d’économie mondiale, clarifier le rôle de l’Etat sans le priver de moyens, concilier souplesse pour les entreprises et stabilité pour les salariés, utiliser l’impôt sans en faire un frein à l’initiative » (idem). Face à un tel déferlement, ceux qui au PS défendent encore quelques oripeaux sociaux-démocrates apparaissent bien faibles et timorés.
L’impasse d’un certain antilibéralisme
Marie-George Buffet et José Bové ont été deux des grands perdants de l’élection présidentielle. Si tout le champ politique à gauche a été affecté par les effets du « vote utile » (de la gauche non PS vers le PS, et de l’électoral socialiste et écologiste vers Bayrou), l’échec de leurs candidatures est cinglant et contraste avec le relatif succès de celle de la LCR.
Bien qu’un peu tempérés dans les législatives, les résultats de ces deux courants ont mis en évidence le fait que cet antilibéralisme-là ne peut pas se constituer en un pôle d’attraction. Il en est fondamentalement empêché par son inconséquence, par son incapacité à assumer ses propres objectifs du fait de son refus de s’attaquer un peu sérieusement aux profits et au pouvoir patronal, et par ses illusions sur la voie institutionnelle qui le font invariablement retomber dans des formes de collaboration et de dépendance envers le PS (positionnement du PCF en tant que composante de « toute la gauche », ralliement de Bové à Royal entre les deux tours avec acceptation d’une « mission » gouvernementale). Ces limites lui interdisent de tracer une perspective politique indépendante.
L’échec retentissant de Marie-George Buffet, précédé de celui de la tentative d’OPA du PCF sur le mouvement antilibéral, va sans doute accélérer les processus centrifuges à l’œuvre au sein du PCF. Dans le même temps, la perspective des élections municipales poussera son appareil à renforcer ses liens d’alliance et de subordination au PS. Ce dernier allant toujours plus vers la droite, la contradiction ne sera que plus aiguë avec les aspirations maintenues de nombre de secteurs militants communistes. Ceux-ci restent un enjeu, que l’on aurait tort de négliger. Même une petite fraction de ces militants constituerait un apport très important pour une nouvelle construction anticapitaliste.
Quant au mouvement constitué autour de José Bové, par ailleurs privé (pour l’instant ?) de sa tête d’affiche, il est d’ores et déjà divisé entre deux lignes clairement opposées : celle qui mène à un « parti anti-parti », sorte de PSU post-moderne qui se situerait sur l’échiquier politique entre la LCR et le PCF, et celle du « trait d’union » prétendant marier l’eau et le feu, l’antilibéralisme le moins conséquent et l’anticapitalisme résolu. Si l’on ajoute à cela le problème de méthodes assez éloignées de « la politique autrement » et générant des ambiances délétères [3], la dynamique et les perspectives de ce nouveau courant apparaissent assez problématique.
A l’inverse, au-delà des faiblesses qu’elle a montrées dans l’étape précédente, la LCR a démontré en pratique (non seulement par son résultat électoral, mais aussi par la dynamique de sa campagne et l’afflux militant qu’elle connaît actuellement) que ce qui réussit, ce qui est « populaire » et susceptible de rencontrer un écho grandissant, c’est bien une orientation authentiquement radicale. En conséquence, elle se retrouve aujourd’hui dans une situation inéditement favorable… mais aussi investie de responsabilités étendues.
3/ La LCR et le nouveau parti anticapitaliste
Les 1,5 millions de voix d’Olivier Besancenot [4] doivent maintenant permettre à la LCR de faire des pas réels et significatifs vers la formation d’un nouveau parti pour le socialisme, bien plus large que ses forces actuelles et visant une influence de masse. Un parti qui soit « 100 % indépendant, anticapitaliste et démocratique ». Indépendant du PS et du régime de la V° République, ainsi que de toutes les magouilles et jeux institutionnels de ses formations politiques. Anticapitaliste, c’est-à-dire aussi fidèle aux revendications et intérêts des travailleurs et des opprimés que le gouvernement est fidèle aux intérêts du Medef. Démocratique, ce qui implique de garantir non seulement la libre expression et le droit de tendance, mais aussi le respect du mandat ainsi que le contrôle des dirigeants et porte-parole par les militants.
Au cours des dernières années, les propositions d’adopter une telle politique offensive s’étaient heurtées, au sein de la LCR, à la conception selon laquelle un nouveau parti était certes nécessaire mais concrètement impossible en l’absence de « partenaires », ce terme désignant d’autres courants constitués au plan national et qui auraient partagé le même objectif, ou sans un « événement fondateur » compris en général comme un nouveau Mai 68 ou Juin 36.
De plus, les délimitations essentielles d’un tel parti restaient confuses, du fait d’une théorisation abusive du slogan selon lequel « il y a deux gauches », d’un côté les sociaux-libéraux et de l’autre ceux qui refusent l’adaptation à l’ordre existant. Cette conception conduisait en effet, soit à brouiller les lignes nous séparant des dirigeants antilibéraux inconséquents (s’ils étaient considérés comme s’opposant au libéralisme et au social-libéralisme), soit à adopter une attitude autoproclamatoire qui ne permettait pas d’influencer les militants sincères pour lesquels l’antilibéralisme est une première prise conscience pouvant mener à l’anticapitalisme (quand tous les courants non anticapitalistes étaient indistinctement assimilés au social-libéralisme).
En conséquence, les « forums » organisés après la présidentielle de 2002 n’avaient débouché sur rien de concret, les quelques expériences de regroupement anticapitaliste réalisées au niveau local dans la suite du mouvement de mai-juin 2003 avaient été injustement ignorées et déconsidérées, et après le référendum du 29 mai 2005, la LCR s’était abstenue de mener une bataille de délimitation à l’intérieur d’un mouvement antilibéral dont il était pourtant clair qu’il se diviserait tôt ou tard entre des options politiques très différentes.
Mais le fait est que la situation a désormais changé. L’argument selon lequel les partenaires potentiels sont avant tout les militants des luttes, et que c’est par notre propre intervention sur la ligne du nouveau parti que nous les convaincrons de se joindre à ce processus, est beaucoup plus largement admis. La volonté d’engager la construction d’un nouveau parti est aujourd’hui, probablement, majoritaire dans la LCR et les grands axes politiques sur lesquels l’orienter sont en général correctement définis. Cette question sera au centre de la préparation du prochain congrès et elle suscitera sans aucun doute des débats passionnants, dont on ne manquera pas de se faire l’écho dans ces pages. Pour l’instant, deux remarques d’ordre général suffiront à alimenter la discussion.
– La première est que s’il faut effectivement éviter à tout prix de tomber dans le travers de LO, qui n’a rien voulu faire des plus de 5 % des voix obtenus à deux reprises par sa porte-parole – et qui maintenant en paye lourdement le prix –, il apparaît également nécessaire d’éviter de brûler les étapes avec le risque de ne se retrouver, à l’issue d’un processus qui aurait été trop rapide et trop peu ambitieux, qu’avec une plus grosse LCR ayant changé de nom et éventuellement de programme. Il faudra s’adresser largement et avec persévérance non seulement à nos électeurs mais également à d’autres, se confronter à différents courants politiques (qui tenteront eux aussi de prendre diverses initiatives), mener des débats et des polémiques, faire des tests, laisser mûrir à la base des processus démocratiques et parfois chaotiques, et peut-être passer par une étape préparatoire de type alliance ou mouvement peu centralisé, comme cela a été le cas pour la grande majorité des nouvelles formations anticapitalistes dans le monde. On ne crée pas un nouveau parti tous les jours et il ne faudra donc pas faire d’erreur : notre fusil est à un seul coup.
– La seconde remarque sera que pour rendre cette perspective réellement crédible, la LCR doit elle-même commencer à changer dès maintenant : répondre à toutes les grandes questions qui se posent dans la vie politique et sociale (y compris, par exemple, avec une politique pour le mouvement syndical), se doter d’une presse militante et populaire beaucoup plus adaptée à nos ambitions, modifier radicalement le fonctionnement – trop souvent routinier et tourné vers l’intérieur – de ses instances à commencer par les sections de base, éventuellement adopter une politique d’ouverture de locaux publics. Car d’une part, les plusieurs centaines voire quelques milliers de camarades qui frappent et vont frapper à notre porte n’attendront pas (ou ne resteront pas) jusqu’à ce que tout puisse enfin changer dans un nouveau cadre politique. Et d’autre part, les problèmes actuels ne seront pas résolus par un coup de baguette magique au lendemain d’un congrès de fondation. C’est bien dès à présent qu’il faut se mettre à l’ouvrage.