Du 11 au 14 décembre toutes les travailleuses et travailleurs du secteur public, sauf les fonctionnaires proprement dit à quelques exceptions près, seront en grève : les 420 000 du Front commun, les 80 000 de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), soit la majorité des infirmières, et les 65 000 de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), soit 40% des enseignantes du primaire et du secondaire. Les grévistes marchent en partie séparément mais frappent ensemble. Comme 78% des grévistes sont des femmes qui luttent à la fois pour de meilleures conditions de travail et pour la socialisation du « prendre soin », cette grève est aussi une lutte féministe, plus précisément écoféministe. Les services publics carburent surtout à l’énergie humaine avec un recours marginal à l’énergie fossile. Surtout, ils sont créateurs de riches liens humains qui sont autant d’obstacles à la solitude consumériste ou misérabiliste.
La détermination gréviste, pour ne pas dire la colère — qui ne le serait pas quand les députés de l’Assemblée nationale se votent une augmentation salariale de 30% et que les policiers se voient offrir 21%... qu’ils refusent — s’est fait sentir par une vote de 95% pour une grève pouvant aller jusqu’à une grève générale illimitée (CGI). L’appui populaire est au rendez-vous tant dans les sondages que sur les lignes de piquetage même s’il n’est pas organisé pas plus que la gauche syndicale ne l’est au sein du mouvement syndical. Pendant que le Front commun et la FIQ ont déclenché une deuxième et troisième grèves d’avertissement se terminant le 14 décembre, ce qui remet la CGI après les Fêtes le cas échéant, la FAE est déjà en CGI… sans fond de grève. Ce donquichottisme pseudo-avant-gardiste en fait le maillon faible mais ce pourrait devenir le fer de lance si la grève actuelle du Front commun se transformait en CGI dès le 15 décembre. En résultent des difficultés financières pour plusieurs que colmatent vaille que vaille des dons par les réseaux sociaux et de petits emplois. Cette deuxième phase du mouvement gréviste a commencé à forcer la main au gouvernement de la CAQ jusqu’ici intransigeant. La CAQ a bien oublié les « anges gardiens » de la pandémie mais n’ose pas (encore) les menacer d’une loi spéciale de peur de faire exploser la marmite.
Sauf pour son nationalisme autonomiste et identitaire, la CAQ est un copier-coller du gouvernent ontarien Ford, surtout sa politique de privatisation des services publics. En découle une politique d’austérité créant une crise permanente de la santé, de l’éducation et des services sociaux rendant invivables les conditions de travail et problématique leur qualité. Heureusement, la grève arrive au moment où la popularité de la CAQ, increvable depuis 2018, s’effondre à commencer par celle du Premier ministre. Son style paternaliste d’en appeler à la fin de la grève de la FAE pour le « bien des enfants » fait fi des nombreux enfants et élèves à problème concentrés dans le segment public-régulier du système québécois à trois vitesses. Son appel à la « flexibilité » se moque du « temps supplémentaire obligatoire » (TSO) des infirmières. De dire le Premier ministre qui ne craint pas de négocier sur la place publique : « C’est pas normal que notre réseau soit géré par des syndicats plutôt que des gestionnaires. […] Ça risque de brasser ». En retour, la CAQ améliore une hausse salariale qui toutefois n’atteint pas le taux d’inflation. Les baisses d’impôt, les chèques-cadeaux et les gargantuesques subventions à la filière batterie ont coûté chères. N’empêche, la dette nette du Québec par rapport au PIB a baissé de plus de 20% depuis six ans.
Viennent accentuer ce mauvais compromis les lois 23 et 15, cette dernière adoptée sous bâillon, centralisant les gestions de l’éducation et de la santé tout en facilitant leur privatisation. Ignorant sa nouvelle impopularité, la CAQ tente de passer outre à la détermination gréviste donnant de l’élan aux directions syndicales. Hier encore, celles-ci ne parlaient plus, au-delà de l’inflation, de rattraper la rémunération globale moyenne des autres personnes salariées du Québec qui lui est supérieure de 7,4 % (et celle des personnes salariées des autres secteurs publics de 22,7 % ce que la CAQ tient comme abusive). Les directions syndicales concéderaient toutefois la traditionnelle et longue convention de cinq ans au lieu de trois ans en autant qu’une clause anti-inflation soit accolée aux deux dernières années.
Et puis, il y a les améliorations des conditions de travail, souvent exprimées par de meilleurs ratios, qui améliorent automatiquement les services publics. Sur ce point, la CAQ est complètement fermée, n’acceptant même pas de négocier. Très précises côté FIQ et FAE qui les popularisent et y tiennent, elles sont plus nébuleuses côté Front commun qui en font un secret d’alcôve réservé aux tables sectorielles. C’est sur les conditions de travail, plus que sur les salaires, que la partie se joue pour le grand public. La grève est en passe de devenir la plus longue du secteur public depuis un demi-siècle. La volonté des deux parties d’en finir avant les Fêtes, soit sans CGI, n’augure rien de bon pour provoquer un virage à 180 degrés empêchant l’effondrement des services publics au profit de la privatisation. Tant de la part de la CAQ que de celle de la bureaucratie syndicale, peu contrôlée par la base sauf par des structures intermédiaires se réunissant occasionnellement, il est machiavélique d’utiliser la date butoir des Fêtes que tout et chacun voudrait sans nuages. Comme si guerres génocidaires et le sixième effondrement du système terrestre le permettaient.
Il faut dire non à une issue mi-figue mi-raisin qui prolonge l’agonie des services publics. Plutôt promouvoir une CGI hâtive qui va chercher l’appui pro-actif de la population. Mettre fin au secret des négociations y contribuerait. Rende compte fréquemment aux bases syndicales serait un pas de plus. Organiser des blocages avec les personnes alliées conférerait à la grève un caractère nettement politique. Voilà un beau défi pour Québec solidaire que d’embarquer sur la patinoire au lieu de se contenter de suivre la parade. Ne serait-ce pas l’occasion de damer le pion au PQ, qui l’a damé à la CAQ, pour démontrer que l’indépendance doit se faire à gauche ?
Marc Bonhomme, 10 décembre 2023
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