Rien ne peut justifier près de 20,000 morts, ni une situation que les observateurs internationaux, accoutumés pourtant à l’horreur, qualifient d’« enfer sur terre. » On aurait cru que dire cela, c’est énoncer une évidence. Et pourtant, nous nous retrouvons à devoir en débattre, entraînés dans un abîme moral sans fond, fait de relativisme et de contre-vérités, portés par ceux qui refusent de reconnaître comme telles les atrocités perpétrées par l’armée israélienne à Gaza.
Ce n’est, pour nous Palestiniens, rien de neuf. Chaque jour de nos vies, nous sommes sommés de démontrer pourquoi nous aurions le droit de vivre libres, en sécurité et avec dignité et sommes disqualifiés d’avoir un avis sur nous-mêmes. Pourtant, même accoutumés à cela, nous avons été surpris par les stratégies déployées depuis cette dernière agression sur Gaza et en Cisjordanie — qui fait suite aux crimes de guerre commis par le Hamas — pour créer des ambiguïtés morales, pour promouvoir l’idée qu’il s’agirait là d’un conflit symétrique, ou encore passer sous silence l’apartheid en Israël-Palestine .
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Une enquête récemment publiée dans le Monde s’inscrit pleinement dans ce contexte. Décrivant la fracture du monde intellectuel depuis le 7 octobre, l’auteur oublie visiblement que les Palestiniens existent, pensent leur condition et celle des autres, articulent des connaissances et énoncent des opinions et des philosophies politiques. Il ne cite pas un seul intellectuel palestinien (nous sommes, pourtant, très nombreux.)
Comme si, quand il s’agissait de leur destruction, les Palestiniens n’avaient pas leur mot à dire, tout juste bons à être objet des fantasmes et des recherches. Car on peut lire les opinions de tous les autres. Certains sont raisonnables. D’autres, éminents chercheurs, n’hésitent pas à avancer des mystifications, ou par exemple à déclarer que les meurtres des enfants par l’armée israélienne sont incomparables aux meurtres des enfants par le Hamas. Il est surprenant de rapporter ce sophisme sans le confronter à la situation des enfants à Gaza, telle que décrite par les médecins sur place dans la bande assiégée.
C’est en le confrontant qu’on comprend qu’il s’agit là de justifications, pures et simples, des atrocités commises par l’armée israélienne. Ceux qui cherchent à confondre et occulter la situation à Gaza risquent de devenir des apologistes du massacre.
Ces stratégies de mystification, fondées sur l’imprécision langagière, les équivalences, les inexactitudes — peu dignes de chercheurs — créent de l’ambiguïté là où il n’y en a pas et diffusent un relativisme insupportable. Ce qui se passe semble être une « catastrophe humanitaire » dépersonnalisée et sans coupable. Quimassacre aujourd’hui, et selon une stratégie démontrée de déplacement de la population, de destruction totale des infrastructures, d’assassinats de masse délibérés qui exploitent les dernières avancées de l’intelligence artificielle, avec le soutien financier et moral des États-Unis, pour maximiser la destruction des villes et des personnes ? Qui affame et torture ? Qui saccage et profane les cimetières ? Et qui le fait dans la continuation et l’intensification de mesures inhumaines mises en place depuis des décennies ? Qui le fait ? Cette simple question n’est pas posée à ces chercheurs.
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Il ne s’agit pas de reprocher ou de piéger, mais de décrire le champ discursif donné dans lequel cet article, ces propos, s’inscrivent. L’article est symptomatique du refus généralisé d’écouter les Palestiniens. On nous accorde l’occasionnelle tribune, mais notre parole est prise dans des paramètres qui la neutralisent, et nous sommes soupçonnés d’accointance avec les pires atrocités. Ainsi, on nous exclut de la discussion intellectuelle, émotionnelle, et morale, sur un sujet qui nous incombe pourtant et dont nous sommes, avec les Israéliens, les premiers concernés. Et les principales victimes.
Au même moment, les bombardements israéliens sur Gaza détruisent la pensée palestinienne : chercheurs, poètes, journalistes sont assassinés ; librairies et archives sont détruites, le tout à une échelle sans précédent. On cherche à éteindrenotre pensée, vivace, plurielle, exigeante. Quand on ne nous écoute pas, ou qu’on ne cherche qu’à nous écouter selon certaines modalités, on facilite cet effacement.
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Il y aurait, dans ce monde, selon l’article et la sagesse commune, des camps, « pro-Palestiniens » et « pro-Israéliens », qui sont tels des supporters d’un match de foot où personne ne meurt et tout le monde a accès à la balle. Tout comme la division ahurissante, mais acceptée, en catégories de « juifs » et d’« Arabes » (comme s’il n’y avait pas des communautés juives arabes), cet élément de langage n’a aucun sens et est même intentionnellement malveillant : car notre liberté ne se fait pas aux dépens des autres — sauf s’ils conçoivent leur droit uniquement comme notre assujettissement.
Voilà l’évidence. La justice est la justice pour tous. La libération de ce système de domination dont on voit la manifestation la plus abominable aujourd’hui est une libération pour tous. On peut – on doit – exiger la liberté et l’égalité pour tous en Israël-Palestine. Ceux qui veulent faire croire qu’il y a des équipes, des mondes irréconciliables, ne veulent ni liberté, ni justice pour nous : ils veulent seulement nous enfoncer dans le cauchemar sécuritaire et ethno-national et les violences coloniales, pathologiques, qui nous ravagent.
Nous ne pouvons en sortir que collectivement. Il faut appeler à la fin immédiate du massacre perpétré par Israël. Il faut appeler à un cessez-le-feu, à une libération inconditionnelle et immédiate de tous les otages du Hamas, de tous les prisonniers palestiniens détenus illégalement par Israël, sans quoi nous nous rendons tous complices de ce qui se déroule sous nos yeux. C’est une tache indélébile sur nos âmes à tous. Tergiverser est dangereux. La clarté morale nous oblige. Il est encore temps de décrire précisément et dénoncer avec courage.
Karim Kattan