Federico Fuentes : Après plus de deux mois de guerre, et un nombre toujours plus élevé de victimes, comment la guerre d’Israël contre Gaza est-elle perçue par la société israélienne ? Et comment les Israélien.nes ont-ils réagi aux décisions prises par le Premier ministre Benjamin Netanyahou depuis le 7 octobre ?
Uri Weltmann : Le 7 octobre a été un moment terrifiant pour la société israélienne. L’attaque barbare du Hamas contre des villes et des villages - assassinant des civils, y compris des enfants et des personnes âgées, dans leurs maisons et prenant 240 Israéliens en otage - a traumatisé notre société, la plongeant dans le chagrin et la colère.
La guerre a reçu un large soutien au sein de l’opinion publique israélienne. Pour l’essentiel, l’affirmation de M. Netanyahou selon laquelle la guerre est menée dans le but de « mettre fin au pouvoir du Hamas » n’a pas été contestée par les commentateurs et le personnel politique en place.
Cependant, plus de deux mois après le début de la guerre, le mécontentement à l’égard de la politique de Netanyahou ne cesse de croître. Un récent sondage de l’Institut israélien de la démocratie montre que deux tiers des Israélien.nes pensent que le gouvernement n’a pas de plan précis pour les lendemains de la guerre.
Une large majorité pense également que des élections anticipées devraient être organisées après la guerre. Les sondages d’opinion estiment qu’en cas d’élections anticipées, le parti au pouvoir, le Likoud, perdrait un tiers de ses sièges et les partis qui composent la coalition d’extrême droite autour de Netanyahu perdraient leur majorité à la Knesset (le parlement israélien).
Ce mécontentement se manifeste surtout dans la rue, sous la forme d’un mouvement de protestation qui s’amplifie, mené par les familles et les amis des Israéliens retenus en otage par le Hamas à Gaza. Ils réclament des négociations en vue d’un accord de cessez-le-feu qui permettrait aux otages de rentrer chez eux. Il reste environ 130 otages à Gaza, dont des personnes âgées qui ont besoin de soins médicaux et même des enfants en bas âge, le plus jeune étant un bébé de 11 mois.
Les protestations des familles ont reçu le soutien d’une grande part de la société israélienne, alors même qu’elles s’en prennent au gouvernement, auquel elles adressent des reproches en termes très durs. Leurs manifestations dans tout le pays ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes dans les rues et ont joué un rôle déterminant en forçant le gouvernement à accepter l’accord de cessez-le-feu de novembre dernier, et en le poussant à reprendre les négociations tout récemment.
Il est intéressant de noter qu’au cours des dix premiers mois de l’année 2023, dans la période précédant la guerre, un mouvement de protestation de masse a eu lieu en Israël contre le projet de restructuration judiciaire de Netanyahou, qui aurait permis à son gouvernement de concentrer davantage de pouvoirs entre ses mains en nommant les juges et en restreignant les libertés démocratiques. Bien que ces manifestations ne se soient pas poursuivies de la même manière après le 7 octobre, elles ont créé une atmosphère de désapprobation générale à l’égard du gouvernement Netanyahou.
« Debout ensemble » a organisé des rassemblements de solidarité judéo-arabe dans tout le pays. Il a également mis en place un dispositif d’organisation spécial d’urgence appelé « Garde de solidarité judéo-arabe ».
Que pouvez-vous nous dire à propos de ces initiatives et de la façon dont elles ont été accueillies ?
Chacun de nos rassemblements de solidarité judéo-arabe organisés dans plusieurs villes d’Israël a rassemblé des centaines de personnes, malgré les tentatives des militants d’extrême droite de faire pression sur les responsables des lieux que nous avons loués pour qu’ils reviennent sur leur décision de nous accueillir. Les participant.es à ces rassemblements ont entendu les discours des dirigeant.es juifs et arabes de « Debout ensemble » en faveur de la paix israélo-palestinienne, de la fin de l’occupation et de l’arrêt de la chasse aux sorcières raciste contre les citoyen.nes palestinien.ns d’Israël qui s’élèvent contre les injustices liées à la guerre.
Nous avons axé notre message sur la question de la pleine égalité - sur les plans civique et national - pour les citoyen.nes palestinien.nes d’Israël, ainsi que sur notre protestation contre le terrible bilan humain de la guerre contre Gaza, qui a coûté la vie à des civils innocents. Nous ne le faisons pas de l’extérieur de notre société, mais de l’intérieur, avec une profonde empathie pour nos ami.es, parents, collègues et partenaires qui ont perdu des êtres chers le 7 octobre dans l’attaque terroriste injustifiable et indéfendable du Hamas contre des civils qui se trouvaient dans leur maison.
Le rassemblement le plus important à ce jour a eu lieu à Haïfa et a réuni 700 personnes. Des militants d’extrême droite ont fait pression sur les responsables d’une salle de conférences pour nous empêcher d’y tenir notre rassemblement, et nous nous sommes donc rendus à la mosquée du quartier de Kababir, à Haïfa. Personnellement, c’était la première fois que j’organisais un événement politique dans une mosquée... Pourtant, des centaines d’habitant.es juives et juifs et arabo-palestinien.nes de Haïfa sont venus !
Une fois les 300 sièges de la salle occupés, plus de 200 personnes se sont assises par terre ou debout dans les allées, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place dans la salle principale. Plus de 120 personnes ont donc dû s’entasser dans une salle voisine, où les discours étaient retransmis par vidéo. C’est l’une des plus grandes réunions que j’ai contribué à organiser. Les médias internationaux ont suivi avec intérêt ce rassemblement, et il était en effet car il était intéressant de voir des Juifs d’Israël se presser dans une mosquée, en pleine guerre, pour écouter des discours en faveur de la paix.
« Debout ensemble » a également mis en place des groupes locaux dans tout le pays, baptisés « réseaux de solidarité judéo-arabe » ou « garde de solidarité judéo-arabe », afin de se préparer à ce que les dirigeants politiques de l’État israélien poussent à un affrontement entre les citoyen.nes juives et juifs et palestinien.nes sur le territoire d’Israël.
Itamar Ben-Gvir - le ministre nationaliste le plus extrémiste et le plus « faucon » qui ait jamais siégé au gouvernement israélien - parle ouvertement de se préparer à un scénario similaire à celui de mai 2021... Il a distribué des armes et incité les gens à former des milices locales dans les grandes villes mixtes, telles que Yafa, Haïfa, Akko et Lyd. Cette situation est très dangereuse.
Plutôt que de rester à l’écart et de laisser l’aile droite prendre l’initiative de pousser dans cette direction dangereuse, nous, à Debout ensemble, avec d’autres partenaires, avons travaillé sur le terrain, en mettant en place ces réseaux de solidarité pour rassembler des voisins juifs et arabes de différents quartiers de la même ville ou de villes voisines, pour faire du travail de solidarité et d’entraide et promouvoir l’égalité et l’antiracisme dans la sphère publique.
La Garde de solidarité judéo-arabe a également mis en place une ligne téléphonique d’urgence, gérée par des sympathisants, où les gens peuvent demander de l’aide. Nous luttons contre le racisme et la déshumanisation et soutenons les citoyens arabes victimes de discrimination ou de harcèlement sur leur lieu de travail ou dans les établissements d’enseignement supérieur. Nous avons également enlevé des panneaux racistes et agressifs des espaces publics et en avons installé d’autres appelant à la paix et à la solidarité.
Certains de nos groupes ont été confrontés à la répression de l’État. Des militant.es de Debout ensemble à Jérusalem-Ouest, juives, juifs et palestinien.nes, ont été arrêtés par la police. Leur crime ? Avoir accroché des affiches sur lesquelles on pouvait lire : « Juifs et Arabes, nous nous en sortirons ensemble ». Cela illustre à quel point l’atmosphère publique à l’intérieur d’Israël est actuellement tendue.
Les événements de ces dernières semaines ont conduit de nombreuses personnes à conclure que la possibilité d’une solution à deux États est dépassée. Comment Debout ensemble envisage-t-il la question d’un État/deux États et les conséquences de cette guerre sur la réalisation d’une telle perspective ?
Toutes les discussions sur l’avenir de ce pays doivent partir du postulat le plus élémentaire : il y a des millions d’Israélien.nes juives et juifs dans ce pays, et aucun.ne d’entre eux n’ira nulle part ailleurs, tout comme il y a des millions d’Arabo-Palestiniens dans ce pays, et aucun d’entre elles et eux n’ira nulle part ailleurs. Cette vérité devrait être la pierre angulaire de toute discussion sérieuse sur la manière de mettre fin à un conflit national violent qui dure depuis des décennies.
Ce n’est pas le point de vue du monde politique israélien, qui a appuyé la conception de la « gestion du conflit » au cours des vingt dernières années. Selon ce paradigme, qui a totalement capoté le 7 octobre, il n’y a aucune urgence à résoudre la question palestinienne et Israël peut continuer à maintenir un régime militaire prolongé sur des millions de Palestinien.nes dépourvus de citoyenneté et privé.es des droits humains fondamentaux en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et dans la bande de Gaza.
Le monde politique israélien estime que si les éruptions occasionnelles de violence sont regrettables, elles seront localisées et ponctuelles, avec des années de « normalité » entre les deux. Ce point de vue a été exprimé non seulement par Netanyahu, mais aussi par ses opposants politiques au sein de l’establishment, tels que Naftali Bennet, qui, avant de devenir Premier ministre, a déclaré que le conflit israélo-palestinien ne pouvait pas être résolu, mais qu’il fallait le supporter, comme un « éclat d’obus dans les fesses ».
Le 7 octobre a démontré la faillite du concept de « gestion du conflit ». Toute idée de contrôle militaire perpétuel sur les millions de Palestinien.nes des territoires occupés est vouée à l’échec et entraînera de nouvelles violences, compromettant ainsi la sécurité des Palestinien.nes et des Israélien.nes.
Le peuple palestinien n’acceptera pas de renoncer à son droit à l’autodétermination nationale dans un État qui lui soit propre. Par conséquent, dans le cadre de la dynamique de pouvoir actuelle, il faut choisir entre le transfert forcé de millions de Palestinien.nes, qui redeviendraient des réfugié.es (une option que certains membres de l’establishment israélien n’excluent pas de discuter), l’élimination physique d’un peuple entier (dont certains politiciens ultranationalistes kahanistes parlent ouvertement) ou la reconnaissance du droit des Palestinien.nes à la souveraineté et à l’indépendance.
La dernière option - celle de la création d’un État palestinien indépendant aux côtés d’Israël - est une option très redoutée par la droite israélienne. Le parti du Sionisme religieux, dirigé par Bezalel Smotrich, s’est empressé de payer un immense panneau d’affichage sur l’autoroute Ayalon, au centre de Tel-Aviv, et d’y apposer une affiche sur laquelle on pouvait lire « Autorité palestinienne = Hamas ».
Ils comprennent qu’après le 7 octobre, de plus en plus de voix s’élèvent pour dire que tout retour au statu quo ante bellum est impossible, et que l’option de réengager des négociations avec l’OLP [Organisation de libération de la Palestine] en vue d’un règlement diplomatique sera à nouveau sur la table - surtout si les partis de centre-gauche obtiennent une majorité à la Knesset, comme le laissent présager les sondages d’opinion.
« Debout ensemble » défend le droit des deux peuples de notre pays à vivre en paix, dans la sécurité, l’indépendance et la justice, et appuie de tout son poids l’appel à renouer le dialogue avec l’OLP en vue de parvenir à un accord de paix israélo-palestinien.
Le Hamas et le Likoud rejettent tous deux le droit de l’autre peuple à vivre en paix et en sécurité. Nous nous opposons à eux et nous nous plaçons du côté des habitants de ce pays qui ont droit à un avenir protégé.