Pour les mouvements sociaux italiens et pour la gauche, une ligne de partage des eaux est clairement apparue ce samedi 9 juin 2007. Plusieurs faits incontestables permettent de l’affirmer.
D’abord, le grand cortège qui a relié la place Esedra à la place Navona ; le chiffre de 12 000 manifestants rendu public par la Préfecture de police n’a pas de sens car pour le contredire il suffit de savoir que lorsque la tête du cortège était à la place Venezia, la queue rentrait seulement dans Via Cavour, ce qui signifie que les manifestants devaient être entre 80 000 et 100 000 si ce n’est plus. Et d’autre part le flop, dans tous les sens du terme, de ce qui a eu lieu place du Peuple.
Ensuite les affrontements, dont la dimension a été excessivement gonflée, très au-delà de leurs dimensions modestes, alors que personne n’a voulu remarquer la capacité du cortège de se défendre lui-même et de continuer comme prévu jusqu’à la place Navona malgré les nuages de gaz lacrymogènes, les bagarres et « l’esthétisme révolutionnaire ».
De cette journée trois aspect fondamentaux émergent.
Premièrement, nous avons remporté le pari que nous faisions depuis le 15 avril et l’assemblée de la Gauche critique aux Frentani, à Rome, lorsque nous avions proposé de construire une opposition sociale et de le faire en totale opposition au gouvernement. La manifestation a en effet ouvert un espace d’action pour le mouvement, a ouvert de nouveau le cours de la mobilisation contre la guerre. Il y a là une continuité idéale et matérielle avec la mobilisation du 17 février à Vicenza [2] et ce n’est pas un hasard si dans le cortège on ne pouvait ne pas voir la présence compacte et active des comités « No Dal Molin ». Une dynamique du mouvement qui a été confirmée même « à l’excès » par la massive présence de participants extérieurs aux forces organisées initiatrices qui constituaient l’âme du cortège. Une présence importante, sans crainte, qui s’est construite autour du cortège, qui a donné confiance à la manifestation, à sa plate-forme, sans jamais même imaginer ou envisager de tenter d’unir les deux places ou d’aller de l’une à l’autre. C’était une manifestation contre la guerre, « sans si et sans mais », donc une manifestation contre Prodi et contre ceux qui s’imaginaient de pouvoir être des deux côtés à la fois, qui se sont donné rendez-vous si peu nombreux place du Peuple.
La Gauche critique a joué un rôle important dans cette dynamique de même que lors des événements du 21 février lorsqu’elle a voté contre le gouvernement Prodi provoquant le « cas Turigliatto » [3]. Ce choix, qui apparaissait comme isolé, a contribué à rouvrir le débat, permis de construire une polarisation et d’offrir ainsi à toutes et à tous un espace d’action qui fut lentement occupé pour conduire au succès de la manifestation du 9 juin. Il est difficile de prévoir comment cet espace pourra être occupé dans l’avenir. Pour le moment nous ne pouvons que constater qu’une énergie s’est réveillée, après un an de torpeur, et que des choix s’imposent tel, par exemple, le retour à Vicenza afin d’y bloquer la construction de la base. Et c’est ce qui devra être la première initiative nationale après le 9 juin.
Viennent ensuite, évidemment, les éléments plus politiques. D’abord, c’est la première fois que l’opposition de gauche au gouvernement Prodi a été visible. Une opposition liée à un contenu précis — la guerre — très directe et pas généralisable, mais de toute façon une opposition qui, et ce n’est pas un hasard, s’est mise en dehors — sinon, contre — de la gauche gouvernementale. Justement gouvernementale ! Cette donnée aide à contrebalancer, même si c’est encore de manière insuffisante et limitée, l’offensive de la droite qui a d’importantes répercussions dans le front de centre-gauche.
Les raisons de la manifestation ont été, du reste, absolument confirmées à l’issue de la rencontre entre Prodi et Bush. On a assisté à une confirmation pleine et entière de l’alliance avec les États-Unis, à la confirmation de l’engagement en Afghanistan, au Liban et au Kosovo, à la réaffirmation de la continuité de la politique étrangère menée par Berlusconi et, comme Prodi l’a affirmé à la conférence, « le partage de la conception des futurs destins du monde ». Le gouvernement se compromet plus encore dans la guerre et le choix immédiat de la base états-unienne à Vicenza en constituera l’acte premier. Sur ce terrain les contradictions vont continuer à se développer.
Le troisième aspect c’est le rapport entre les gauches, la comparaison des deux places et les développements qui en découlent. Sur ce terrain aucune ambiguïté n’est possible. Il y a eu un cortège unitaire et de masse. Et ensuite il y a eu une place du Peuple sans le peuple. Une opération des sommets à laquelle, malheureusement, des organisations importantes se sont laissé entraîner, en premier lieu la FIOM [4], désireuses de maintenir la protestation sans pour autant faire de la peine au gouvernement. La faillite de la place du Peuple c’est la faillite de la ligne du « parti des luttes et du gouvernement » et la faillite plus générale de la position jaillie du congrès de Venise en ce qui concerne le Parti de la refondation communiste (PRC), qui est arrivé à son terminus. Il n’y a aucune médiation possible entre les luttes et le gouvernement ni aucune possibilité de construire des « ponts » entre ces deux dynamiques. C’est cette réalité qui nourrit toute la crise du PRC et des autres partis à la gauche du Parti démocrate, qui ont choisi de se mettre ensemble pour masquer l’état de faiblesse dans lequel ils se trouvent.
L’absence du PRC sur la place Navona témoigne où ce parti a fini par s’échouer. C’est un point dont il n’y a plus de retour possible. Il est combiné à une ligne ruineuse et à un groupe dirigeant aveugle et incapable, qui l’a conduit dans ce cul-de-sac dont il est si difficile de sortir maintenant.
Il n’est pas possible de prévoir quel sera le bourgeonnement de ce 9 juin, mais c’est certain que nous avons réalisé les conditions nécessaires d’un parcours moins fragmenté pour la gauche alternative, pour la gauche d’opposition. Les réseaux, les associations, les organisations promotrices ont commencé à mettre au point tant l’union que le contraste — et celui qui dit que le projet qui les unit est celui d’un « petit parti contre le PRC » n’a simplement rien compris : une installation sociale à développer (mais les partis de la gauche gouvernementale ne font pas mieux). Certes, si tout cela produisait en retour un effet sur les questions sociales, telles les retraites ou la précarité par exemple, on assisterait à une modification réelle des rapports de forces entre les mouvements et le gouvernement, entre les mouvements et les institutions, c’est-à-dire dans la société.
En ce qui nous concerne, cette année politique aura été dense en événements et en échéances successives. Nous avons constitué l’association Gauche critique, puis avec détermination nous nous sommes tournés du côté du mouvement en proposant le Forum pour l’opposition sociale, que nous relançons. Quelque chose est apparu. Et même pour la première fois vraiment dans le cortège du 9 juin on a pu voir la capacité de la Gauche critique de produire l’organisation et l’initiative, de s’offrir comme un moyen permettant de résister à la crise du PRC et de la gauche « radicale » en général. Il n’y a aucun doute que c’est la route qu’il faut poursuivre avec une détermination et une vitesse plus grande encore.
La première Conférence nationale de la Gauche critique que nous tiendrons après l’été en constituera un moment important.