La guerre entre Israël et Gaza a établi plusieurs records mondiaux. C’est le conflit le plus meurtrier pour les journalistes depuis 30 ans. Il a causé la plus grande perte de vies humaines pour le personnel des Nations unies dans l’histoire de l’organisation. Le nombre total d’attaques contre les établissements de santé et leur personnel devrait être le plus élevé jamais enregistré, et les écoles ont été dévastées, 51% d’entre elles ayant été endommagées. Les règles internationales telles que les conventions de Genève n’ont pas été respectées : des hôpitaux et des ambulances ont été pris pour cible, des organisations d’aide médicale telles que Médecins sans frontières (MSF) et Save the Children ont été attaquées et ont perdu des membres de leur personnel.
La guerre entre Israël et Gaza est également meurtrière pour les enfants. Il s’agirait du conflit le plus meurtrier pour les enfants de ces derniers temps : selon l’Organisation mondiale de la santé, environ 160 enfants ont été tués par jour le mois dernier. À titre de comparaison, trois enfants sont tués chaque jour dans le récent conflit en Syrie, deux en Afghanistan et 0,7 en Ukraine. Le nombre total d’enfants tués s’élève déjà à plus de 5 300, selon l’Unicef, le Fonds des Nations unies pour l’enfance. Ils n’ont pas choisi de naître là, ils sont innocents, mais ils subissent de plein fouet ces attaques.
Il est tragique de constater que les mort·es et les blessé·es, dont le nombre est pratiquement sans précédent, ne sont probablement qu’un début. Les experts en santé publique savent, d’après les conflits similaires dans le monde, qu’il est probable que plus d’enfants meurent de maladies évitables que de balles et de bombes. Alors que le gouvernement israélien a parlé de zones sûres où les familles peuvent se réfugier, ces zones sont loin d’être ce que nous considérerions comme des zones de santé publique sûres. Elles ne disposent pas d’eau propre, d’installations sanitaires et de toilettes fonctionnelles, de suffisamment de nourriture, ni de personnel médical qualifié disposant de médicaments et d’équipements. Il s’agit là des besoins fondamentaux dont tout être humain, en particulier les bébés et les enfants, a besoin pour rester en bonne santé et en vie.
Le porte-parole de l’OMS, le Dr Margaret Harris, a déclaré que les taux de diarrhée chez les enfants des camps de réfugiés (logements protégés) à Gaza étaient, début novembre, déjà plus de 100 fois supérieurs aux taux normaux et qu’en l’absence de traitement, les enfants peuvent se déshydrater et mourir rapidement. Les maladies diarrhéiques sont la deuxième cause de décès chez les enfants de moins de cinq ans dans le monde, et elles sont causées par des sources d’eau contaminées et le manque d’accès à des fluides de réhydratation orale. Les infections des voies respiratoires supérieures, la varicelle et les affections cutanées douloureuses ont également augmenté, et l’on craint que les récentes inondations n’entraînent le mélange d’eaux usées non traitées avec l’eau douce utilisée pour la boisson et la cuisine, et ne provoquent une épidémie de choléra.
La maladie joue un rôle dans les batailles depuis des siècles. Pendant la guerre civile américaine, deux tiers des décès estimés de soldats ont été causés par la pneumonie, la typhoïde, la dysenterie et la malaria. En 1994, deux maladies, le choléra et la dysenterie, liées à l’eau insalubre et aux zones de conflit, ont tué plus de 12 000 réfugié·es rwandais·es en seulement trois semaines, en juin 1994.
Selon l’Office de secours et de travaux des Nations unies, 85% des habitant·es de Gaza sont déjà déplacé·es. Les experts qui ont analysé les précédents déplacements de réfugié·es ont estimé dans le Lancet que les taux de mortalité bruts (c’est-à-dire les décès pour 1 000 personnes) étaient en moyenne plus de 60 fois plus élevés qu’au début de chaque conflit. Si l’on extrapole ces chiffres à la situation actuelle à Gaza, où le taux brut de mortalité avant le conflit était de 3,82 en 2021 (taux relativement bas en raison de la jeunesse de la population), les taux de mortalité pourraient atteindre 229,2 en 2024 si le conflit et les déplacements se poursuivent au niveau d’intensité actuel, et si les habitant·es de Gaza continuent à ne pas avoir accès à des installations sanitaires et médicales et à des logements permanents.
En fin de compte, si rien ne change, le monde risque de voir près d’un quart des 2 millions d’habitants de Gaza, soit près d’un demi-million d’êtres humains, mourir en l’espace d’un an. Il s’agirait principalement de décès dus à des causes sanitaires évitables et à l’effondrement du système médical. Il s’agit d’une estimation grossière, mais qui s’appuie sur des données, en utilisant les chiffres terrifiants et réels des décès survenus lors de conflits précédents et comparables.
Les organisations internationales tentent de tirer la sonnette d’alarme face à cette situation, comme le déplore Harris : « Il semble que le monde ait perdu son sens moral ». L’Unicef a lancé un avertissement : « Le manque d’eau, de nourriture, de médicaments et de protection est une menace plus grande que les bombes pour la vie de milliers de personnes à Gaza ».
Je travaille dans le domaine de la santé publique mondiale depuis 20 ans et je n’ai jamais entendu des organisations de santé et d’aide aussi franches et préoccupées qu’elles le sont par l’ampleur des souffrances et des décès à Gaza. Il s’agit d’un conflit sans précédent, qui bat les records les plus tragiques, et bien que les experts puissent débattre de la question de savoir s’il s’agit ou non d’un génocide, la vérité est que nous assistons au massacre d’une population, que ce soit par des bombes, des balles, la famine ou la maladie.
Devi Sridhar