Le prétendu « réarmement démographique » brandi par Emmanuel Macron s’avère une vieille lune jadis connue sous le nom de « natalisme ». Cette politique dite familiale se réclame du long terme, tout en étant dictée par les angoisses nationales du jour. Un tel pseudo-accroissement des forces (ré)génératrices table le plus souvent sur une idéologie rancie. Et s’agence bien entendu sur le dos – ou plutôt le ventre – des femmes.
La fécondité s’est en effet imposée, dans le dernier tiers du XIXe siècle, comme une affaire d’hommes, martiaux à souhait – il fallait damer le pion à l’Allemagne en vue de reprendre l’Alsace-Moselle. Le tout en s’appuyant sur des associations représentant les familles nombreuses, le plus souvent confessionnelles.
Et ce, alors que la religion catholique considérait le natalisme comme ressortissant du paganisme, tandis que la IIIe République laïque prétendait desserrer l’emprise de l’Église sur la société française : l’urgence patriotarde n’est pas à une contradiction près…
Affiche de 1926 distribuée par l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française. © Wikipédia
« Le bleu horizon vire au bleu layette », a résumé Michelle Perrot dans Les Femmes ou les silences de l’histoire. Le contrôle des naissances devint un « crime de lèse-patrie ». Et s’imposa une « nationalisation » du corps des femmes. Alors la propagande nataliste put se déchaîner.
Une telle vague nataliste passait par « les secours matériels », c’est-à-dire une pincée de politique sociale, à condition qu’elle fût familialiste – ainsi furent créées les premières caisses de compensation, ancêtres des allocations familiales. Les ménages se montreraient sensibles aux arguments sonnants et trébuchants, toutefois enrobés d’une rhétorique d’extrême droite que reprend aujourd’hui Emmanuel Macron, tout en faisant mine de se référer au consensus démographique gaullo-communiste en vigueur après 1945.
C’est à l’occasion du détricotage brutal du système des retraites que le pouvoir, sous couvert de lutter contre le déclin démographique de la France, s’est retrouvé dans un sillage postfasciste : sauver, en procréant, l’identité européenne – pour ne pas dire explicitement la race blanche –, ainsi que le prônent, d’est en ouest, Vladimir Poutine, Viktor Orbán, ou Marine Le Pen.
Or un tel discours s’imposait
Le « péril » de la dénatalité
Il en fut ainsi du trop méconnu et pourtant crucial Fernand Boverat (1885-1962), secrétaire général de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, puis à la tête de l’Alliance nationale contre la dépopulation et du Conseil supérieur de la natalité. En 1933, lors du VIe congrès pour la vie et la famille tenu à Paris, il alertait son monde sur le « péril que la dénatalité fait courir à la race blanche ».
Début 1939, l’année où le gouvernement Daladier allait instituer un Haut Comité à la population puis faire adopter le Code de la famille et de la natalité française, le même Fernand Boverat donnait une causerie devant la première « brigade régionale de police mobile » intitulée : « Le péril de la natalité et la répression de l’avortement ».
Outre le pilier financier incitatif, le natalisme français porte en lui le châtiment et l’expiation comme la nuée porte l’orage. Les « faiseuses d’anges » sont pourchassées depuis la loi de juillet 1920 criminalisant l’avortement. Pour en découvrir les méandres horrifiques, il faut lire la thèse soutenue cent ans plus tard, en 2020, par Fiona Casey à l’université d’Angers : « La correctionnalisation de l’avortement dans la France de l’entre-guerres : les femmes pauvres face à la répression ».
L’avortement considéré comme un homicide volontaire. Illustration extraite du livre de Fernand Boverat : « Le massacre des innocents » (Paris, Alliance nationale contre la dépopulation, édition de 1944).
Pour comprendre jusqu’où peut conduire le tropisme nataliste que réactive Emmanuel Macron – qui aime jouer avec le feu en se persuadant qu’il échappera aux retours de flamme –, il faut également lire l’étude de Fabrice Cahen consacrée à la place émotionnelle que finit par prendre, dans un tel contexte, toute pratique abortive considérée comme un « fléau social ».
La séquence politique consistant à « gouverner les mœurs » n’a pris fin qu’en 1975 avec la loi Veil. Mais elle pourrait reprendre, tant existe là une tectonique des plaques politiques, à l’intersection de l’intime et du collectif, dont sut tirer profit le régime de Vichy, né d’orages extérieurs et d’une tempête intérieure. On n’actionne pas impunément la manette nataliste.
C’est ainsi qu’il faut entendre l’apostrophe de Sandrine Rousseau au Palais-Bourbon, en février 2023 : « Lâchez nos utérus ! » Avec en corollaire ce raisonnement politique qu’une grande partie de la gauche, tétanisée, n’ose articuler : « Ce n’est pas neutre, la démographie ! On est neuf milliards, il n’y a pas besoin de politiques publiques pour développer la natalité, il suffit d’ouvrir un peu les frontières. »
Emmanuel Macron a donc choisi la voie contraire, dans un pli régressif flirtant avec les coups de menton et de sang propres à l’extrême droite, que tente vainement de camoufler son « en même temps » exténué. Les intersignes n’ont guère manqué : ce fringant président souhaite renouer, jusqu’à en être le dépositaire, avec une longue lignée française assaisonnant conservatisme, traditionalisme et catholicisme éculés.
Tisonner le natalisme, c’est risquer de verser à nouveau dans des ornières où la droite extrême, eugéniste, barbote tout à son aise, attribuant la baisse de la fécondité au « métissage des races » et à « la stérilité des élites ».Pour le parti de l’ordre, le passage d’une fécondité « naturelle » à une fécondité contrôlée par les humains apparaît intolérable : l’individu peut alors imposer son point de vue à la société, alors que ce devrait être le contraire…
Carte postale de l’entre-deux-guerres en faveur de vote familial. © Antoine Perraud / Mediapart
La pente démographique et biopolitique présidentielle se révèle donc, par-delà son effet pochette surprise, pour le moins glissante. Jusqu’où nous conduira l’inclination nataliste de l’Élysée ? Son hôte, adepte du supposé neuf avec du si vieux, sera-t-il tenté, sait-on jamais, de remettre au goût du jour le suffrage familial ?
Au début de la IIIe République, le baron de Jouvenel avait proposé que chaque « chef de famille » se vît attribuer autant de voix qu’il avait d’enfants – sans oublier son épouse alors privée du droit de vote.
Nous toucherions alors au nec plus ultra du « réarmement » et de la « régénérescence », qui ne sont peut-être, en toute logique macronienne, que coup de barre à droite et involution démocratique.
Antoine Perraud