Né le 22 mai 1949, Antonio Maria Nuñez Guglielmi faisait partie de cette émigration espagnole et italienne qui s’installa en Uruguay, un pays qui connaissait un essor exceptionnel de 1910 jusqu’au début des années 1950. Militant, il choisit pour pseudonyme le nom d’un écrivain qui relata, entre autres, la guerre civile qui secoua la République orientale d’Uruguay en 1904-1905, un écrivain manifestant un intérêt pour la protestation sociale et le courant libertaire.
Au cours de la seconde moitié des années 1950, l’Uruguay plongea dans une crise socio-économique. C’est dans ce climat de tensions sociales qu’Ernesto, comme travailleur de la métallurgie, initia une activité de délégué syndical, dans une fabrique de valves pour des bonbonnes de gaz, une des branches restantes issues de la politique précoce de l’industrialisation par substitution des importations.
Comparées au mouvement syndical, les forces politiques de gauche étaient faibles et ne disposaient pas d’une expression significative au plan politico-institutionnel, un champ occupé par deux partis, les Blancos – Parti national lié aux grands propriétaires terriens – et les Colorados, parti représentatif de la bourgeoisie urbaine de Montevideo. Ernesto s’engagea initialement dans les rangs du Parti communiste qui, depuis 1955, sous la direction de Rodney Arismendi, avait recentré ses activités dans le mouvement syndical. Ce dernier connut un processus de regroupement et coordination au milieu des années 1960, avec l’institution de la Convención Nacional de Trabajadores (CNT) qui proposa un programme de revendications immédiates, de nationalisations et de réforme agraire.
En 1973, Ernesto adhère au Parti socialiste des travailleurs (PST). Devant la fabrique où il travaillait, Benas SA, était distribué le mensuel de cette organisation – se réclamant du trotskysme, opposée à la lutte armée ainsi qu’au stalinisme et à ses prolongements – par un militant qui devint un de ses plus proches camarades de combats, Juan Luis Berterretche.
Ici, le contexte, à très grands traits, doit être rappelé : dès 1967 et en particulier dès mai 1968, militarisation et état de siège s’affirment ; les luttes sociales se développent ; un mouvement de guérilla urbaine très particulier, les Tupamaros, accroît ses activités depuis 1966 ; aux deux partis traditionnels s’ajoute le Frente Amplio (FA), un large regroupement des forces du centre gauche et de la gauche. Le PST participera, comme d’autres forces de cet éventail, à la création en 1971 du Frente Amplio. Face à ce défi, la classe dominante va s’appuyer alors sur l’armée pour rétablir l’ordre et déclarer une « guerre intérieure » (dès avril 1972) contre la guérilla et contre les classes populaires, afin d’abattre ce qui restait de conquêtes sociales historiques. Dans la foulée sera organisé le coup d’Etat de juin 1973.
Le coup, la résistance et ses limites ont été analysés, à diverses reprises, par Ernesto Herrera. La « récupération de la mémoire » [1], 50 ans après, révèle la combinaison chez lui de l’expérience militante et de la culture politique et historique qui la soutenait.
La dictature va se prolonger jusqu’en 1985. De 1973 à 1975, Ernesto joua un rôle décisif dans le maintien de structures organisationnelles clandestines, avant que s’accentue une répression encore plus brutale, mais qui ne réussit pas à transformer en délateur l’essentiel de la population. Pour les membres du PST, se conjuguait alors une activité clandestine maintenue, bien que fort réduite, avec des arrestations, des détentions dans les casernes puis les prisons – l’une, pour les hommes, portant le nom de Libertad, celle pour les femmes de Punta Rieles, dans laquelle Marita, compagne d’Ernesto, fut élue comme porte-parole de la résistance interne – et le soutien aux familles des détenu·e·s.
L’exil politique contraint participa à une internationalisation de l’engagement socio-politique. En 1982, la répression frappa très durement ce qui restait du noyau militant du PST. Avec d’autres membres, Ernesto s’exila alors au Brésil où il côtoya les développements initiaux du Parti des travailleurs (PT) et établit des liens étroits avec les militant·e·s de Démocratie socialiste, courant du PT. Ils assurèrent une aide aux exilé·e·s « non déclarés » du PST uruguayen. En 1983, Ernesto rentra clandestinement en Uruguay pour participer à la mobilisation anti-dictatoriale et à la réorganisation du PST ainsi qu’aux débats politiques marquant la nouvelle phase d’affirmation du Frente Amplio (FA). S’engage alors un processus complexe placé sous les signes suivants : une croissance électorale du FA depuis 1989 – bien que les gouvernements de coalition entre le Parti colorado et le Parti blanco restent victorieux jusqu’en 2005 ; une intégration affirmée des Tupamaros (Mouvement de libération national-MLN) au FA en 1989 ; un regroupement de forces de gauche au sein du FA portant le nom de MPP (Mouvement de participation populaire). La trajectoire du MPP devint, à son tour, l’enjeu de débats d’orientation dans un contexte international où s’affirmaient la mondialisation néolibérale, l’éclatement de l’URSS et de ses satellites, les interrogations sur le « modèle cubain », etc. Ernesto fut membre de la direction fédérale du MPP – qui réunissait le PST, le MLN, le MRO-Movimiento Revolucionario Oriental, le PVP-Partido por la Victoria del Pueblo et des militant·e·s indépendants. Loin du sectarisme, il anticipait, dès cette période, les lignes de force qui allaient bousculer les sociétés et, dans la foulée, les forces se réclamant d’un socialisme révolutionnaire ; cela tout en étayant ses convictions sur la base de l’examen minutieux de l’accentuation des formes plurielles de l’exploitation et des oppressions.
Au tournant des années 2000, Ernesto pouvait ainsi mesurer les changements intervenus dans l’évolution du FA et dans ses objectifs. En 2005, le FA conquiert le « pouvoir » gouvernemental. En son sein la composante issue du MLN s’imposera, ce qui consacra pour certains observateurs informés la formule « des armes aux urnes ».
Ernesto Herrera citait les propos de Carlos Real de Azúa dans son ouvrage Política, poder y partidos en el Uruguay de hoy (1971) pour saisir ce que représentait le FA initial. Carlos Real de Azúa décrivait la naissance du FA en 1971 comme traduisant « une vraie contre-société » nourrie par des assemblées de base, la mobilisation sociale, la radicalisation politique et une pratique collective de « rupture » non seulement avec le système bipartisan des Blancos-Colorados mais avec le système socio-économique aux mains des classes propriétaires (financières, industrielles et agraires) et des organismes impérialistes. A la lumière de cette description, Ernesto soulignait qu’il n’y avait pas un simple passage de « la lutte armée » à « la voie électorale » mais une rupture avec le programme historique du Frente – qui prolongeait celui de la CNT – pour aboutir à un « réformisme sans réformes », au cours des expériences gouvernementales.
Aux yeux d’Ernesto Herrera, l’appréhension de ces changements et ruptures ont donné encore plus de valeur à la connaissance historique et au suivi minutieux de l’actualité, exigences comprises comme un prérequis pour dégager un « que faire » socialiste révolutionnaire, tout en « gérant » l’incertitude qui l’éloignait de « l’optimisme vulgaire ».
De 1985 à 2003, Ernesto Herrera prit en charge un travail de « coordination » en Amérique latine afin d’assurer une certaine information aux instances de la IVe Internationale (Secrétariat unifié). Il le fit sur la base de sa pratique militante et de sa compréhension des transformations du contexte politique de ce « petit pays » d’Amérique du Sud. A cela s’ajoutait son internationalisme militant lié entre autres à des exils politiques qui avaient aiguisé sa capacité de comparaison pour mieux dégager ce qui était spécifique et général dans les diverses formations sociales. Or, l’année 2003 marque l’arrivée du gouvernement Lula au « pouvoir » au Brésil et la participation de membres de Démocratie socialiste à ce gouvernement. A la lumière de ce qu’Ernesto avait assimilé aux côtés des militant·e·s brésiliens et de son expérience en Uruguay, il ne pouvait qu’exprimer ses doutes extrêmes, en fait un désaccord, avec cette subordination de dirigeants de la DS aux impératifs de la machine gouvernementale de Lula. L’espoir que suscitait la dynamique ouverte par le gouvernement Lula parmi des membres du cercle dirigeant de la IVe Internationale rendait inadéquate, selon eux, la responsabilité qu’Ernesto Herrera occupait dans la « coordination ». Cette dernière n’avait pourtant pas un caractère décisionnel, mais pour l’essentiel de maintien de liens et de prises de contact.
Avec l’appui de ceux qui avaient eu la possibilité de partager, en partie, l’accumulation d’expériences et de connaissances qu’Ernesto Herrera concrétisait, il put conjointement poursuivre son activité militante en Uruguay, maintenir des liens militants en Amérique du Sud, échanger avec des camarades de divers pays européens. Ce réseau créa les conditions du lancement du bulletin d’information Correspondencia de Prensa, puis du site web du même nom. Au même titre où, en tant que « militant de longue date », Ernesto était une ressource durant des années pour l’activité de socialistes révolutionnaires en Amérique du Sud, le bulletin et le site prolongèrent et élargirent les disponibilités de ce soutien. Il est des hommages qui font des militants disparus des figures plus grandes qu’elles n’étaient considérées de leur vivant. Ce qu’Ernesto Herrera, à coup sûr, n’aurait pas voulu, ce que j’ose supposer sur la base de mes 40 années d’amitié militante. J’espère avoir échappé à cette sorte d’embûche.
La publication posthume – en français et en espagnol – d’un ouvrage qu’il a consacré à l’histoire des Tupamaros et à la vie socio-politique présente de l’Uruguay et de ses habitant·e·s participera à faire d’un passé réfléchi un instrument pour le présent.
Charles-André Udry