Qu’il reste au pouvoir ou qu’il soit contraint à se retirer, sous la pression de l’opposition interne au Parti libéral démocrate (PLD), Shinzo Abe aura démontré, en dix mois à la tête du gouvernement, que la figure de politicien classique qu’il incarne n’est plus ce qu’attendent les électeurs. Mais il est aussi porteur d’un message de réaffirmation de l’identité nationale qui pourrait être appelé à perdurer, sinon à se renforcer, dans la période d’instabilité politique qui s’ouvre.
Sa sévère défaite aux élections sénatoriales du 29 juillet incitera-t-elle le PLD à mettre en veilleuse cet aggiornamento du conservatisme, destiné à ancrer le Japon plus à droite ? Ou bien sera-t-il tenté de jouer davantage la carte d’un néonationalisme rassembleur, face à une opposition revigorée, mais qui n’a peut-être pas les reins assez solides pour assumer les responsabilités qui lui incombent ?
Le plus jeune premier ministre du Japon (52 ans) n’a pas convaincu : étoile ascendante lorsqu’il succéda à Junichiro Koizumi, en septembre 2006, il est rapidement devenu une météorite en phase descendante. Le PLD comptait sur lui pour épargner au camp conservateur une défaite aux sénatoriales, mais celles-ci ont pris le tour d’un vote de défiance.
Une série de scandales, des faux pas ayant entraîné des démissions de ministres - et le suicide de l’un d’eux - ont été perçus comme des signes de son incapacité à tenir en main son cabinet, sinon de son incompétence à choisir ses collaborateurs. Ces dérives ont donné à l’opinion l’impression que la « force irrésistible de changement » prêtée à son prédécesseur s’était soudainement épuisée.
Populiste, Junichiro Koizumi avait séduit par son côté « one-man-show » et jeté beaucoup de poudre aux yeux, mais avec un talent certain pour le marketing politique. Par sa personnalité et sa carrière, Shinzo Abe est aux antipodes. Son erreur a été de gouverner comme si l’ère Koizumi n’avait pas eu lieu. Sans charisme, avec un côté garçon de bonne famille héritier d’une grande dynastie politique, M. Abe est un nouveau venu dans la gestion du pouvoir d’Etat. Prompt à l’anathème, M. Koizumi faisait régner l’ordre dans les rangs du PLD. Lui, il a cherché à rassembler. La réintégration dans le parti de la dizaine de dissidents exclus par son prédécesseur pour leur opposition à son « grand œuvre » (la privatisation des postes) en témoigne. Loin de donner au mandat de premier ministre le côté présidentialiste cultivé par M. Koizumi, il a renoué avec le fonctionnement plus terne d’un cabinet dans un régime parlementaire.
Homme de droite, M. Abe a des convictions plus enracinées que son prédécesseur, à l’instinct politique trop aiguisé pour ne pas flirter avec l’opportunisme. Bien que ses détracteurs critiquent chez lui un « idéalisme droitiste », qui transparaît dans son livre Vers un noble Japon, apologie d’une « japonicité » à reconquérir, M. Abe a une vision de la voie sur laquelle il entend mettre le pays. Tout en maintenant le cap sur les réformes économiques, il n’en a pas fait la priorité des priorités, au grand dam des tenants du thatchérisme. Il s’est en revanche employé à remédier à l’héritage diplomatique négatif de son prédécesseur, en renouant le dialogue avec la Chine. Les relations s’étaient détériorées à la suite des visites répétées de M. Koizumi au sanctuaire Yasukuni, où sont honorés, parmi les morts pour la patrie, des criminels de guerre.
M. Abe a fait réviser la loi sur l’éducation afin de promouvoir l’enseignement patriotique à l’école et il a mis sur les rails la réforme de la Constitution de 1947. Rédigée par l’occupant américain, elle est perçue par la droite comme le symbole de l’humiliation de la défaite. Cette politique de rupture avec les séquelles d’un passé vieux de plus de soixante ans peut paraître éloignée des préoccupations de la majorité née par la suite. Beaucoup n’en ont pas moins conscience que le Japon n’est jamais sorti d’un après-guerre dont la dépendance envers les Etats-Unis, pour sa sécurité, est un héritage.
Ainsi la gauche critique-t-elle une subordination d’Etat-client. La droite est plus ambivalente. Elle ressent avec amertume, même si elle s’en accommode, cette amputation de la souveraineté nationale comme en témoigne la remarque acide de l’ex-ministre de la défense, Fumio Kyuma, sur l’absence de choix de Tokyo dans la guerre en Irak : « le Japon est comme un des Etats américains. »
Au lendemain de la défaite, la droite a été pro- américaine par anticommunisme. Elle a ravalé son orgueil pour privilégier le redressement sous l’aile protectrice des Etats-Unis. Si elle fait aujourd’hui de la révision constitutionnelle un cheval de bataille, c’est avec l’aval de Washington, qui souhaite que le Japon se débarrasse des contraintes limitant ses opérations militaires afin de l’impliquer plus activement dans son système de sécurité. Pour la gauche, la restauration de la fierté nationale, en ranimant la rhétorique identitaire, vise à compenser cette subordination stratégique. Le tour idéologique, non exempt de tonalités révisionnistes, donné par M. Abe à la réforme constitutionnelle, n’est pas partagé par une partie des conservateurs.
Les Japonais, eux, se soucient surtout du fait que la reprise économique ne se répercute guère sur la vie de la majorité. Les revenus stagnent et les disparités sociales s’accroissent. « Derrière le non à Abe, il y a un non au réformisme sans compensation, pour ceux qui en souffrent, de Koizumi », estime le politologue Gerry Curtis, de Columbia University.
Avec un PLD durement touché et un Parti démocrate devenu le premier parti au Sénat, mais trop hétéroclite pour constituer une force d’alternance crédible, le Japon s’oriente vers une dangereuse paralysie politique. Rejeté aujourd’hui, le message identitaire de M. Abe le sera-t-il aussi demain lorsque s’attiseront frustrations et inquiétudes ?