La récente décision du président sénégalais, Macky Sall, de reporter, trois semaines avant leur tenue, l’élection présidentielle, a remis au-devant de la scène la question de la démocratie, non seulement au Sénégal – présenté comme un « modèle démocratique » –, mais aussi dans toute la région, secouée ces dernières années par une série de coups d’État. Plus fondamentalement, c’est la nature même de ces démocraties, ainsi que le regard occidental (biaisé) porté sur celles-ci qui doit être interrogé. Tel est justement le double objectif du nouveau livre de Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral [1].
COLONIALISME, NÉOCOLONIALISME ET ÉLECTIONS
L’un des intérêts majeurs du livre de Fanny Pigeaud et de Ndongo Samba Sylla est d’analyser la fonction des élections sur le temps long. Ainsi, après un rapide tour d’horizon historique de la démocratie dans le monde depuis l’antiquité, en soulignant le fait que « la marche vers la ‘démocratie’ en Occident s’est inscrite durant les cinq derniers siècles dans le cadre d’un ordre international impérialiste » (page 47), les auteurs s’intéressent à la dynamique électorale en Afrique de l’Ouest sous la colonisation française. Ils rappellent que des élections avaient bien lieu, au cours de cette période, mais qu’elles se sont caractérisées par une « ingénierie de la fraude » : pression des notables sur les électeurs, trucage des décomptes des votes, fausses inscriptions sur les listes électorales, bourrages d’urnes, etc.
Les gouvernements nouvellement indépendants vont largement reproduire non seulement la technique, mais aussi l’esprit de cette ingénierie électorale, à savoir la démonstration par l’exemple de l’incapacité des petites gens – « nègres » au regard de l’État colonial ; « populace » à celui de la plupart des gouvernements issus de la décolonisation – à se gouverner.
L’accès des pays de la région aux indépendances ne va donc pas fondamentalement changer la donne. En grande partie, en raison des conditions dans lesquelles il s’opère et de la continuité d’un « colonialisme monétaire » (via principalement la zone franc [2]). La déclaration de l’administrateur colonial, Pierre Mesmer, à propos du Cameroun, en 1960, s’applique en réalité à l’ensemble des États d’Afrique de l’Ouest : « La France [a accordé] l’indépendance à ceux qui la réclamaient le moins, après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus d’intransigeance [nationalistes, panafricanistes, communistes] » (page 116).
Les régimes à parti unique se généralisent et la France les soutient non seulement parce qu’ils servent ses intérêts, mais aussi parce que la vision dominante des élites françaises « oscille entre la thèse de l’immaturité démocratique du continent africain et celle de l’incompatibilité des principes de la démocratie avec le terreau culturel africain » (page 134), justifiant, voire légitimant l’absence du multipartisme et occultant la violence d’État qui en est le soubassement et le corollaire.
Au fil des pages, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla démontrent que l’« impérialisme électoral » n’est pas qu’une affaire passée, reléguée à l’histoire coloniale et postcoloniale des années 1960-1990. Le fameux « Discours de la Baule » du président Mitterrand, au seizième Sommet France-Afrique, en 1990 – et son appel à la démocratisation [3] –, est ramené à de justes proportions : une manière de prendre le train en marche, qui n’aura, de toute façon, guère de conséquences pratiques. Et une énième déclaration de non-ingérence de la France dans les affaires intérieures des pays africains démentie dans les faits.
De même, la « transition démocratique » est ramenée à un « concept fourre-tout et inconsistant » qui ne rend pas compte des « évolutions contrastées » et accidentées des divers pays (page 214). Surtout, les auteurs montrent que la libéralisation politique est allée de pair avec une libéralisation économique qui a largement hypothéqué la souveraineté populaire. Le multipartisme a ainsi élargi la concurrence au sein de la classe dominante, sans véritablement l’ouvrir à d’autres classes ni à d’autres projets politiques, tandis que le néolibéralisme redistribuait le pouvoir vers les bailleurs de fonds et les « dirigeants politiques au profil d’économiste ou de financier » (pages 214 et suivantes).
« FONDAMENTALISME ÉLECTORAL » ET DÉSENCHANTEMENT
L’ingérence française ne se réduit ni à l’histoire passée ni à ses interventions militaires (au Tchad et en Côte d’Ivoire encore récemment). Les processus électoraux en constituent l’un des principaux leviers. Si des élections se sont réalisées à échéance régulière au sein de régimes à parti unique, c’est que celles-ci ont d’autres fonctions qui ne relèvent pas du choix démocratique. Les auteurs mettent en avant trois fonctions : redistribuer de manière plus ou moins élargie les « postes, privilèges et ressources », « désamorcer ou [de] prévenir les tensions sociales ou politiques qui peuvent naître des frustrations populaires ou des rivalités au sein de l’élite » et, enfin et surtout, opérer comme un instrument « de légitimation rituelle » (pages 157-158).
Il semble que cette dernière fonction ressorte avec d’autant plus de force que la démocratie tend à être vidée de tous choix, que sont mises en avant les « lois du marché » et que le regard colonial demeure prégnant. Ainsi, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla fustigent le « biais habituel des missions d’observation électorale en faveur de la ‘stabilité politique’ », qui les entraînent à insister sur « l’absence de ‘troubles’ et d’‘incidents’ majeurs » et « à diluer leurs ‘standards’ » démocratiques.
Dans les pays non occidentaux, « tant que la violence est minimale, alors la ‘démocratie’ a triomphé, peu importe le caractère inéquitable du processus électoral » (page 297). Et les auteurs de conclure : « leur démarche [aux observateurs occidentaux des élections] consiste à ‘civiliser’ les pays africains et autres via l’organisation d’élections sous la surveillance de la ‘communauté internationale’. Avec l’imposition et l’institutionnalisation du fondamentalisme électoral – qui fait des élections la seule procédure légitime de dévolution du pouvoir souverain – la porte est fermée aux pratiques et institutions démocratiques qui s’inspirent d’autres imaginaires politiques » (page 298).
Ce biais idéologique ne se vérifie-t-il pas également dans la manière dont la majorité de la presse occidentale analyse le report des élections au Sénégal, en minimisant ou en ignorant l’état des lieux démocratique de ce pays ? Ce report n’éclate pas dans un ciel serein, mais sur un terreau saturé par les manipulations du fichier électoral, la répression des opposants, les arrangements avec la Constitution – Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla consacrent un chapitre à la « vitrine démocratique » sénégalaise –, la mise à l’écart de la jeunesse dans ce « phare démocratique » en temps normal [4].
Cette critique du « fondamentalisme électoral » n’est pas spécifique à la Françafrique ni même au continent africain ; elle se vérifie dans de nombreux pays du Sud et tout particulièrement, à l’heure actuelle, en Haïti [5]. Force est, en effet, de constater la réduction de la démocratie, au sein des diplomaties occidentales, mais aussi des instances onusiennes, au plus petit dénominateur formel. Et ce quel que soit le taux de participation, la représentativité de la classe politique, le manque de légitimité du processus. Bien souvent, les élections sont moins l’expression de la souveraineté populaire que le contrôle de celle-ci, au mieux ; au pire, sa répression.
Ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que d’éclairer la vague de coups d’État en Afrique de l’Ouest et le (relatif) soutien populaire dont ils bénéficient. Ils sont le révélateur d’une « rupture générationnelle » et du désenchantement de la jeunesse, qui manifeste son ras-le-bol du statu quo. « Dans une situation structurellement bloquée, où les élections sont des mascarades et où les possibilités de révolution populaire semblent minces, les militaires apparaissent là aussi comme les seuls ayant la capacité de renverser la donne » (page 330). D’où le fort antagonisme avec les gouvernements occidentaux appelant à un « retour à la démocratie » qui se réduit à revenir au statu quo non démocratique dont la jeunesse justement ne veut plus. Et cela alors même que tout laisse à penser qu’aucun Thomas Sankara [6] n’émergera de ces coups d’État.
POUR CONCLURE
L’affirmation selon laquelle les relations des États africains envers la France « sont toujours celles de dominés à dominant » (page 246) mériterait d’être discutée au regard de la collusion des classes dirigeantes au Nord et au Sud, d’une part, et du concept d’« extraversion » – « exercice de la souveraineté par construction de la dépendance » – élaboré par Jean-François Bayart, d’autre part [7]. Sans nier le rapport de dominés à dominant(s), ces analyses invitent à le complexifier et à le dynamiser, tout en prenant la mesure du pouvoir de domination que les dominés sur la scène internationale exercent sur la scène nationale envers leur population.
De même, y a-t-il lieu de se montrer optimiste quant à une possible évolution démocratique ouverte par la série de coups d’État depuis 2020 (Mali, Tchad, Niger, Burkina Faso, Gabon, Guinée, Soudan) ? Le discrédit des gouvernements renversés et la rhétorique anti-impérialiste de ces nouveaux régimes semblent relever d’un kakiwashing – attribuant a priori aux forces armées des vertus d’honnêteté, d’unité et d’efficacité qui feraient défaut aux partis politiques – plutôt que d’un chemin original vers une véritable démocratie. N’en demeurent pas moins, comme le soulignent à juste titre les auteurs, la révolte de cette jeunesse, son exaspération face à la classe politique et l’élite africaine qui reproduit à son égard le même mépris que les colons envers les « indigènes » [8].
On pourra par ailleurs regretter que les alternatives présentées au processus électoral – tirages au sort, référendums, budgets participatifs, audits citoyens, reconfiguration démocratique des élections, etc. – soient à peine évoquées et apparaissent bien timides. Il est dommage que la critique de « l’impérialisme électoral » ne soit pas mise en perspective avec d’éventuelles expériences communautaires et d’auto-organisation, ainsi qu’avec « le renouvellement de l’activisme civique en Afrique [« Y’en a marre », « Balai citoyen », « Lucha », « Filimbi »], dans le sillage des Printemps arabes » [9]. Des formes d’institutionnalisation démocratiques, alternatives aux élections, fussent-elles fragiles et partielles, se dégagent-elles du « pouvoir de la rue » africaine ?
En dépit de ces quelques points sur lequel nous aurions souhaité davantage de développement, ce livre réussit la gageure de développer une critique stimulante de la démocratie libérale sans céder à la dénonciation réactionnaire du suffrage universel et de l’égalité ni « épouser la critique opportuniste de la démocratie émise par des despotes et des régimes militaires affirmant qu’elle serait d’essence occidentales et serait donc en contradiction avec les ‘valeurs’ ou les ‘spécificités’ africaines » (page 338). L’idée ici est de réhabiliter, reconfigurer et se réapproprier la notion de « démocratie » « dans une perspective de libération du genre humain ». La critique libertaire de « l’impérialisme électoral », ainsi que l’enjeu – assurer que les Africains et Africaines ordinaires disposent du pouvoir de décider –, afin de recouvrer une (véritable) souveraineté populaire font de De la démocratie en Françafrique une lecture nécessaire et précieuse pour qui veut (re)penser et prendre au sérieux la soif de changement en Afrique francophone.
Fanny Pigeaud
Frédéric Thomas
Ndongo Samba Sylla
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