Peut-on panthéoniser Missak Manouchian, accompagné de son épouse Mélinée Manouchian, tout en promulguant la loi immigration ? Très tôt, l’annonce de la cérémonie du 21 février, témoignant « de la reconnaissance de la Nation pour les étrangers qui ont choisi de se battre au nom d’une France libre », dixit le ministère des armées, a soulevé des sentiments contradictoires à gauche.
« Faire entrer au Panthéon l’un des responsables des Francs-tireurs et partisans − Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) et faire voter cette loi, ce n’est pas du “en même temps” mais une contradiction politique scandaleuse et moralement révoltante », dénonçait Olivier Besancenot en janvier. Comme d’autres, il pointait du doigt un hiatus entre la politique mémorielle d’Emmanuel Macron et le reste des politiques publiques mises en œuvre par son gouvernement.
Missak Manouchian en tenue de soldat lors d’une permission à une date inconnue. © Photo Archives Manouchian / Roger-Viollet
Certes, le président de la République accomplit là un geste attendu depuis longtemps par une partie de la gauche. Les communistes, au premier chef, se félicitent de l’hommage rendu au résistant arménien, désigné comme « chef de bande » par une affiche rouge devenue fameuse, apposée en quinze mille exemplaires par l’occupant sur les murs de Paris en février 1944. « C’est juste réparation mémorielle, confie le député communiste des Bouches-du-Rhône Pierre Dharréville. Qu’elle se fasse au nom de la République nous semble utile et bienvenu. »
En amont de l’événement, on explicitait d’ailleurs bien, du côté de l’Élysée, que « l’entrée au Panthéon de la résistance communiste et étrangère viendra compléter ceux qui étaient déjà là au nom de la Résistance », à savoir Jean Moulin à partir de 1964 (entré sous de Gaulle) puis Pierre Brossolette, Jean Zay, Germaine Tillion et Geneviève Anthonioz de Gaulle à partir de 2015 (entrés sous François Hollande).
Une reconnaissance historique de la résistance communiste et étrangère
Certains auraient espéré une panthéonisation collective des « 23 » – 22 hommes ayant été fusillés le 21 février 1944, tandis que la seule femme, Olga Bancic, a été guillotinée en Allemagne le 10 mai 1944. C’est le cas d’Annette Wieviorka, qui vient de publier Anatomie de l’Affiche rouge (Seuil, 2024), un court ouvrage dans lequel elle souligne à quel point l’antisémitisme, en plus de la xénophobie, était « au cœur du choix de ceux présentés à la vindicte publique ».
Avec d’autres personnalités réunies dans une tribune collective, l’historienne estimait au mois de novembre dernier qu’« isoler un seul nom, [c’était] rompre la fraternité de [ce] collectif militant, [et que] distinguer une seule communauté, [c’était] blesser l’internationalisme qui les animait ». Une panthéonisation collective avait d’ailleurs été demandée en 2014, sans succès. Selon l’ex-député socialiste Jean-Marc Germain, à l’origine de cette proposition, « il était important de montrer, à travers la diversité des profils de ces FTP-MOI, que la France n’était pas une communauté d’origine mais une communauté de destin ».
Le président de l’actuel comité de soutien à la panthéonisation de Missak Manouchian, Jean-Pierre Sakoun, pense que l’échec de Jean-Marc Germain – non convié à la cérémonie de mercredi – s’explique justement par cette approche collective, trop compliquée à mettre en œuvre. « Le Panthéon n’est pas un cimetière, affirme-t-il. C’est un lieu symbolique dans lequel celui qui entre a une fonction de représentation. Comme Jean Moulin avant lui, Manouchian entre avec son cortège d’ombres. »
Certains militants et historiens sont prêts à accepter l’argument, et entendent se saisir de l’occasion pour mieux faire connaître cette histoire. « En tant qu’Arménien et communiste, je ne peux m’empêcher de me réjouir que Manouchian et le groupe de l’Affiche rouge soient dans l’actualité pendant quelques semaines », témoigne auprès de Mediapart le sociologue Razmig Keucheyan, proche de La France insoumise (LFI). Le même, en revanche, se désole d’une « évidente instrumentalisation de cette cause de la part d’Emmanuel Macron ».
Préférence nationale et internationalisme : l’impossible « en même temps »
Toute panthéonisation court structurellement ce risque, dans la mesure où il s’agit d’une décision politique qui incombe au chef de l’État et à lui seul sous la Ve République. Mais le contexte est particulier, de la part d’un pouvoir qui n’avait pas hésité à entretenir une « course aux droites extrêmes » pour faire adopter sa loi immigration en décembre, et qui agite l’hypothèse d’une rupture de la tradition du droit du sol pour faire face aux difficultés de Mayotte.
Emmanuel Macron, interrogé par L’Humanité, réfute évidemment tout « échec » vis-à-vis de l’extrême droite. Mais il va plus loin, en prétendant que les « combats » de Manouchian rejoindraient les « idéaux républicains » que lui-même estime incarner au pouvoir, contre l’extrême droite et « des groupes d’extrême gauche ». De quoi agacer très fort à gauche.
« Ce n’est pas la cohérence qui l’étouffe : Emmanuel Macron participe à la banalisation de l’extrême droite depuis des années, et il a contribué à faire entrer certaines de ses idées dans les politiques publiques », fustige ainsi l’élue écologiste Raphaëlle Rémy-Leleu, en référence à la préférence nationale qui imprégnait la loi immigration (voir son billet de blog dans le Club de Mediapart). Selon la conseillère de Paris, le pouvoir contribue à « dénaturer l’action du groupe Manouchian », dont les membres « étaient communistes et internationalistes, très loin des politiques menées par Macron au quotidien ».
« Macron exalte à travers Manouchian un patriote qui a donné sa vie pour la France,commente pour sa part le député insoumis Alexis Corbière, mais c’était d’abord un communiste attaché à une certaine idée de la République, et un ouvrier à qui la nationalité française a été refusée deux fois. Le fait qu’il ait subi le durcissement de la législation contre les étrangers, qui a amené à un soutien non négligeable à la France de Vichy, est peu présent dans la manière dont Macron raconte les choses. »
En suggérant que le Rassemblement national (RN) serait bien avisé de ne pas se rendre à la panthéonisation de Manouchian, Emmanuel Macron a provoqué l’ire de Marine Le Pen, qui juge cette idée « outrageante et outrageuse ».
La présidente du groupe parlementaire du RN a maintenu sa présence, en dépit du fait que l’extrême droite représente tout ce contre quoi le groupe Manouchian s’est battu. Le directeur général du RN, Gilles Pennelle, a même tenté d’allumer un contre-feu en dénonçant la « collaboration des communistes », citant à l’appui de ses dires un livre d’Angelo Tasca… qui s’était lui-même rallié à Vichy !
Mais le révisionnisme historique du RN,
, se heurte à une vive opposition. Les familles de Celestino Alfonso, Joseph Epstein, Missak Manouchian, Marcel Rajman, Amedeo Usseglio et Wolf Wajsbrot – des membres du « groupe Manouchian » – à sa présence : « Nous ne voulons pas participer à la stratégie de dédiabolisation d’un parti xénophobe et raciste. Missak Manouchian et ses camarades ne l’auraient pas supporté. »Même si la
depuis 2022 avec ses vice-présidences à l’Assemblée nationale et sa le 12 novembre 2023, il ne peut toujours pas capter l’héritage de la Résistance.« Ce dont les Manouchian sont le nom,estime lui aussi le député communiste Pierre Dharréville, c’est d’un formidable espoir de progrès social, d’une résistance à la barbarie, et de l’histoire d’une humanité mélangée. Il faut que tout cela soit dit, en espérant réveiller quelques consciences, même si je suis sans naïveté sur l’opération du président de la République, qui essaie de s’adresser, à peu de frais, à une partie de notre peuple qui s’oppose à ses choix politiques. »
« On a le sentiment d’une usurpation symbolique qui vise à faire contrepoids aux politiques publiques,analyse l’historien Fabrice Riceputi. Il y a déjà eu des précédents, comme lorsque Nicolas Sarkozy et François Fillon, les créateurs du ministère de l’identité nationale, ont fait panthéoniser Aimé Césaire en 2011. Mais pour travailler sur l’Algérie, je remarque chez Macron un usage immodéré de l’histoire comme outil de communication politique, consistant à donner des lots de consolation aux uns et aux autres. »
Manouchian : figure de l’universel ou du « bon immigré » ?
Là où certains voient une contradiction flagrante, d’autres perçoivent une cohérence dans le choix précis de cette panthéonisation. « Dans le discours de la droite et de l’extrême droite,rappelle l’universitaire Razmig Keucheyan, les Arméniens servent spécifiquement à distinguer les “bons” immigrés (sous-entendu les chrétiens) des autres. »
Pour Sarah Mekdjian, descendante d’Arméniens apatrides et enseignante-chercheuse à l’université Grenoble-Alpes sur les questions migratoires, c’est précisément cette dimension qui permet d’« articuler ce qui semble désarticulé » entre politique mémorielle et politiques publiques. Du point de vue du pouvoir, affirme-t-elle, « Manouchian est la figure du “bon étranger”, le communiste laïque que l’on peut envisager comme le symbole d’un Occident menacé ».
Il ne lui paraît pas anodin que la panthéonisation actuelle, qu’elle n’est pas loin de regretter au regard de son contexte, ait été obtenue à la suite d’une initiative de Jean-Pierre Sakoun, président de l’association Unité laïque.
Parlant volontiers à des médias conservateurs tels que CNews ou Sud Radio, par exemple de ses doutes sur l’attachement à la laïcité de l’ancien ministre de l’éducation nationale Pap Ndiaye, il a produit dans Le Figaro une critique circonstanciée du terme « islamophobie », qu’il décrit comme un « missile stratégique à têtes multiples dans les mains des ennemis de la République ».
En octobre dernier, sur Atlantico, il déplorait qu’une « idéologie victimaire et culpabilisatrice, qui a été imposée au pays depuis des décennies en particulier par les Frères musulmans et toutes les entités islamistes, a[it] été adoptée par les institutions et l’Éducation nationale ». Questionné à ce sujet par Mediapart, Jean-Pierre Sakoun assume être « radicalement anti-woke, à partir de positions de gauche universaliste », même s’il sait que « les soutiens du wokisme prétendent que tout universaliste est un fasciste en puissance ».
Selon lui, ce positionnement n’est aucunement en contradiction avec les combats de Manouchian. Il se réjouit surtout que le fait de célébrer cette figure fasse aujourd’hui largement consensus sur le spectre politique, au point que même le Rassemblement national n’ose se prononcer contre.
Dans la gauche partisane, l’attitude est plutôt à la méfiance face à un tel consensus, et à la combativité pour mettre en évidence la radicalité des combats de Manouchian et de ses camarades. « Tout cela n’est que bataille idéologique », résume ainsi Alexis Corbière, qui entend s’emparer de ce momentpour dénoncer en creux les errements du pouvoir : « Célébrer Manouchian, ce n’est pas accepter que Macron en profite pour se refaire une virginité antifasciste. La France de Darmanin n’est pas conforme avec le sens du sacrifice de Manouchian et de ses camarades. À nous de le pointer. »
Mathieu Dejean et Fabien Escalona