Celui-ci, Macky Sall, né après les « indépendances africaines » des années 1960 et prétendant de ce fait être « mentalement décolonisé », va entamer son mandat en surfant sur la vague électoralement porteuse de la Charte de gouvernance démocratique issue des Assises Nationales. L’ayant signée a posteriori sans avoir pris part aux délibérations qui ont abouti au consensus politique le plus large jamais réalisé au Sénégal, le président fraîchement élu s’est empressé de confier au pilote desdites Assises, le patriarche Amadou Mahtar Mbow, la charge de conduire également les travaux d’une Commission Nationale de Réforme des Institutions (CNRI). Une mission dont ce nonagénaire et son équipe vont s’acquitter de façon magistrale. Tant et si bien qu’ils complèteront leur rapport final d’un avant-projet de Constitution, une manière élégante de souligner à la fois l’ampleur et l’urgence des réformes institutionnelles à opérer pour « refonder l’Etat et la société », selon les propres termes de la Charte des Assises Nationales.
Or, dès réception dudit rapport final et avant-même la cérémonie tardive de restitution, une levée de boucliers fut orchestrée dans les media par le conseiller juridique du président Sall, un certain Ismaïla Madior Fall, premier juriste local à occuper ce poste, réservé de tout temps à un maître de Requêtes au Conseil d’Etat français…, tout comme d’ailleurs celui de conseiller militaire revenait systématiquement (l’on n’ose pas dire de droit) à un Saint-Cyrien français. Il ira même jusqu’à reprocher publiquement au patriarche Mbow d’avoir outrepassé son mandat !
Quant au chef de l’Etat, il va se borner à faire le tri des recommandations de la CNRI, pour n’en retenir que celles qui convenaient à son nouveau « Plan Sénégal émergent » … Autant dire qu’il avait délibérément choisi de jeter à la poubelle l’essentiel du programme de refondation de la société et de l’Etat, proposé par les sages du pays. Précocement victime du syndrome de l’ivresse du pouvoir, il va alors renier un à un tous ses engagements antérieurs : de la réduction volontaire de la durée du septennat en cours à l’annonce d’une « gestion sobre et vertueuse » de la chose publique, ou encore le slogan « la patrie avant le parti », en passant par son pseudo-référendum
constitutionnel, frauduleux dans le fond comme dans la forme… La liste de ses manquements de tous ordres est interminable et va aller s’aggravant au cours de sa présidence pour culminer à l’approche de la fin de son second et dernier mandat.
Auparavant, il a eu à croiser sur sa route un jeune inspecteur des impôts et domaines du nom d’Ousmane Sonko. Ce dernier est non seulement un des initiateurs du premier syndicat professionnel de son corps d’origine, mais aussi et secondairement le co-fondateur d’un parti politique d’opposition du nom de Pastef (Patriotes du Sénégal pour le Travail, l’Éthique et la Fraternité). Fondé en 2014, ce parti se réclame ouvertement de l’héritage politique de Mamadou Dia, véritable père de l’indépendance formelle du Sénégal. Il n’y a point de hasard en histoire, dit-on. Il se trouve, en effet, qu’Ousmane Sonko a pris part aux travaux des Assises nationales (Commission Économie) et va signer par deux fois ladite Charte : d’abord dès 2008 en sa qualité de responsable syndical, puis à nouveau en 2018, en tant que président de Pastef et député non inscrit, unique élu de la Coalition Ndawi Askan Wi (NAW) en 2017. Un exemple sans précédent, à ma connaissance, de confirmation d’un engagement politique avec une décennie de recul. Mais surtout, un contraste éthique saisissant avec un autre signataire rendu fameux par le reniement public de sa signature !
Quoi qu’il en soit, l’adversité entre le chef du nouveau Parti-Etat, Alliance pour la République (APR) et celui qui va peu à peu s’imposer comme le leader de l’opposition patriotique et démocratique (Pastef), ira crescendo au fur et à mesure de l’amplification des succès électoraux de ce dernier, aux divers scrutins aussi bien nationaux que locaux. Depuis sa radiation arbitraire de la fonction publique (2016) jusqu’à l’invalidation arbitraire de la liste des candidats titulaires à la députation de la Coalition Yeewi Askan Wi (YAW) qu’il dirigeait (2022), en passant par la multiplication des procès en sorcellerie, sous divers prétextes aussi fallacieux les uns que les autres (viol avec armes à feu, diffamation, vol du téléphone portable d’une gendarme en civil, attentat à la sûreté de l’Etat lié à une entreprise terroriste, etc.), qui s’avèreront en fin de compte n’être qu’autant de pétards mouillés…
En effet, malgré sa séquestration prolongée à domicile, suivi de son kidnapping et de son emprisonnement, et en dépit de la dissolution autoritaire précédée de la fermeture illégale du siège national de Pastef, et surtout la campagne de terreur blanche prolongée, mais dirigée presqu’exclusivement contre les dirigeants, militants et sympathisants du Parti (plusieurs dizaines de morts par armes à feu, près de 1500 prisonniers d’opinion à travers le pays, nombreux exilés, etc.), en dépit donc de cette véritable guerre non déclarée visant à l’anéantir, le Pastef est parvenu à rester debout et à résister victorieusement aux violents assauts du pouvoir totalitaire du Président sortant. Aussi bien sur le plan politique, en le contraignant à renoncer publiquement à une troisième candidature, qu’au plan juridique en réussissant à présenter un candidat de substitution au président Sonko, illégalement écarté, en l’occurrence le Secrétaire général du Parti, Bassirou Jomaay Faye, qui l’a précédé à la prison du Cap Manuel !
C’est précisément la faillite de son perfide système de parrainage sur mesure, visant à choisir lui-même ses adversaires (et qui lui avait si bien réussi lors du scrutin présidentiel de 2019), avec une vingtaine de candidats au prochain scrutin, qui va le pousser à la faute fatale : la promulgation d’un décret illégal interrompant le processus électoral à la veille de l’ouverture de la campagne, couplée à une loi scélérate dérogatoire à la Constitution et votée nuitamment en procédure d’urgence par un parlement croupion, d’où les députés de l’opposition avaient été préalablement expulsés, suscitant stupeur, indignation et colère dans l’opinion tant intérieure qu’africaine et mondiale…
Une tentative désespérée de coup de force anticonstitutionnel, fort heureusement retoqué par un Conseil constitutionnel pour une fois compétent ! Du coup, il a recours aux manœuvres dilatoires, en appelant à un énième faux « dialogue », visant à prolonger aussi longuement que possible une soi-disant « transition » qui, conformément à la loi fondamentale en vigueur, ne l’autorise pas à présider aux cérémonies officielles de la prochaine « fête de l’indépendance », le 4 avril 2024.
Faut-il rappeler qu’en 1993, la première tentative de mise œuvre du consensus issu des travaux de la Commission Nationale de Réforme du Code électoral, présidée par feu le juge Kéba Mbaye, a entraîné sa démission fracassante de la présidence du Conseil constitutionnel au cours du scrutin présidentiel de février, tandis que l’élection des députés du mois de mai suivant s’est soldée par l’assassinat du vice-président de la même juridiction, Me Babacar Sèye, « juge des élections » ? Il importe de préciser que, dans l’intervalle séparant les deux scrutins, la majorité parlementaire mécanique du Parti-Etat PS avait unilatéralement brisé le consensus du « Code Kéba Mbaye », en retirant le droit de vote aux représentants des candidats au sein de la Commission Nationale de Recensement des Votes, désormais réduits au statut de simples observateurs, pour le réserver exclusivement aux magistrats de la Cour d’Appel de Dakar ! L’on voit que le changement unilatéral et partisan des règles du jeu en cours de partie, par l’héritier de Me Wade n’est que la perpétuation d’une vieille tradition de fraude politicienne typiquement senghorienne, même si elle est en réalité héritée de la tradition jacobine française…
Il n’en demeure pas moins que le prochain scrutin présidentiel s’est transformé en un quasi-référendum opposant deux camps : celui des partisans et bénéficiaires du vieux et calamiteux système du parti-Etat, adeptes de la continuité néocoloniale, face à l’immense majorité du peuple, qui en souffre et le subit en victime non consentante. Nos concitoyens sont dans l’attente d’une véritable alternative et non pas d’une troisième alternance trahie par des politiciens professionnels, qui ne sont ni patriotes, ni démocrates ! Tant et si bien que l’on peut prédire sans risque de se tromper que, si et seulement si le scrutin est calme et paisible, régulier et sincère, qu’un second tour est plus qu’improbable, tant le raz de marée « pastefien » en faveur de la Coalition Jomaay Président semble inéluctable…
Toutefois, il apparaît que partout en Afrique, les échéances électorales, loin d’être des moments forts de débats constructifs, de respiration et de régulation de la vie démocratique, se réduisent à des luttes pour le pouvoir personnel et s’avèrent être les principaux facteurs de crise sociale et d’instabilité institutionnelle, sinon de violence sanglante généralisée. Aussi, n’est-il pas exclu que le président sortant tente un ultime coup fourré pour sauver sa mise, en divisant les rangs du mouvement patriotique et démocratique. Une conspiration assurément vouée à l’échec, étant donné le niveau de prise de conscience des masses et surtout de la jeunesse, auxquelles l’on s’adresse désormais dans les langues africaines, (via media et réseaux sociaux) et le degré de détermination qui en résulte chez les gens.
Quoiqu’il en soit, le minuscule arbre du Sénégal ne saurait nous cacher l’immense forêt africaine… La multiplication des crises structurelles autant dans la sous-région ouest-africaine qu’à travers l’ensemble de notre continent, dans un contexte global de faillite politique, économique et morale de l’Occident impérial, dominé par des génocidaires non repentis, (esclavagistes, colonialistes anciens et nouveaux, ségrégationnistes, racistes incorrigibles et prédateurs impénitents), devraient nous convaincre de l’urgente nécessité de changer radicalement de cap.
D’autant qu’il est aujourd’hui manifeste que ceux qui craignent, depuis toujours, l’avènement de la libre expression d’un authentique suffrage universel, régulier et sincère en Afrique, forment une sainte alliance de prédateurs étrangers, désormais associés à des Africains traîtres à leur patrie et esclaves de leurs intérêts égoïstes. Cette association de malfaiteurs incorrigibles n’est guidée que par la volonté de puissance et de domination, le culte du profit et l’esprit de lucre.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, pourquoi s’étonner que la gestion dépendante et incompétente, autoritaire et corrompue, autrement dit le pouvoir personnel à la solde de l’étranger, qui a caractérisé l’évolution de la quasi-totalité des États africains, des indépendances avortées à nos jours, aient abouti à une impasse, sinon au chaos plus ou moins généralisé partout ou presque ?
Il s’agit donc à présent de savoir tirer les bonnes leçons de la riche expérience de luttes pour la survie collective, accumulée par les peuples africains du continent et de la Diaspora d’ascendance africaine directe, afin de nous donner les moyens de recouvrer la maîtrise de nos propres destinées dans des délais non prohibitifs, de concert avec les autres peuples opprimés du monde, dont il y a également beaucoup à apprendre.
Ainsi, au-delà des principes généraux de l’égale dignité de tous les êtres humains et du caractère inviolable de la vie sur terre, affirmés dès 1212 dans le Serment des Chasseurs, plus connu sous le nom de Charte du Mandé, le premier et le plus concis des « textes sacrés de la liberté », (il ne compte que sept articles, à ne pas confondre avec le faux apocryphe dit du « Kurukan Fugan » qui en compte quarante-quatre…) la leçon principale à tirer de notre expérience historique dans les Temps modernes devrait être que même si tout africain possède un terroir de naissance, forcément situé sur un territoire donné, au sein d’un quelconque pays à travers le continent-mère, il doit être évident, pour chacun et pour tous, que la nation à construire ou la patrie à défendre ne saurait être autre qu’une Afrique véritablement libre parce que, réunifiée, souveraine et démocratique sur la base du principe égalitaire absolu : non ethnique, non racial, non sexiste et non confessionnel ; et, par voie de conséquence, une Afrique non violente.
Senghor, père du système du parti-État (1/2)
Dialo Diop est membre de la Coalition Jomaay Président.
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