De la colère et des paillettes. Ce vendredi 8 mars 2024, pour la Journée internationale des droits des femmes, les rues de France se sont emplies de lycéennes, de travailleuses, d’exilées, de retraitées, de militantes de la cause LGBT, de syndicalistes, de militantes féministes. À Paris, à l’appel des organisations féministes, elles criaient, en chœur : « So-so solidarité, avec les femmes, du monde entier ! », « Violences sexistes, violences sociales, même combat contre le capital ! » ou encore « Avec ou sans Constitution, pour avorter, faut du pognon ! ».
14 heures, place Gambetta, dans le XXe arrondissement de Paris, les ballons syndicaux et associatifs prennent le soleil, le clitoris géant et violet de Solidaires, bien installé sur le camion du syndicat, domine la foule et les manifestantes qui arrivent encore par toutes les rues. Au milieu des cortèges et des drapeaux, des groupes de musiciennes répètent leurs classiques de manif ; six jeunes femmes et personnes non binaires, assises sur des tabourets de fortune, toisent le monde.
Et elles écartent les jambes de manière ostensible. « On a décidé de prendre la même place dans la rue que les mecs prennent dans les transports publics », sourit l’une d’entre elles. Elles pratiquent le « manspreading » avant de défiler, pendant qu’à côté d’autres discutent de l’importance de la constitutionnalisation de l’IVG, entérinée quelques jours plus tôt.
La marche parisienne dans le cadre de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2024. © Photo Dimitar Dilkoff / AFP
En face des manspreadeuses, le bandeau de l’intersyndicale, sur lequel on peut lire : « Toutes et tous mobilisé·es pour l’égalité réelle ». Et, cette année, sur le bandeau, les logos des différentes organisations prennent plus de place que d’habitude. Pour la première fois de leur histoire, l’Unsa et la CFDT ont appelé à la grève féministe, aux côtés de la CGT, de la FSU et de Solidaires.
Auprès de Mediapart, sur fond de batucada, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, explique que sans grève, il est difficile d’avoir du monde dans la rue : « On a appelé à la grève pour être le plus nombreuses et nombreux possible mais aussi pour donner à voir dans les entreprises et les administrations que c’est un sujet important qui doit être traité. En fin d’année dernière, on a eu un certain nombre d’engagements du gouvernement et il faut que ça se concrétise en 2024. »
Et de détailler les revendications portées par l’intersyndicale : la révision de l’index égalité femmes-hommes pour qu’il soit plus transparent, plus précis, pour avoir aussi une vision plus complète sur les inégalités femmes-hommes dans le monde du travail, « puisque seulement un quart des salariés sont couverts pour le moment par l’index ». Au-delà des notes, les syndicats réclament que des sanctions s’appliquent réellement aux entreprises en dehors des clous. « Aujourd’hui, bonne ou mauvaise note sur l’index, il ne se passe pas grand-chose », rappelle la secrétaire générale de la CFDT.
Un peu plus loin, seuls deux ballons orange du syndicat défilent et quelques centaines de militant·es derrière. On est bien loin des grands cortèges de la CFDT contre la réforme des retraites. Et le constat s’applique de la même façon pour plusieurs autres organisations syndicales. Le temps, peut-être, que la base s’acclimate à la grève féministe. L’idée n’est pourtant pas nouvelle. Déjà en 1882, la militante révolutionnaire Louise Michel appelait à la grève des femmes à l’occasion de deux meetings organisés par la Ligue des femmes. Plusieurs jeunes femmes ont imprimé son portrait et l’ont porté haut sur des pancartes, plus d’un siècle après son décès.
Une chasuble orange sur le dos, Ingrid Clément, à la tête de la fédération CFDT Interco, regroupant des fonctionnaires, des agent·es de collectivités territoriales ou encore des ministères de l’intérieur, de la justice, des affaires étrangères, semble moins à l’aise avec la nécessité de la grève que sa secrétaire générale nationale. À la question : « Pourquoi, cette fois-ci, la CFDT appelle-t-elle à la grève ? », elle tente d’esquiver : « Vous n’avez pas une autre question ? »
Et sa camarade, Laurence de Suzanne, secrétaire fédérale pour les services judiciaires, de prendre le relais : « C’est important pour libérer de leurs métiers les gens qui veulent pouvoir se mobiliser aujourd’hui… L’égalité hommes-femmes, ça ne doit plus être que des choses qu’on dit, mais aussi des choses qu’on fait, que cette égalité se concrétise. Ne pas se contenter d’un index qui autorise une certaine part d’inégalité. Nous on veut une égalité complète. »
Comme d’autres syndicalistes qui défilent pour ce 8 mars, elle déplore le manque d’implication de certains et regrette, par exemple, que des réunions de travail se tiennent normalement dans son secteur aujourd’hui, alors que pour d’autres mobilisations nationales, l’activité est gelée pour la journée.
Même déception pour Nadine, agente territoriale spécialisée des écoles maternelles (Atsem), un métier peu rémunéré et très majoritairement féminin. Au départ du cortège, la militante CGT regrette que la foule ne soit pas plus dense. « Je ne suis pas très optimiste. On a une seule grève pour les femmes, on devrait en faire beaucoup plus tellement on subit d’inégalités », souffle-t-elle. Ses collègues Atsem hochent la tête. « Le chemin vers l’égalité est encore très très long. Pourtant, Dieu sait que des femmes se sont battues avant nous ! Ça n’avance pas assez vite, sur les salaires, contre les violences… On continue de se battre pour avancer, mais on avance à une allure de tortue. »
Féministes, du MLF à TikTok
De son côté, Sophie Binet, de la CGT, s’entoure des salariées de Leroy Merlin, avant de prendre la parole devant nos confrères, et réclame au gouvernement et au patronat de mettre « enfin un terme aux inégalités en matière de salaires ». Pour rappel, tous temps de travail confondus, en moyenne, les femmes gagnent toujours moins que les hommes, 24,4 % selon les derniers chiffres de l’
Lorraine et Jade, toutes les deux 17 ans et lycéennes de Boussy-Saint-Antoine, en Essonne, ont pris les transports publics pendant une heure pour leur toute première manifestation. Officiellement, pour leurs professeurs, elles sont malades. En tout, elles sont sept de leur lycée à avoir fait le déplacement, pas la foule des grands jours. « Grève féministe, c’est pas considéré comme un motif valable d’absence », s’amusent celles qui, pour se former aux luttes féministes, scrollent sur Instagram et TikTok. « On apprend des choses avec le compte de Nous toutes et de Jeneveuxpasd’enfants, par exemple. »
Toute première manifestation pour Lorraine et Jade, lycéennes d’Essonne, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, le 8 mars 2024. © Khedidja Zerouali / MEDIAPART
Si elles fouillent Internet, se partagent des réels et des posts, continuent sans cesse de s’informer sur les luttes passées, celles des femmes du monde entier, elles n’ont pas à chercher bien loin pour raconter la société patriarcale.
À la maison, les parents de Jade attendent d’elle qu’elle fasse « beaucoup plus de tâches ménagères » que son frère. Lorraine, elle, pourrait, raconter pendant des heures les remarques reçues dans la rue par des hommes, souvent plus âgés. Et quand elle a dit à son père pourquoi elle s’absentait des cours aujourd’hui, « il a levé les yeux au ciel » : « Pour lui, on a déjà l’égalité, il ne comprend pas pourquoi je manifeste. »
Et puis, il y a le lycée et sa farandole d’interdictions vestimentaires. « Il y a eu tout le débat sur l’abaya,se souvient Jade, lycéenne dans un établissement public. C’était hallucinant ces restrictions que pour les femmes. Dans notre lycée, on ne peut venir ni en abaya, ni en crop top, ni en short, mais les mecs viennent habillés comme ils veulent, personne ne leur pose la question. » « Même les débardeurs, ça ne passe pas toujours »,abonde sa copine.
De l’autre côté de l’âge, mais à seulement quelques mètres, les pionnières du Mouvement de libération des femmes, mouvement féministe non mixte fondé en 1970, ont ressorti les vieilles pancartes qui étaient exposées dans une bibliothèque féministe de Paris.
Annie Schmitt, 78 ans, professeure de sport à la retraite et membre du MLF depuis 1971, s’amuse de la situation. Quelques minutes auparavant, un groupe de très jeunes filles sont venues à sa rencontre pour lui demander ce que voulait dire « MLF ». Et c’est avec plaisir qu’elle leur a raconté des décennies de lutte féministe, bien avant #MeToo et ses répercussions.
« On a ânonné pendant quarante ans, on a réclamé l’IVG, on a dit : “Ras le viol”, on a exigé de nouvelles libertés pour les femmes… Puis, tout d’un coup, avec #MeToo ça a explosé. On a été entendues. Il reste encore du chemin, ce mouvement a permis de nous faire avancer beaucoup plus rapidement. »
Si elle se réjouit des avancées pour les femmes, certaines réalités qui étaient les siennes dans les années 1980 sont toujours d’actualité : « Dans l’Éducation nationale, on est tous payés pareil mais regardez dans les échelons, dès qu’on monte, on ne voit plus beaucoup de femmes. Les carrières sont plus hachées pour les femmes. »
Trois anciennes membres du Mouvement de libération des femmes défilent à Paris, ce 8 mars 2024, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes. © Khedidja zerouali / MEDIAPART
À l’époque où elle travaillait encore, Annie Schmitt ratait rarement une mobilisation du 8 mars. Les cortèges étaient infiniment plus clairsemés qu’aujourd’hui. Un 9 mars, il y a de cela plus de trente ans, un proviseur avait questionné Annie sur son absence de la veille. « Et je lui avais répondu que j’étais absente parce que je n’étais pas là, c’est tout. Aujourd’hui, je crois qu’on peut plus facilement dire qu’on fait la grève féministe. » Derrière elle, un jeune homme donne le rythme des slogans en tapant sur un tambour sur lequel est inscrit « Dead man don’t rape » (« Les hommes morts ne violent pas »).
Il est bientôt 15 heures quand le cortège passe aux abords du cimetière du Père-Lachaise. Des militantes, un grand drapeau palestinien sur les épaules, un keffieh autour du cou, répètent : « Femmes de Gaza, femmes de Palestine, c’est l’humanité qu’on assassine ». « Se battre pour le droit des Palestiniens, des Palestiniennes, c’est aussi un combat féministe. On ne peut pas être aveugles au sort des femmes qu’on assassine là-bas », explique l’une d’entre elles, pressée de rattraper ses amies. Avant de partir, elle rappelle en une phrase le nombre de morts en Palestine depuis l’offensive israélienne, plus de 30 000 personnes, en majorité des femmes et des enfants.
Plus tard dans l’après-midi et selon plusieurs vidéos postées sur les réseaux sociaux, des affrontements ont eu lieu entre des féministes propalestiniennes et le service d’ordre du collectif juif et féministe Nous vivrons, composé en très grande partie d’hommes cagoulés, dont certains auraient été munis de bombes lacrymogènes – Mediapart n’a pas assisté à ces événements mais a constaté, sur place, la composition exclusivement masculine du service d’ordre. Le collectif féministe, qui avait déjà fait parler de lui lors d’une manifestation le 25 novembre, a ensuite été exfiltré par la police et a assuré, sur X : « Une fois encore, nous avons été empêchés suite à des agressions verbales et physiques. »
Selon la CGT, environ 200 000 personnes ont défilé ce jour dans toute la France, dont la moitié à Paris, 5 000 à Lille, 10 000 à Lyon ou encore 8 000 à Bordeaux.
Khedidja Zerouali