On a comparé le défi devant les marxistes d’aujourd’hui à celui qu’ont affronté les marxistes internationalistes en 1914-16. [1] Certains observateurs ont même suggéré que cette analogie aille au-delà d’une ressemblance superficielle. Depuis les années 1990, comme au milieu des années 1910, la crise réelle du marxisme comme point de référence a révélé le mal qu’ont les marxistes à formuler des réponses à la mesure de l’environnement social capitaliste où ils vivaient. Au cours des décennies avant 1914, cette problématique s’est traduite par une réponse pas encore adéquate à l’impérialisme ; tandis qu’au cours des dernières décennies, elle s’est traduite par une réponse pas encore adéquate à la mondialisation néolibérale [2].
Avant la crise de 1914, les marxistes européens avaient connu une phase ascendante en 1905-06 qui, à la lumière des événements, leur a fourni plusieurs éléments stratégiques clés de ce que deviendrait le marxisme révolutionnaire après 1917 (grève de masse, insurrection, soviets). Aujourd’hui, plus qu’une décennie après le début de la crise ouverte actuelle du marxisme, une remontée altermondialiste est en cours depuis plusieurs années et constitue une source d’espoir. Or, il est difficile de distinguer entre les éléments conjoncturels – notamment ceux qui découlent des défaites du dernier quart de siècle, et qui vraisemblablement ne perdureront pas toujours – et ceux qui sont porteurs de nouvelles possibilités d’aller au-delà du capitalisme.
Un ensemble de phénomènes qui pose problème chez les marxistes de nos jours est la forte présence de courants fondés sur les identités nationales, ethniques, communautaires, confessionnelles, sexuelles ou d’autres identités extraclassistes. Dans le monde anglophone, les militants de gauche les décrivent, de manière plus ou moins péjorative, comme « identity politics », tandis qu’en français, on entend souvent le vocable carrément négatif « replis identitaires ». Une difficulté clé chez les marxistes qui veulent aborder ces courants fondés sur des identités et comment les définir en rapport avec nos conceptions traditionnelles d’auto-organisation et d’auto-émancipation sur des bases objectivement classistes (que les féministes marxistes ont étendu à l’auto-organisation et l’auto-émancipation sur la base toute aussi objective du genre). Ce n’est pas une mince affaire. Marx et Engels ont inventé l’auto-organisation et l’auto-émancipation comme pièce maîtresse d’une stratégie de libération humaine. La tragédie du marxisme du XXe siècle est qu’on a fini par l’assimiler à des mouvements qui n’avaient que très peu à voir avec l’auto-émancipation. Une tâche cruciale devant les marxistes en ce début du XXIe siècle sera la réinvention de concepts et d’outils pour l’auto-organisation.
Cet article vise à démontrer que la tâche de la réinvention des concepts et des outils de l’auto-émancipation se déroulera forcément, dans une certaine mesure, en interaction avec les courants identitaires. L’expérience historique démontre que la classe ouvrière est le fondement le plus solide pour structurer une auto-organisation conséquente. Or, au cours de la période historique actuelle, la mondialisation néolibérale a de plus en plus fragmenté et polarisé la classe ouvrière mondiale. En conséquence, là où les formes de résistances à la mondialisation néolibérale et de ses effets ont émergé, elles découlent de bases extraclassistes. Dans certains cas, elles revêtirent des formes paradoxales, voire perverses. Comme Michael Löwy a observé, « La crise des deux modèles existants de rationalité instrumentale — l’accumulation capitaliste et le productivisme bureaucratique — favorise l’essor de réactions non-rationnelles (parfois irrationnelles) telles que le nationalisme et la religion. » [3] En tout cas, que celles-ci soient rationnelles ou non, non seulement les réactions mais également les résistances découlent parfois d’identités extraclassistes.
Ce qui signifie que les formes d’auto-organisation de différents mouvements sont très différentes, très diverses et très distinctes. La première question que les militants de plusieurs mouvements posent de nos jours est souvent : « Comment pourrons-nous sauvegarder les formes, les lieux, et même l’ambiance où nous nous sentons à l’aise en tant que groupe qui vit une oppression spécifique ? » En d’autres mots, dans la conjoncture actuelle, l’auto-organisation est perçue moins comme une question de pouvoir et d’efficacité, et davantage comme une question identitaire.
Ce n’est pas forcément confondant ; après tout, dans le cas des formes d’organisation ouvrières, les quartiers ouvriers, la culture ouvrière et l’identité ouvrière ont également toujours joué un rôle de premier plan. Les collectivités, les cultures et les identités fondées sur d’autres bases peuvent bien engendrer des tendances réactionnaires, mais il faut en faire l’analyse concrète, dans chaque cas ; notamment en distinguant les identités imposées des identités librement assumées, les identités figées aux identités fluides, et les identités monolithiques de celles qui sont transversales. Il nous faut une approche aux identités fondées sur ce que les féministes de gauche ont dénommé “l’intersectionalité”, fondatrice d’une politique ‘d’arc-en-ciel’, le meilleur espoir de nos jours pour une politique classiste véritablement libératrice. La perspective d’un universalisme humain nouveau et authentique, la perspective que les gens s’identifient comme citoyens ou êtres humains, dépend à tout le moins dans un premier temps de leur capacité de s’identifier et de militer également comme (par exemple), femmes, gais et lesbiennes, Noirs, et-ou personnes qui vivent avec un handicap.
Dans le cadre de la tradition marxiste, c’est la rencontre entre le marxisme et la deuxième vague du féminisme qui a le plus fait progresser la sensibilité à l’égard de l’importance de luttes extraclassistes. Toutefois, dans le renouveau du marxisme qui s’est produit face à la crise antérieure du marxisme, il y a un siècle, des éléments cruciaux ont découlé notamment des débats sur la question nationale, des débats ou même différents courants d’extrême gauche ont adopté des positions divergentes. L’approche qui a fini par prévaloir chez les marxistes révolutionnaires est celle de Lénine, une approche qui conserve des leçons pour les militants d’aujourd’hui. On peut citer Lénine lui-même à ce propos, d’une polémique de 1916 : « Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. » [4]
Comme marxiste, aux yeux de Lénine, le rôle stratégique de la classe ouvrière était central et indispensable à la révolution socialiste. Or, il était le premier théoricien marxiste majeur à voir les mouvements sémi-prolétaires et non-prolétaires comme indispensables à une stratégie révolutionnaire. La résolution de la crise du marxisme, de nos jours comme au temps de Lénine, devra aborder cette question stratégique centrale. Peut-être que le respect et l’autonomie à l’égard de collectivités et d’identités spécifique sera un dispositif dans l’attirail stratégique par lequel la gauche pourra surmonter sa crise et encore une fois, mettre le dépassement du capitalisme à l’ordre du jour.
Des exemples concrets pourront étayer cette thèse. Regardons de plus près les mouvements identitaires de trois catégories différentes : les mouvements d’Amérindiens, les peuples indigènes, en Amérique latine, notamment le cas récent du soulèvement de Chiapas ; les mouvements de Noirs et d’immigrés aux États-unis et en Europe de l’ouest ; et les mouvements de lesbiennes, d’hommes gais et de bisexuels, également aux États-unis et en Europe occidentale.
Autonomie des indigènes
Au début du XXe siècle, seules les pressions de la Troisième internationale ont su impulser les réflexions chez les socialistes sur le rôle des nationalités opprimées dans les pays coloniaux et sémi-coloniaux. Lénine et les bolcheviques ont souvent eu à aller contre le courant, même en Russie, où les premiers soviets en Asie centrale en 1918 et 1919 était à toutes fins pratiques des soviets d’apartheid, d’où les musulmans étaient exclus. En Amérique latine, au cours des années 1920, les marxistes comme José Carlos Mariateguí ont dû nager contre le courant pour soutenir la thèse que les Amérindiens seraient une force cruciale pour la révolution dans certains pays, notamment le Pérou.
La montée du stalinisme a fait en sorte que la leçon de Mariategui ne serait pas pleinement assimilée avant de nombreuses années. Ce climat ne s’est pas modifié qu’au cours des années 1980 et 1990, notamment à la lumière de trois expériences importantes. Tout d’abord, les difficultés qu’affrontaient les sandinistes sur la côte atlantique du Nicaragua, une leçon salutaire pour eux et pour l’ensemble de la gauche latino-américaine. La deuxième expérience était la montée de mouvements amérindiens autour de 1992, la commémoration de 500 ans d’oppression des peuples indigènes. Signalons que la gauche latino-américaine se perçoit essentiellement comme le défenseur de ses nations contre les États-Unis, le FMI etc. Reconnaître que ces nations elles-mêmes furent fondées sur cinq siècles d’oppression, ou que le parti révolutionnaire ou même le front révolutionnaire ne joueraient pas automatiquement un rôle d’avant-garde dans les luttes indigènes n’était pas chose facile.
La troisième expérience majeure d’auto-organisation amérindienne était nul autre que le soulèvement zapatiste. Les Zapatistes étaient le premier mouvement de gauche en Amérique latine où les peuples indigènes ont joué un rôle de premier plan. Ils se perçoivent comme les défenseurs de la nation mexicaine et du coup, les champions de l’autonomie des Amérindiens. Par contre, le mouvement zapatiste a connu des limites significatives : la pauvreté extrême des Amérindiens du Chiapas ; le fait que la classe ouvrière mexicaine en 1994 était toujours presque entièrement hégémonisée par le parti unique au pouvoir, d’où des difficultés supplémentaires d’élaboration d’une stratégie nationale, et la conjoncture internationale, où l’idée de prise de pouvoir semblait implausible.
On peut regarder l’EZLN par deux optiques : d’une part un courant idéologique qui a connu un grand attrait à l’échelle mondiale, que d’autres courants de la gauche radicale ont dû prendre au sérieux, et entamer un dialogue conséquent [5]. Mais d’autre part, le comité révolutionnaire de Chiapas est une forme d’auto-organisation d’un peuple opprimé dans une région spécifique. Pour la base au Chiapas, le respect à l’égard de leurs traditions et de leurs réalisations peut parfois avoir une portée plus grande que les débats stratégiques. Il est même concevable que la lutte pour la survie des communautés amérindiennes puisse être difficilement conciliable avec le développement d’une stratégie nationale ou internationale. Parfois, il y aurait plus à perdre dans les tractations à Mexico avec les différentes tendances au sein du PRD et l’ensemble de la gauche mexicaine, ou à Madrid et Paris avec les anarchistes et trotskistes européens, que ce que les gens du Chiapas auraient pu gagner par ces biais. Peu importe la portée de leurs aspirations « intergalactiques », les Zapatistes ne pouvaient pas perdre de vue le local et le spécifique.
Pouvoir noir
Une autre catégorie d’auto-organisation qui nous intéresse ici est l’auto-organisation des Noirs et des immigrés. Ici aussi, on peut observer une continuité avec la Troisième internationale aux années 1920, où le Parti communiste des États-Unis a réussi à établir des liens avec la African Blood Brotherhood et d’autres marxistes par la suite. Or, le rôle négatif de la gauche était encore plus déterminant pour le développement de mouvements afro-américains. Les dirigeants du Student Nonviolent Coordinating Committee, l’aile la plus radicale du mouvement pour les droits civiques, sont devenus fondateurs du Pouvoir noir après 1964, après la trahison de la part des sociaux-démocrates blancs dont la première priorité était d’assurer l’élection de Lyndon Johnson aux élections présidentielles de 1964.
Toutes les leçons de ces années-là n’étaient pas purement négatives. L’argument clé du Pouvoir noir était à l’effet que les Noirs devaient donner la priorité à l’organisation de leur communauté, et ne rechercher des alliés qu’à cette condition. Sinon, selon cette logique, ils ne seraient jamais les alliés égaux des Blancs. Jusqu’à nos jours, l’expérience des Noirs états-uniens n’a rien fait pour s’opposer à cet argument.
De nos jours en Europe occidentale, les formes d’auto-organisation des collectivités noires et immigrés ne sont toujours pas entièrement cristallisées. Il est important de noter que tandis que l’expérience des collectivités amérindiennes en Amérique latine a été marquée par la continuité, la rupture est un fait central chez les collectivités noires et immigrés en Europe occidentale. Ce qui signifie que des éléments d’origine africaine, arabe, turque ou antillaise assument une signification et fonction différente dans le contexte ouest-européen. Le vécu spécifiquement européen du racisme — comme Daniel Bensaïd constate, « Tous les « ascenseurs » sont bloqués : l’intégration par l’école et l’intégration par le travail » [6] — devient à tout le moins aussi important à l’identité noire ou immigrée qu’une origine nationale précise. La musique rap est une forme culturelle qui s’est diffusée et qui s’exprime de plus en plus en français ou en néerlandais ainsi qu’en anglais, bien qu’elle ne soit pas d’origine africaine ou moyen-orientale, empruntée d’un autre peuple qui vit une oppression raciale, dans un autre pays impérialiste.
Dernièrement, les retombées du 11 novembre et la montée de l’islamophobie ont favorisé la polarisation des jeunes selon des failles ethniques et religieuses. De ce fait, l’identité musulmane acquiert une importance croissante chez plusieurs immigrés en Europe. On ne peut pas l’analyser uniquement en fonction de la culture que les immigrés avaient transportée en Europe, mais dans une grande mesure comme une réaction face à la forme spécifique qu’assume de plus en plus le racisme européen.
Est-ce que le Pouvoir noir aux États-Unis a des enseignements positifs par rapport aux luttes des immigrés musulmans en Europe occidentale ? Il est évident qu’il y a des différences majeures entre les deux contextes. Néanmoins, une discussion de la pertinence éventuelle du Pouvoir noir aux luttes chez les immigrés en Europe occidentale peut à tout le moins parer au risque que la gauche radicale actuelle réagisse de manière défensive, antagoniste et aliénante dans le cas où les radicaux d’origine immigrée développeraient des approches analogues. On courira ce risque à coup sûr si la gauche radicale aura tendance à regarder toute revendication favorable à l’auto-expression et l’autodétermination des collectivités comme forcément communautaire ou intégriste.
Il existe déjà des indices que des processus de radicalisation identitaire sont en cours au sein de certains groupes immigrés en Europe de l’ouest. Malgré certains éléments négatifs de la Ligue arabe européenne en Belgique (comme ses prises de position au mieux ambiguës sur les femmes et les lgbt), par contre, ses aspects positifs, (notamment ses appels à l’auto-organisation contre les violences racistes et à une alliance avec la gauche radicale contre la mondialisation néolibérale) étaient assez significatives pour faire en sorte qu’une alliance électorale large entre la Ligue arabe européenne avec à peu près toute la gauche radicale belge lors des dernières élections fédérales semblait possible à un moment donné. Les succès récents de Respect sur le plan électoral chez les musulmans en Angleterre ont également suscité des débats à gauche, notamment sur le rapport entre Respect et l’Association musulmane britannique.
Il est fort possible que la gauche radicale ait à affronter des questions encore plus difficiles autour des alliances avec l’auto-organisation politique des immigrés à l’avenir, dans d’autres pays — notamment à la suite des révoltes des banlieues françaises en 2005, qui ont des parallèles inquiétantes avec les révoltes des Noirs des ghettos urbains des Etats-Unis au milieu des années 1960. Oui, il faut choisir la voie de « l’en-commun qu’illustrent les forums sociaux, avec l’égalité des droits comme fil conducteur ». Mais il est possible que « la dialectique entre autonomie et convergence » doive passer par le détour d’auto-affirmation et d’auto-organisation. [7]
Une sensibilité face aux complexités de l’auto-organisation et l’auto-expression chez les collectivités immigrées est essentielle à l’analyse du débat qui a fait rage notamment en France sur la question du foulard islamique. Cet article ne pourra faire plus que souligner un aspect de ce vaste débat. Certaines analyses en provenance de la gauche et des féministes ont fait peu de différence entre la signification culturelle et politique du foulard que porte une femme musulmane au Caire et une femme musulmane immigrée à Paris. Chez les intégristes islamiques qui cherchent à imposer le foulard à toutes les femmes musulmanes, partout, il n’y a effectivement pas de différence ; la signification dans les deux cas est que la femme musulmane accepte son rôle féminin subalterne traditionnel. Par contre, on ne peut pas en conclure que c’est forcément et uniquement la signification chez chaque femme musulmane à Paris porteuse de hijab. Le contexte du racisme anti-immigré et la « guerre au terrorisme » mondiale constituent des éléments indispensables d’une analyse de gauche radicale.
Malheureusement, la grave sous-représentation des immigrés dans leurs rangs fausse les débats sur ces questions et d’autres questions connexes, chez les organisations de la gauche radicale en Europe occidentale. Les solutions à ce problème seront forcément en partie reliées à la démocratie, au sens le plus large : à quel point est-ce que ces gens pourront se sentir partie prenante d’une organisation qui pourra englober leur vécu ? Est-il possible que les jeunes d’origine immigrée soient gagnés à la gauche radicale non uniquement en tant qu’individus, mais en tant qu’immigrés, en tant que tel, organisés sur une base autonome, dans des groupes d’immigrés ? Il s’agit de questions de taille ; elles ont trait à une grande partie de la nouvelle génération de la classe ouvrière européenne.
Malheureusement, la grave sous-représentation des immigrés dans leurs rangs fausse les débats sur ces questions et d’autres questions connexes, chez les organisations de la gauche radicale en Europe occidentale. Les solutions à ce problème seront forcément en partie reliées à la démocratie, au sens le plus large : à quel point est-ce que ces gens pourront se sentir partie prenante d’une organisation qui pourra englober leur vécu ? Est-il possible que les jeunes d’origine immigrée soient gagnés à la gauche radicale non uniquement en tant qu’individus, mais en tant qu’immigrés, en tant que tel, organisés sur une base autonome, dans des groupes d’immigrés ? Il s’agit de questions de taille ; elles ont trait à une grande partie de la nouvelle génération de la classe ouvrière européenne.
Queer
On peut citer d’autres exemples d’une troisième catégorie d’organisations autonomes : celles des lesbiennes, des hommes gais, des bisexuel-les et des transgenres. Il n’y a pas grande chose à dire sur les avis de Lénine et des bolcheviques sur cette catégorie (bien que les bolcheviques aient joué un rôle important dans les congrès de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle, dans les années 1920). La rupture est un trait encore plus marquant dans les mouvements lgbt que dans ceux des immigrés, parce que presque personne ne naît dans une collectivité lgbt. Il en est d’autant plus étonnant que de forts mouvements, où l’auto-organisation et une identité lgbt jouent un rôle central, aient émergé de ces collectivités.
L’affluence aux marches de fierté lesbienne et gaie peut étonner les militants de gauche qui connaissent peu le monde lgbt. Aux États-Unis, par exemple, entre un demi-million et un million de personnes ont participé à chaque reprise aux manifestations lgbt en 1987, 1993, 1994 et 2000. À Paris, en 1997, 350.000 personnes ont pris part à Europride, et un demi-million à la version 2000 d’Europride, à Rome ; ces chiffres ne sont plus inouïs dans le cas de marches de fierté gaie dans les grandes capitales européennes. Ces marches ne sont pas entièrement des défilés apolitiques non plus ; notons que toute manifestation politique d’envergure comporte une dimension festive. L’organisation est toujours autonome, sans soutien significatif de la part des organisations établies du mouvement syndical ou de la gauche.
La gauche peut parfois apprendre des formes démocratiques développées dans le cadre du mouvement lgbt. Par exemple, la structure d’organisation des trois manifestations nationales aux États-Unis, en 1979, 1987 et 1993, ont démontré la nécessité de faire en sorte que tous les éléments de la collectivité se sentent parties prenantes. De grandes conférences nationales ont pris les décisions clés dans chaque cas ; celles-ci étaient organisées en fonction de délégations soigneusement choisies : il y avait toujours 50 pour cent de femmes, 25 pour cent de gens de couleur, des quotas régionaux, et ainsi des suite. Cette structure a effectivement fonctionné, en ce sens que les collectivités ont largement mobilisé pour ces marches.
Dans une certaine mesure, le mouvement altermondialiste a appris du mouvement lgbt les formes créatrices d’action directe que Act Up a déployées à partir de 1987 pour contester les politiques mises en œuvre face à l’épidémie du Sida ; elles-mêmes le fruit d’expériences antérieures des mouvements pour les droits civiques, pour la paix et contre le nucléaire. À partir de Seattle en 1999, des tactiques analogues se sont répandues partout au monde, bien qu’ironiquement, les personnes lgbt ont rarement eu une grande visibilité aux initiatives altermondialistes. [8] Ces tactiques créatrices d’action directe pourraient bien constituer un élément de plus de l’arsenal stratégique dont la gauche doit disposer pour reprendre l’offensive.
L’essor de Act Up a contribué, à partir du début des années 1990, à un autre phénomène connexe : la montée du « nationalisme queer ». Les groupes Queer Nation dans différentes viles ressemblaient aux groupes Act Up, en ce qui a trait à leurs formes organisationnelles et modes d’action. Or, contrairement à Act Up, ils n’organisaient que parmi les lgbt. Le vocable « nationalisme » indique un parallèle avec l’essor du Pouvoir noir : le nationalisme queer était à la fois un virage militant et un repli, en partie face au manque de fiabilité perçu chez les alliés ou à leur absence. Un symptôme de l’isolement qui a contribué à l’essor du nationalisme queer était l’incapacité de Act Up New York de réaliser une coalition avec les syndicats états-uniens et la National Organization of Women pour la lutte pour un système universel de santé, malgré ses efforts tenaces dans un pays où des dizaines de millions de gens n’ont aucune assurance sanitaire. [9]
Si le nationalisme queer marque un détour des alliés non-lgbt, il était en même temps une réaction vive face aux grandes organisations établies du mouvement pour les droits des lesbiennes et gais. Le vocable « queer » était en soi symbole de cette rébellion : porteur d’une réaction contre les identités sexuelles fixes que représentaient les mots « gai » et « lesbienne », dont la rigidité, les paramètres étroits et la recherche de la respectabilité auraient trahi les aspirations libératrices des débuts du mouvement de libération gai et lesbien. La « théorie queer », à beaucoup d’égards une appropriation universitaire postmoderne des impulsions radicales de la politique queer, est néanmoins restée fidèle à son insistance radicale sur la fluidité et le non-conformisme sexuels. Daniel Bensaïd a raison de souligner que les théoriciens queers semblent faire la louange de « l’effacement des différences dans un miroitement changeant de singularités » — au point que la « célébration du fluide et du labile convient au flux incessant des échanges et des modes » — plutôt qu’une « dialectique de la différence, nécessaire à l’établissement d’un rapport de force face à l’oppression, et de son dépérissement », comme éléments d’un projet radical et processus historique de libération sexuelle. [10] Or, les avocats d’une véritable dialectique de la différence et de son dépérissement sont peu visibles dans le milieu lgbt comme interlocuteurs des théoriciens ou militants queers. Les queers sont plutôt engagés dans une guerre de position contre l’establishment lgbt de plus en plus établi, avec d’une part de forts liens avec les appareils sociaux-démocrates, verts, voire libéraux ; et d’autre part, un enracinement matériel dans le milieu gay fondé sur la consommation à outrance.
Le dialogue nécessaire entre le courant queer, d’autres mouvements sociaux et la gauche radicale est d’autant plus embrouillée par le développement d’une culture politique, où les militants ne font que peu de différence entre les ennemis ouverts et les désaccords entre alliés. Là où de tels militants ne se sentent pas représentés, ils peuvent vite perdre patience avec cet état de choses et adopter des tactiques d’affrontement. Le recours aux tactiques d’affrontement même dans le cadre de débats au sein des mouvements populaires est devenu plus fréquent, non seulement chez les militants queers ou des organisations comme Act Up mais également chez la jeunesse d’origine immigrée. Dans une certaine mesure, la gauche radicale peut également être la cible de ces tactiques ; le mouvement syndical, tout comme la gauche radicale, ne jouit plus de reconnaissance acquise. Pour certains parmi les nouvelles générations en émergence, on ne peut plus prendre quoi que ce soit pour acquis ; il faut tout démontrer dans la pratique à chaque moment décisif. Chez les marxistes de cette période, beaucoup dépend de notre image, de notre choix de porte-paroles, et de combien nous aurons appris des formes organisationnelles en développement autour de nous.
Créer une alternative
On peut constater que le mouvement altermondialiste depuis 1999 a créé un cadre où plusieurs jeunes militants de différents mouvements ont appris à mieux se connaître. Mais il serait erroné de prendre pour acquis que l’altermondialisme lui-même soit globalement accepté comme cadre d’ensemble, en mesure d’englober les autres, où tous les courants identitaires progressistes peuvent trouver une place.
Un cadre d’ensemble, et un sens identitaire unificateur que partagent l’ensemble des mouvements et de courants des opprimés, reste nécessaire. Ce cadre et ce sens d’unité constituent une condition préalable pour qu’un autre monde soit possible ; qu’on ne puisse réaliser sans construire la force de contrepoids la plus puissante et la plus cohérente possible, qui doit contester et finalement, viser à remplacer les institutions dominantes de l’ordre mondial capitaliste. Mais ce cadre d’ensemble et cette identité unificatrice n’ont pas encore émergé sous des formes pleinement visibles. Bien que le mouvement altermondialiste, notamment les Forums sociaux, ait la plus de légitimité de revendiquer la représentation du « mouvement des mouvements » dans son ensemble, il y a encore fort à faire pour les renforcer, les rendre plus représentatifs et leur donner une pleine légitimité démocratique.
D’une part, les groupes les plus marginalisés dans la société actuelle ne sont pas tellement moins marginaux au sein du mouvement altermondialiste. Quand le Forum social mondial a eu l’audace de se déplacer vers Mumbai en 2004, les exclus de l’Inde, notamment les dalits sans-caste et les hijras transgenres ont marqué le paysage du Forum social mondial. Par contre, la présence et l’impact des dalits et des hijras étaient loin d’être assurés quand le FSM a repris le chemin de Porto Alegre en 2005 ; encore moins un rôle décisionnelle pour ces exclus au Conseil international du FSM. Le processus attentionné de préparation des Forums sociaux européens n’accorde pas une place aux Noirs ou aux immigrés que justifierait la signification sociale de leurs luttes. On peut citer d’autres exemples.
D’autre part, les forces sociales qui devraient jouer un rôle central dans tout défi effectif à la puissance globale du capital – notamment la classe ouvrière organisée – n’ont pas fait sentir la mesure de leur poids dans le mouvement altermondialiste. Tous ces éléments font en sorte que les Forums sociaux peuvent difficilement prétendre avec crédibilité parler au nom de la majorité de l’humanité dans un défi au pouvoir du capital mondial, peu importe leur défense authentique des intérêts de la grande majorité contre celles d’une petite minorité de nantis.
Pour une femme indigène qui cherche à mener une vie digne au Chiapas ou en Bolivie, un jeune immigré musulman aux Pays-Bas, ou un hijra indien, le mouvement altermondialiste n’offre toujours pas beaucoup d’espoir tangible de surmonter leur oppression. De leur point de vue, un Forum social est, au mieux, une activité ponctuelle pour leurs dirigeants. Leur résistance quotidienne à l’oppression passe surtout par des formes fragmentées et dispersées. Dans de telles circonstances, les « replis identitaires » les plus négatifs – le repli sur soi et un recul vers des identités étroitement définies et des luttes dans un cadre traditionaliste, voire réactionnaire – constituent un danger réel. La seule résistance effective à ce péril est le renforcement de l’alternative globale. Cette alternative doit être d’une part en mesure d’englober les mouvements dans la mesure du possible, aussi vite que possible, et d’autre part d’accroître sa représentativité visible et effective des courants dits identitaires.
Si les marxistes se définissent comme « la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays » (comme le dit le Manifeste du parti communiste), c’est-à-dire les défenseurs les plus résolus des intérêts globaux et historiques de la classe ouvrière au sein des mouvements actuels de cette classe, alors la double tâche de renforcement et d’élargissement du mouvement altermondialiste est une tâche cruciale devant les marxistes de nos jours. Ce qui ne signifie pas que cette tâche soit naturelle ou aisée pour les marxistes, à la lumière des antécédents historiques des marxistes contemporains ; elle signifie l’apprentissage de nouvelles cultures, de nouveaux vocabulaires, et de nouvelles habitudes.
Ce processus ne sera pas toujours aisé, mais c’est par ce biais qu’on pourra reconstruire la gauche. L’enjeu est la construction d’organisations en mesure de participer à infléchir les transformations du XXIe siècle.