Le temple de Ram à Ayodhya dans l’État de l’Uttar Pradesh a été inauguré en grande pompe par le premier ministre Narendra Modi, ce 22 janvier 2024. Cet événement qui fera date dans l’histoire de l’Inde s’inscrit dans un agenda politique et dans une perspective historique qui dépassent le seul cadre religieux.
AYODHYA, UN CONFLIT HISTORIQUE ET POLITICO-RELIGIEUX
Il s’agit d’un événement politique d’abord, car le moment de cette consécration a été soigneusement choisi. Alors que l’édifice n’est pas encore achevé, l’homme fort du pays en a précipité l’inauguration, se mettant soigneusement en scène, afin d’en faire un temps fort de sa campagne pour remporter les élections générales, au printemps prochain.
La construction de cet édifice religieux concrétise une promesse électorale de longue date du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti aux commandes du pays depuis 2014. Plus encore, elle témoigne de la détermination des figures dominantes du nationalisme hindou de transformer l’Inde en une nation hindoue dotée d’une culture hindoue, d’une langue unique, l’hindi, et d’une religion, l’hindouisme. Exit dès lors l’idée d’unité dans la diversité qui dominait les discours politiques depuis l’indépendance, l’heure est désormais à la « safranisation » de l’Inde, à l’autoritarisme et au majoritarisme.
À la trappe la Constitution, socle commun des valeurs de la nation et garantie des droits des citoyen·nes ? Les considérations religieuses ont indéniablement pris l’ascendant sur les idéaux fondateurs. Le texte d’origine est désormais vu comme un obstacle plutôt que comme un cadre de référence pour les tenants du pouvoir. Plusieurs dignitaires de la mouvance nationaliste hindoue l’ont ouvertement critiqué, estimant que les valeurs de liberté, d’égalité, de laïcité devaient être rediscutées, au motif qu’elles étaient occidentales et héritées d’un passé colonial. Bibek Debroy, président du Conseil consultatif économique du premier ministre, n’a pas mâché ses mots, affirmant que « quelques amendements ne suffiront pas. Nous devrions retourner à la planche à dessin et partir des premiers principes, en nous demandant ce que signifient aujourd’hui ces mots du préambule : socialiste, laïque, démocratique, justice, liberté et égalité. Nous, le peuple, devons nous doter d’une nouvelle Constitution » (Debroy, 2020).
L’idée s’implante ainsi insidieusement qu’une nouvelle Constitution pourrait voir le jour si Modi était reconduit pour cinq ans. Celle-ci pourrait s’inspirer du Manusmriti, un ancien texte hindou fondamentalement brahmanique, anti-dalit et patriarcal, opposé au principe d’égalité entre les religions, les castes et les sexes.
Ayodhya est également une dispute historique. Elle est l’incarnation des rancœurs à l’œuvre dans le pays et renvoie à un conflit qui a déchaîné les passions, ces trente dernières années. Le temple a été bâti sur les ruines de la mosquée Babri Masjid, érigée au 16e siècle par l’empereur moghol Babur et rasée le 6 décembre 1992, en à peine quelques heures, après avoir été prise d’assaut par une foule déchaînée de fanatiques hindous. Ceux-ci ont justifié leurs gestes à partir d’une croyance selon laquelle la mosquée aurait été bâtie sur un site sacré, considéré comme le lieu de naissance du roi Rama, héros de l’épopée Ramayana et septième avatar du dieu Vishnou.
Cette démolition a donné lieu à une flambée de violence dans tout le pays, occasionnant la mort de plus de 2000 personnes, essentiellement musulmanes. Depuis, la question épineuse de la reconstruction a été exploitée par le BJP pour attiser les divisions communautaires et pour s’attirer les faveurs de la communauté dominante. Ce conflit inter-religieux s’est soldé le 9 novembre 2019 par un verdict de la Cour suprême qui a donné le feu vert au gouvernement pour la construction d’un grand édifice dédié au dieu Ram. Une décision qui laissait transparaître la mainmise grandissante de l’exécutif sur la plus haute juridiction du pays, reconnue autrefois pour son indépendance et son intégrité.
L’inauguration triomphale du temple Ram, avec Modi dans un rôle actif de « grand prêtre » et de « monarque hindou », a politisé un événement religieux et démontré la volonté d’effacement de la ligne de séparation entre État et religion, ainsi que le mépris du BJP pour le droit à l’existence des minorités religieuses dans la sphère publique indienne. Plus que jamais, la confusion est entretenue entre le religieux et le politique, forgeant les bases d’une théocratie de fait.
Ce coup de force n’est pas un cas isolé, il est le nouvel acte d’une pièce bien rôdée. Depuis son accession au pouvoir en 2014, Modi n’a eu de cesse d’ethniciser la démocratie indienne, de désigner l’ethnie dominante comme le noyau de la nation indienne, et de reléguer les minorités religieuses, ces « corps étrangers », à la périphérie, en les affublant de tous les maux et de tous les vices.
AGENDA NATIONALISTE HINDOU ET ASCENSION DE NARENDRA MODI
Dès l’enfance, Narendra Modi a adhéré au RSS (Association des volontaires nationaux), comme la plupart des cadres de son parti, et ne s’en est jamais écarté. Pour hindouiser le pays, le chef suprême a pu compter sur un réseau tentaculaire d’organisations – le Sangh Parivar ou la famille du RSS – qui compte des millions d’adeptes, et dont l’objectif ultime est de rendre l’Inde aux hindous, ceux qu’il considère comme les véritables « fils du sol », « l’incarnation de l’identité indienne ».
La percée de l’idéologie hindutva ou de l’hindouïté est intimement liée à l’ascension de Modi depuis 2014. Au cours de son premier mandat (2014-2019), après que le BJP eut gagné la majorité absolue à la Chambre basse (53% des sièges, en ne recueillant que 31% des voix), Modi instaura un gouvernement centralisé dont il fut le moteur, afin de changer le pays, le rendre plus fort, plus unifié, plus homogène autour d’une loi, d’un leader, d’une culture et d’une religion.
Si Modi et le haut de l’establishment du BJP-RSS sont les maîtres d’œuvre de cette « grande transformation » caractérisée par l’emprise de l’extrême-droite hindoue sur la vie politique et les institutions publiques, cette entreprise s’est opérée aussi depuis la base, à travers une myriade de milices et d’organisations vigilantistes [1] qui ont relayé le poison suprémaciste hindou auprès de l’opinion publique, et qui ont exploité le patronage et la complaisance du régime ainsi que les incitations à la violence de certains de ses membres pour faire avancer l’hindouïté et remettre les musulmans « à leur place ».
La démocratie indienne a toujours été imparfaite, mais depuis l’arrivée du BJP au pouvoir, les normes qui la sous-tendent ont été progressivement vidées de leur substance et son érosion n’a fait que s’accentuer. Les libertés civiles (à la fois de jure et de facto) ont été bafouées, l’exécutif s’est imposé en maître sur les autres pouvoirs (législatif et judiciaire), la légitimité de l’opposition ou le droit d’exprimer un avis contraire a été remis en cause. Très tôt, les opposant·es et défenseur·euses du sécularisme et des minorités, comme les milieux intellectuels, les universités (étudiant·es, professeur·es et administrateur·trices), les organisations non gouvernementales, mais aussi les institutions judiciaires et la presse ont été la cible d’intimidations, de harcèlements et d’attaques physiques. Objectif visé : neutraliser les lieux de contre-pouvoir, criminaliser la dissidence pour mieux dominer l’espace public.
Après sa réélection en 2019, Modi a eu encore davantage les coudées franches pour faire progresser l’agenda nationaliste hindou et détruire le tissu social de l’Inde. Ce deuxième mandat (2019-2024) s’est caractérisé par une accélération des changements législatifs. Des lois ont été adoptées, d’autres ont été durcies, notamment sur la sédition ou sur la prévention des activités illégales (UAPA), dans le but de faire taire les opinions critiques qualifiées d’« antinationales ».
DES POLITIQUES DISCRIMINATOIRES À L’ENCONTRE DES MUSULMANS
De la stigmatisation à la discrimination de fait
Le succès que Modi a engrangé ces dix dernières années repose non seulement sur l’affirmation et la promotion de l’hindouisme sur la scène publique, mais aussi sur la dévalorisation, la disqualification de l’ « Autre » musulman – qui représente 14% de la population, soit plus de 200 millions d’Indien·nes.
Deux éléments clés sont à l’origine de cette stigmatisation. Tout d’abord, la relation supposée des musulmans d’Inde avec le Pakistan et l’amalgame qui est fait entre islam et terrorisme. Ensuite, la réécriture de l’histoire par les nationalistes hindous qui estiment que les empereurs moghols se seraient rendus coupables d’un « holocauste hindou » et auraient mené des politiques spécifiquement anti-hindoues [2]. Selon les penseurs hindutva, l’Inde prémoderne aurait connu deux périodes clés : un âge d’or hindou suivi par « 1200 ans d’esclavage [3] » incluant notamment l’ère de l’empire moghol (1526-1857). Modi affectionne cette thématique et y a recours régulièrement, notamment à l’occasion de l’inauguration du temple Ram à Ayodhya, où il a déclaré « l’avènement d’une nouvelle ère » qui permettrait à l’Inde de briser « les chaînes de la mentalité esclavagiste » (Landrin, 2024), faisant référence aux premières incursions arabes dans le sous-continent indien.
Ces discours répétés ostracisant les musulman·es ont fini par jeter l’opprobre sur toute une communauté et ont galvanisé les masses hindoues, attisant l’hystérie collective, les actes de violence et les politiques répressives. Lors du premier mandat de Modi, des campagnes ont été menées pour exclure les musulman·es de l’espace public, pour les intimider et les terroriser. Des opérations ont été menées par des militant·es nationalistes hindou·es contre le « love jihad », une théorie complotiste attribuant aux musulmans l’intention de séduire des femmes hindoues pour les convertir. Elles visaient à empêcher des unions interreligieuses, attisant la soi-disant menace démographique et le fantasme du « grand remplacement ».
Dans la même logique, des offensives contre le « land jihad » ont été menées par le Sangh Parivar pour chasser la minorité musulmane des zones urbaines mixtes ou les empêcher de s’installer dans des localités à majorité hindoue, entreprenant un processus de ghettoïsation. Depuis 2019, un nouveau tourant a été donné à cette campagne par les dirigeants du BJP qui ont repris cette théorie du land jihad pour pratiquer la « bulldozer justice », soit la démolition punitive [4], injuste et illégale de propriétés musulmanes. Les bulldozers sont ainsi devenus l’un des symboles les plus explicites de l’exercice musclé –dans les discours et dans la pratique – des dirigeants BJP (Mander, 2024), le symbole de la « nouvelle Inde » de Modi.
Enfin, la protection des vaches et le végétarisme sont devenus des préoccupations majeures dans la rhétorique communautaire utilisée par Modi et ses acolytes. Ceux-ci ont perpétré des actions violentes et de nombreux lynchages de musulmans accusés par des justiciers vigilantistes de transporter, d’abattre, de trafiquer ou de consommer de la viande bovine.
La responsabilité de ces actes incombe aux milices nationalistes hindoues, composées en nombre par des jeunes hommes sans travail et dotés d’un faible capital social, qui retrouvent une estime d’eux-mêmes dans le dévouement musclé à l’hindouisme ; mais ces milices agissent toutefois en connivence avec l’État et son bras armé, la police. Les « mobs » [foules] appartiennent à la communauté majoritaire et sont « politiquement issues du même parivar [5] que le parti qui dirige l’État et le Centre [6] ». « Les dirigeants politiques ne se contentent pas de cautionner leur action ou de détourner le regard ; ils utilisent ces foules comme une extension de l’État contre une communauté minoritaire » (The Wire, 2023).
Des lois qui institutionnalisent la discrimination des musulman·es
« Le pays n’a pas attendu Narendra Modi pour marginaliser sa principale minorité » (Delacroix, 2019). Depuis l’indépendance en 1947, les musulman·es ont toujours été sous-représenté·es dans les principales institutions de la République, que ce soit la police, l’armée, la justice ou la fonction publique, et se situaient dans le bas des classements d’indicateurs socioéconomiques comme l’éducation, l’emploi ou les revenus. Au cours du premier mandat de Modi, les minorités ont été considérées comme quantités négligeables, tandis que leurs voix et celles de leurs relais – la presse, les ONG, la société civile – étaient étouffées. Dans les Assemblées, on a vu le nombre d’élu·es musulman·es décliner, ce qui n’a pas été sans conséquences pour la défense de leurs intérêts politiques. Depuis la reconduction de Modi en 2019, un pas a été franchi, la machine hindutva s’est emballée et l’obsession envers cette minorité a pris une forme juridique. Les élus du BJP ont commencé à promouvoir et à adopter des lois qui institutionnalisent la discrimination des musulman·es. D’abord dans les États qu’ils gouvernaient, ensuite à l’échelle du pays.
Dans les États BJP, des restrictions juridiques ont ainsi été prises sur l’abattage, la consommation ou la simple possession de viande bovine. Tout contrevenant encoure des peines lourdes et, à l’inverse de ce qui se fait habituellement, il revient à l’accusé·e de prouver son innocence. Des lois drastiques officialisent des pratiques discriminatoires visant à empêcher la mixité religieuse dans le mariage (« love jihad ») ou dans certaines zones urbaines (« land jihad »). D’autres encore pénalisent les conversions « illégales ».
Cette stratégie de transformation de l’Inde par l’adoption de nouvelles lois a ensuite été utilisée à l’échelle du pays, avec notamment la loi criminalisant le triple talaq [7] ; ou la décision unilatérale du gouvernement central d’abroger l’article 370 de la Constitution indienne, mettant fin à l’autonomie du Jammu-et-Cachemire, le seul État indien à majorité musulmane ; ou encore avec la mise en place d’un registre national de citoyens dans l’Assam, destiné à traquer les « migrants illégaux » présumés musulmans, ou enfin la réforme de la loi sur la citoyenneté (Citizenship Amendment Act – CAA) ouvertement dirigée contre les musulman·es.
À la veille des élections générales de 2024, Modi et son fidèle bras droit Amit Shah ne manquent pas de multiplier les coups de force, à l’image de l’inauguration précipitée du temple d’Ayodhya ou de la décision de clôturer la frontière avec la Birmanie, longue de 1643 kilomètres, afin de freiner « l’immigration illégale » et de « maintenir la structure démographique des États du nord-est de l’Inde frontaliers de la Birmanie » (The Indian Express, 2024). Obsédé par l’unité et l’homogénéité autour de l’hindouisme, le duo tente également de concrétiser une autre promesse du BJP, celle de promulguer un Code civil uniforme pour réglementer les affaires privées comme le mariage, le divorce, l’adoption ou l’héritage, jusqu’ici régies par des « lois personnelles religieuses ». Cette initiative destinée en apparence à assurer l’égalité des citoyen·nes, s’inscrit dans un agenda politique qui vise à imposer une version hindouiste du Code civil.
Les discours de haine, le climat de peur et de chasse aux sorcières, les atteintes aux biens et à la sécurité, les accusations de diffamation ou de sédition, les arrestations pour antipatriotisme, les expulsions forcées, les démolitions punitives ou les exécutions extrajudiciaires sont quelques-unes des facettes du répertoire d’actions répressives de la « nouvelle Inde » de Modi. Cet arsenal répressif aurait pu venir à bout des oppositions à la politique anti-musulmane du premier ministre et à l’Etat policier majoritaire. Mais cela n’a pas été le cas.
Les risques encourus ont immanquablement contribué à l’autocensure et entraîné un fléchissement des résistances, mais ces dernières n’ont pas pour autant été écrasées. Nombreuses sont les victimes de violences qui continuent de lutter et tentent de s’organiser pour réclamer justice et combattre un modèle de gouvernance injuste et violemment antidémocratique. En réponse à la polarisation croissante et à la mise en péril du droit à la citoyenneté pour les minorités musulmanes, de larges manifestations publiques ont ainsi vu le jour contre la CAA, notamment des sit-in de résistance orchestrés par des femmes à Shaheen Bagh. Ces mobilisations sont devenues des lieux de rébellion populaire et de ralliement qui ont magnétisé les forces d’opposition, afin de constituer un « vaste front antifasciste », et qui ont réussi à rassembler des populations persécutées – musulman·es, femmes, dalits, adivasis, travailleur·euses migrant·es – et des défenseur·euses de l’unité panindienne.
Même si les marges de manœuvre dissidentes se rétrécissent, que le combat est inégal et que la perspective d’un troisième mandat de Modi se précise, des voix continuent à s’élever encore et toujours, entre colère et désespoir. « La résistance est immense. […] Peu importe que nous échouions ou que nous réussissions. Pour le bien de nos âmes, de celles de nos enfants et des enfants de nos enfants, nous devons nous dresser. Mais cette responsabilité n’incombe pas seulement à l’Inde » (Roy, 2023).
À paraître en juin : Dissidences dans la « nouvelle » Inde , le prochain volume d’Alternatives Sud.
BIBLIOGRAPHIE
- Debroy B. (2023), « There’s a case for ‘we the people’ to embrace a new Constitution”, Live Mint, 14 août.
- Delacroix G. (2019), « L’Inde est en train d’institutionnaliser la discrimination des musulmans », Le Monde, 23 décembre.
- Agnes F. (2018), « Instrumentalisation politique de l’interdiction du Triple Talaq », Alternatives Sud. De l’usage du genre, CETRI-Syllepse, Louvain-la-Neuve-Paris.
- Jaffrelot C. (2019), L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique, Fayard, Paris.
- Landrin S. (2024), « En inaugurant le temple de Ram, Narendra Modi annonce l’avènement d’une nouvelle ère », Le Monde, 22 janvier.
- Mander H. (2024), « Criminal Justice », The Caravan, 1er janvier.
- Roy A. (2023), « Discours de Madame Arundhati Roy prononcé lors de la remise du Prix Européen de l’Essai », 12 septembre.
- Singh S. (2023), « Modi’s India : Empowering the Mob, Disempowering the State », The Wire , 15 août.
- The Indian Express (2024), « Suspending free movement along Myanmar border » , 9 février.
- Truschke A. (2020), « Hindutva’s Dangerous Rewriting of History », South Asia Multidisciplinary Academic Journal, 24/25.
- The Wire (2024), « ’Muslims Targeted in 128 Demolitions, 617 People Affected’ : Amnesty Reports on Bulldozer Action », 7 février.
Aurélie Leroy
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