Edito du Monde
Menace au Maroc
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A-t-on le droit de s’adresser à son souverain comme à un frère ? Pour avoir tenté cette expérience, un journaliste marocain, Ahmed Benchemsi, se retrouve poursuivi par la justice de son pays. L’intéressé est ébahi. Même s’il adopte volontiers, dans ses articles, un ton mordant, ce journaliste a toujours su doser ses critiques et s’arrêter à temps. Aussi son inculpation, début août, pour avoir écrit une analyse critique du discours du trône, prononcé le 30 juillet par Mohammed VI, a-t-elle suscité la stupeur.
Un autre journaliste, Mustapha Hormatallah, est, lui, en prison depuis un mois pour avoir écrit un dossier qui « porterait atteinte à la sécurité de l’Etat ». Toutes les demandes de remise en liberté provisoire déposées par ses avocats ont été rejetées.
La presse marocaine, l’une des plus libres du monde arabe, est en ce moment la cible d’un rappel à l’ordre très ostensible. On prête au roi la volonté de rappeler que le pouvoir, c’est lui, et lui seul, et que les fameuses « lignes rouges » à ne pas franchir sont toujours d’actualité. Monarchie, Sahara, religion. On ne touche pas à ces questions « sacrées ». Mais ces « lignes rouges » sont fluctuantes, et les journalistes marocains ont le plus grand mal à s’y retrouver. Un jour, les autorités font preuve d’une relative mansuétude, le lendemain, elles serrent la vis, et pour des sujets - la corruption notamment - qui n’ont rien à voir avec les interdits supposés. Dans ce domaine, au Maroc, l’arbitraire est roi.
En réalité, depuis l’avènement de Mohammed VI en 1999, le Palais et la presse se mènent une guerre larvée. En décembre 2000, trois hebdomadaires - Le Journal, Assahifa et Demain - ont été interdits pour avoir critiqué l’armée ou encore pour avoir évoqué les mérites d’une monarchie à l’espagnole. Le Journal a fini par reparaître sous un autre nom, mais deux des plumes les plus emblématiques de la presse indépendante marocaine, Ali Lmrabet et Aboubaker Jamaï, ont fini par s’exiler. Le premier a été purement et simplement interdit d’exercer son métier et vit désormais en Espagne. Le second, condamné à une amende exorbitante, a préféré partir pour les Etats-Unis en janvier, plutôt que de voir les tribunaux se retourner contre l’hebdomadaire dont il était le fondateur.
A l’heure d’Internet, les méthodes employées par le pouvoir marocain ressemblent à un combat d’arrière-garde. De plus en plus nombreux sont les Marocains (journalistes ou non) à recueillir des informations ou à en fournir sur des sites comme Dailymotion ou YouTube. Le ministre marocain de la communication assure qu’il n’y aura pas de recul en matière de liberté de la presse, au contraire. Souhaitons qu’il ne s’agisse pas d’un voeu pieux et que la Tunisie de Ben Ali, où toutes les voix discordantes sont systématiquement étouffées, ne soit pas le modèle à venir pour le Maroc.
Le pouvoir marocain lance une offensive contre la presse
A un mois des élections législatives marocaines, le palais royal semble déterminé à rappeler que la liberté de la presse a des limites. Ahmed Benchemsi, le jeune directeur (33 ans) de deux magazines réputés, Tel Quel (20 000 exemplaires en moyenne, francophone) et Nichane (20 000 exemplaires, arabophone), risque d’en faire les frais, comme, avant lui, l’équipe du Journal Hebdomadaire.
Benchemsi comparaîtra en justice le 24 août. Ce journaliste à la plume brillante et irrévérencieuse a été inculpé, le 6 août, de « manquement au respect dû à la personne du roi ». Il risque jusqu’à cinq années de prison.
Son crime ? Avoir consacré son dernier éditorial, rédigé en français et en dirija (arabe dialectal marocain), à un récent discours du souverain. Sous le titre « Où tu m’emmènes, mon frère ? » - référence à une célèbre chanson des années 1970 -, Benchemsi interpellait directement le souverain, lui reprochant en substance de monopoliser trop de pouvoirs et de se poser indûment en garant de la démocratie au Maroc.
Ce n’est pas tant le fond de son éditorial que la forme qui a valu à Benchemsi d’être interrogé pendant vingt heures par la police de Casablanca, samedi et dimanche, puis assigné en justice, tandis que ses deux revues étaient saisies et pilonnées. En utilisant l’arabe dialectal, langage sans détour, presque cru, le journaliste a aggravé son cas. « J’ai donné l’impression d’avoir oublié l’étiquette, alors que je m’adressais au roi ! Je lui ai parlé comme à un homme, lui, le »Commandeur des croyants« ! Au Palais, ils ont pris cela pour une insolence, alors que mon intention n’était pas du tout d’être insultant », déplore Benchemsi.
Cette affaire intervient dans un climat déjà tendu entre la presse marocaine et le pouvoir. Deux journalistes d’un autre hebdomadaire arabophone, Al Watan al-An (20 000 exemplaires), sont poursuivis pour avoir « subtilisé des documents confidentiels touchant à la sûreté de l’Etat ». Il leur est reproché d’avoir utilisé ces documents pour rédiger un dossier, publié le 14 juillet, ayant pour titre « les rapports secrets derrière l’état d’alerte au Maroc. »
TOUR DE VIS
Si le directeur d’Al Watan al-An, Abderrahim Ariri, a été laissé en liberté provisoire, l’auteur du dossier, le journaliste Mustapha Hormatallah, est, quant à lui, sous les verrous depuis le 17 juillet. Le jugement est attendu pour le 15 août. Huit militaires, accusés d’être à l’origine de ces « fuites » à la presse ont, quant à eux, été condamnés, mardi 7 août, à des peines de prison allant de six mois à cinq ans par le tribunal militaire de Rabat.
La liberté d’expression au Maroc ressemble-t-elle aujourd’hui à « une cavalcade dans un champ de mines », comme l’affirme Ahmed Benchemsi ? Dans l’ensemble, les journalistes marocains se disent inquiets. « Il y a toujours eu des problèmes, par-ci, par-là, mais cette fois-ci, le durcissement est global et général. C’est grave », estime Younès Moujahid, le secrétaire général du Syndicat national de la presse marocaine.
De son côté, Ali Ammar, directeur du Journal Hebdomadaire, qui a souvent eu des démêlés avec le pouvoir, accuse les autorités de « terroriser la chaîne de production » de la presse indépendante en exigeant des imprimeurs des journaux de se montrer « vigilants », et de « restaurer la censure préalable » comme à l’époque des années 1970. Pour lui, la « libre expression » est sans nul doute menacée au Maroc.
Au ministère concerné, on s’en défend catégoriquement. « Dans deux ou trois affaires récentes, les journalistes ont commis des atteintes graves aux règles élémentaires de la profession, déclare Nabil Benabdallah, le ministre de la communication. On a le droit, au Maroc, de discuter des orientations et des discours royaux, mais il faut le faire sans verser dans des propos pour le moins inélégants. »
L’universitaire Khadija Mohsen-Finan décèle dans la « fébrilité » actuelle du pouvoir à l’égard de la presse le signe d’une inquiétude à l’approche des législatives du 7 septembre. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) pourraient devenir la première formation politique au Parlement.
Pour cette chercheuse à l’Institut français des relations internationales, cette inconnue est difficile à gérer pour les autorités marocaines. « En tapant du poing sur la table, de façon très visible, la monarchie montre qu’elle ne laissera pas le champ libre aux islamistes et que le PJD n’aura pas le monopole de la moralisation de la vie publique », estime-t-elle.
Le roi peut d’autant mieux donner ce tour de vis, ajoute Khadija Mohsen-Finan, que beaucoup, au Maroc, ne voient pas d’un mauvais oeil de tels rappels à l’ordre, à l’inverse d’un pays comme la France où cette attitude est interprétée comme « un recul ».
Florence Beaugé