Les colons belges en 1922 vont trouver au Rwanda un système politique fortement hiérarchisé socialement. Les dynasties tutsi vont s’imposer, contrairement au pays voisin le Burundi où un partage du pouvoir va s’opérer entre les lignages aristocratiques tutsi et hutu. Au Rwanda, la catégorisation tutsi et hutu revêt avant tout un caractère social :
« Il n’y a pourtant pas de “Hutu” sans “Tutsi” : l’un ne va pas sans l’autre. “Hutu” avait du reste un double sens puisqu’il désignait le dépendant ou l’inférieur dans un rapport de clientèle ou hiérarchique, fût-il lui-même un “Tutsi” » [1].
Les colons reprennent à leur compte la théorie des Tutsi descendant·es d’une population hamite provenant d’Éthiopie envahissant le pays et asservissant des Hutu. Cette racialisation d’une domination sociale exercée par une élite tutsi s’intégrait dans les théories racistes issues des penseurs comme Gobineau. Les Tutsi étaient vus comme plus proches des populations européennes qu’africaines. Les colons belges vont donc s’appuyer sur eux pour gouverner le pays :
« Les Batutsi étaient destinés à régner, leur seule prestance leur assure déjà, sur les races inférieures qui les entourent, un prestige considérable… Rien d’étonnant que les braves Bahutu, moins malins, plus simples, plus spontanés et plus confiants, se soient laissé asservir sans esquisser jamais un geste de révolte » [2].
Cette idéologie se diffuse dans l’ensemble de la société. Dans les écoles gérées par l’ordre des Pères Blancs, la priorité est donnée aux élèves tutsi pour en faire des fonctionnaires tandis que les Hutu seront systématiquement orientés vers les tâches manuelles. Les colons belges introduisent une ségrégation sociale basée sur l’ethnie.
La « révolution » de 1959
En 1957 le Manifeste des Bahutu paraît. Il réclame la justice sociale et dénonce la situation de discrimination que vivent les Hutu. Cette critique s’intègre dans le cadre colonial et d’ethnicisme contre les Tutsi en dénonçant leur caractère allochtone (qui provient d’un endroit différent, a été transporté) (s’oppose à autochtone, NDLR). À la suite de cette parution se forme le parti Parmehutu qui sera soutenu par les colonisateurs belges. Ce changement s’explique par leur volonté de maintenir leur influence au moment de l’indépendance du pays en 1962. Les colons évitent ainsi la formation d’une coalition d’intérêts entre Hutu et Tutsi. En effet, Kayibanda, le dirigeant du Parmehutu : « préféra unir les “Hutu” contre les “Tutsi”, plutôt que coaliser les “Hutu” pauvres et les “petits Tutsi” contre les nantis, “Hutu” et “Tutsi” confondus. » Léon Saur, « Le Rwanda de Kayibanda : un avatar démocrate-chrétien des socialismes africains », Socialismes en Afrique [en ligne], Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021.]]
Une compétition se développe entre les formations hutu pour gagner le leadership, favorisant les discours de haine contre les Tutsi. En 1959, ce qui sera appelé révolution ne sera qu’un immense pogrom sur l’ensemble du pays, poussant des dizaines de milliers de Tutsi à prendre le chemin de l’exil.
Un pouvoir raciste
En 1962, le pays accède à l’indépendance, fortement encadrée, par la Belgique. Kayibanda est le premier président. Il exercera un pouvoir de plus en plus violent, y compris contre des opposants hutu. Sous son règne on assiste à des véritables campagnes d’épuration ethnique dans les écoles et les administrations contre la minorité tutsi. En juillet 1973, Juvénal Habyarimana prend le pouvoir par un coup d’État. À cette même époque, la France, sous l’impulsion de Giscard d’Estaing, prend pied dans le pays et l’intègre dans son pré-carré. Elle apporte au gouvernement une aide financière, diplomatique et surtout militaire.
En 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), composé des Tutsi réfugiés en Ouganda mais aussi de quelques opposants hutu, lance une opération pour s’emparer du pouvoir.
Le FPR est décrit par Paris comme une agression ougandaise soutenue par le monde anglo-saxon. La France est partie prenante de cette guerre tout en prônant, au moins officiellement, une solution diplomatique qui prendra corps avec les accords d’Arusha en 1993. Ces derniers prévoient le démantèlement de l’apartheid anti tutsi, le partage du pouvoir et surtout le départ des militaires français. C’est une claque pour les généraux français.
Génocide
Au moins depuis 1990, les extrémistes partisans du « Hutu power » se préparent à l’extermination des Tutsi. Les responsables français ne pouvaient l’ignorer au vu de leur forte présence dans l’appareil sécuritaire rwandais. Cela est d’ailleurs confirmé par le général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993. Lors de son témoignage à la commission parlementaire, il rapporte les propos du chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise : « ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ».
Les milices et les Forces armées rwandaises (FAR) vont procéder à des exécutions de Tutsi en présence de l’armée française. Des témoignages font état de l’appui de militaires français lors des barrages routiers tenus par les miliciens en 1991 : « Je me suis rendu compte que parmi les militaires il y avait des Français qui demandaient aussi les cartes d’identité des Rwandais où figurait la mention « hutu », « tutsi », ou « twa ». Les Tutsi se faisaient sortir de la voiture et les militaires français les remettaient aux mains des miliciens agacés qui les coupaient à coups de machettes et les jetaient dans une rigole au bord de la grande route asphaltée [3]
Crédit Photo. Crânes. Mémorial de Nyamata, Rwanda. Inisheer, CC BY-SA 3.0
L’attentat contre l’avion présidentiel, lors duquel Juvénal Habyarimana trouvera la mort, n’a pas été la cause du génocide, tout au plus le déclencheur d’un processus préparé depuis longtemps. Par contre, cet attentat signe le début du coup d’État des extrémistes hutu. Ils liquident les partisans des accords d’Arusha – ainsi Agathe Uwilingiyimana, Première ministre, et Joseph Kavaruganda, président de la Cour constitutionnelle, et bien d’autres, seront assassinés–, ils forment le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), soutenu par la France. Le génocide des Tutsi commence de manière ordonnée et encadrée par les unités des FAR et les milices des Interahamwe.
Le soutien de la France
La France est le seul État à reconnaître le GIR, n’hésitant pas à recevoir ses membres à l’Elysée. Elle met tout son poids diplomatique aux Nations unies pour soutenir ce gouvernement d’extrémistes. Roméo Dallaire, général canadien en charge de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR), tentera désespérément d’alerter la communauté internationale sur les massacres qui se déroulent au pays des mille collines.
Quant à la banque française BNP Paribas, elle autorisera les transferts d’argent pour l’achat d’armes, en plein embargo décrété par l’ONU.
Le Rwanda va connaître trois opérations militaires françaises. La première, Noroît, est déclenchée officiellement pour protéger l’ambassade et les citoyens français suite à l’offensive du FPR en 1990. Dans les faits, cette opération a pour but d’épauler les FAR contre les offensives du FPR. Pendant trois ans, les soldats français vont mener la guerre contre le FPR. Ils participeront aussi à la formation des miliciens [4].
La deuxième est l’opération Amaryllis, débutée deux jours après l’attentat contre l’avion présidentiel. Le but est d’exfiltrer les ressortissants français. Elle laissera sur place les Tutsis travaillant pour l’ambassade de France et d’autres agences françaises. La plupart seront assassiné·es. Ce sont les militaires belges de l’opération Silver Back qui embarqueront près de deux cents Rwandais·es, essentiellement Tutsi, refoulé·es par les militaires français tandis que les miliciens entourent l’aéroport.
Enfin, l’opération Turquoise, composée essentiellement d’anciens de Noroît, est présentée comme une opération humanitaire. Elle servira dans un premier temps à tenter de stopper l’offensive du FPR [5]. Ce qui explique le refus, par cette opération, de sauver les Tutsi sur la colline de Bisero qui faisaient depuis le début du génocide l’objet d’attaques incessantes de la part des génocidaires. C’est seulement sous la pression conjointe de militaires et de journalistes que les officiers daignèrent intervenir. Turquoise est l’occasion pour les génocidaires de mettre en place une stratégie d’exode des populations qui leur offrait le double avantage de fuir sans difficulté face à l’arrivée du FPR et de maintenir les populations sous contrôle dans les camps de réfugiés au Zaïre. C’est à partir de ces camps que des milices sont organisées. Elles bénéficieront du transfert d’armes organisé par l’armée française. [6]
Cette présence des génocidaires hutu a aussi complétement déstabilisé la région de l’est du Zaïre puisque leur émanation armée, les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), provoquent encore maintenant guerres et massacres contre les populations civiles congolaises.
Les dénégations de la France
Les autorités françaises n’ont eu de cesse de nier leurs responsabilités. Elles ont caché la guerre qu’elles menaient contre le FPR lors de l’opération Noroît. Elles ont ensuite tenté de contester le génocide en parlant de massacre interethnique, et lorsque les informations ont commencé à parvenir en France, les autorités ont parlé d’un double génocide, une manière de brouiller les pistes et d’occulter leurs responsabilités dans le soutien au GIR.
Au niveau juridique, avec l’aide du juge Bruguière, elles tenteront d’accréditer l’idée que l’attentat de l’avion présidentiel a été perpétré par le FPR sous le prétexte qu’il considérait les Tutsi comme des « collaborateurs du régime Habyarimana » [7]. Doit-on rappeler que c’est le FPR qui a mis fin au génocide des Tutsi ?
La France va se draper dans son rôle de sauveuse des vies humaines avec Turquoise. Une façon de faire taire les critiques à l’international en utilisant le fait que le 21 avril 1994, en plein génocide, les Nations unies avaient retiré les Casques bleus. Sauf que la France a aussi voté pour ce retrait. Afin d’éviter de rendre des comptes, les manœuvres au parlement vont bon train. À la demande de la création d’une commission d’enquête parlementaire par les communistes et les Verts, les dirigeant·es socialistes allumeront un contre-feu en créant une commission d’information n’ayant pas les prérogatives d’investigation. Cette commission évitera autant qu’elle le pouvait de poser les questions embarrassantes. Manœuvres également du parquet pour prévenir, en vain, les procès contre des militaires français de Turquoise pour viol, toujours en cours, grâce à la ténacité d’une socialiste et humanitaire, Annie Faure.
Alors que dans la plupart des pays occidentaux, des génocidaires hutu ont été jugés et condamnés, « en France, le premier procès d’un homme accusé d’avoir participé au génocide n’a eu lieu qu’en… 2014 » [8].Rappelons que la femme de Juvénal Habyarimana, une des ferventes partisanes du « Hutu power », vit en France. Mitterrand disait d’elle lors de son exfiltration par l’opération Turquoise : « elle a le diable au corps, elle veut faire des appels publics à la continuation des massacres. ». Cela n’empêchera pas le ministère de la coopération de lui verser 200 000 francs lors de son installation et surtout qu’elle ne soit nullement inquiétée par la justice. Il faudra les actions du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) pour que des génocidaires soient démasqués et enfin jugés.
Deux questions
Pourquoi la France s’est-elle tant impliquée au Rwanda ? il n’y a pas de réponse unique. On peut évoquer : le dessein d’être présent dans ce pays comme point d’appui à la politique de contrôle de la République démocratique du Congo (RDC), une volonté d’affirmation de la France vis-à-vis de ses partenaires anglo-saxons suite à la chute du mur de Berlin, la méconnaissance de l’histoire du pays. Védrine secrétaire général de l’Elysée comparait le pogrome de 1959 à la révolution française en parlant de « sans-culotte hutu » [9]. Il y a aussi l’exigence de montrer aux autres dictateurs africains du pré-carré que la France ne les abandonnait pas. Et, sur le plan personnel, Mitterrand appréciait Habyarimana pour sa francophilie. Les fils des deux présidents ont noué une amitié, Jean-Christophe Mitterrand était alors le conseiller Afrique de l’Elysée.
Comment la France a-t-elle pu être complice d’un génocide ? La présence de la France en Afrique est considérée comme allant de soi par la classe politique. Certes il y a des vues différentes mais l’idée dominante est que le passé partagé avec l’Afrique – du fait de la colonisation – impliquerait une responsabilité particulière, voire un avenir commun. C’est sur ce socle consensuel que toutes les dérives de la politique française en Afrique ont pu prospérer. D’autant qu’au-delà de ce consensus il n’y a ni information, comme on l’a vu avec l’opération Noroît au Rwanda, ni à fortiori de contre-pouvoir. Tout se décide au sein d’un cénacle de quelques personnes à l’Elysée.
Lorsque Habyarimana va demander de l’aide à la France, les soldats français vont être entraînés dans une dynamique de guerre. De la formation et l’encadrement ils seront rapidement sur le front au coté des FAR. L’idéologie anti FPR se diffuse chez les officiers supérieurs français. Les termes khmers noirs, agents de l’Ouganda ou tutsi seront utilisés pour désigner le FPR. La DGSE et même la Direction du renseignement militaire avertiront l’Élysée des massacres perpétrés contre les Tutsi. Mais dans la tradition des interventions françaises, les violations des droits humains sont monnaie courante pour soutenir les dictatures africaines ou les coups d’État. Sauf que là « la France s’intègre dans le mécanisme génocidaire parce qu’elle soutient le régime qui organise l’élimination de la minorité tutsi » et Vincent Duclert, président de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, ajoute : « ce soutien inconditionnel au pouvoir d’Habyarimana, c’est même, je dirais, le principal accélérateur du processus génocidaire » [10]. Ce constat sans appel est une puissante condamnation de la politique africaine de la France qui, malgré ce drame, demeure inchangée.
Paul Martial