L’Inde est incontestablement à la pointe de l’expansion capitaliste mondiale, même si ce processus a entraîné une augmentation massive des inégalités. Les proportions de cette inégalité rappellent les jours les plus sombres de l’ère coloniale.
La « magie Modi »
À l’instar de ses prédécesseurs d’extrême droite et fascistes, le Premier ministre indien Narendra Modi peut rassembler des foules considérables, en adoration, tant dans son pays qu’à l’étranger. Auparavant, élément clé des coalitions au pouvoir, son parti, le BJP, a remporté des victoires électorales remarquables depuis 2014, sous sa direction très personnalisée. En mettant l’accent à la fois sur le nationalisme hindou et sur le néo-développement, il a également réussi à établir une domination idéologique. L’analyse détaillée des positions nationalistes du BJP dépasse le cadre de cet article. Mais nous pouvons affirmer que le parti a créé un nouveau récit nationaliste largement accepté par une grande partie de l’électorat. En outre, le BJP a également été en mesure de définir et d’affiner le discours sur l’économie et la croissance économique.
La stratégie du BJP s’articule autour de quelques éléments clés. Tout d’abord, l’administration Modi est résolument favorable aux entreprises, surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises appartenant à des Indiens. Il a également habilement lié le prestige de l’Inde à l’étranger à cette libération des entreprises indiennes. Par exemple, après son élection en 2014, Modi s’est audacieusement engagé à propulser la position de l’Inde dans le classement de la Banque mondiale sur la facilité de faire des affaires dans les 50 premiers rangs mondiaux. L’Inde est classée 63e sur 190 économies dans le dernier classement annuel de la Banque.
Deuxièmement, Modi a réussi à s’afficher comme meilleur réformateur anti-corruption. Il a su transformer des initiatives, pourtant essentiellement inefficaces, en succès médiatiques grâce à sa maîtrise de la harangue publique et de la gestion des messages. Troisièmement, l’auto-projection du Premier ministre en tant que créateur de l’État-providence contemporain en Inde trouve un écho auprès des électeurs. Toutefois, ces développements ont suscité des inquiétudes quant à l’avenir de la démocratie dans le pays.
Défauts systémiques
Le système électoral indien présente de nombreuses failles systémiques. Le système électoral uninominal à un tour (ou winner-take-all), établi par la Constitution indienne sur le modèle de Westminster [le Parlement à Londres], a été l’une des principales lacunes. Auparavant, il avait continué à donner au Parti du Congrès d’énormes majorités parlementaires, alors même que sa part du vote populaire commençait à diminuer. Le BJP en a profité et, depuis 2014, Modi et son entourage ont une présence disproportionnée au Parlement par rapport à leur pourcentage de voix.
Deuxièmement, il est devenu de plus en plus évident que l’argent domine les élections indiennes. Les énormes dépenses sont désormais reconnues et déplorées comme un aspect fondamental de l’économie politique du pays. En outre, les contributions politiques sont très peu transparentes. Il est pratiquement impossible de savoir qui a donné de l’argent à un homme politique ou à un parti, ou d’où l’homme politique tire le financement de sa campagne. Les donateurs ne sont guère disposés à rendre publiques leurs contributions politiques, car ils craignent de subir un retour de bâton si le parti qu’ils ont choisi perd le pouvoir. C’est dans ce contexte que l’administration de Narendra Modi a fait une grande annonce sur le financement des campagnes électorales en 2017, présentant cette proposition de réforme comme une tentative d’accroître la transparence des financements politiques.
Selon une analyse récente, entre 2016 et 2022, le BJP a reçu trois fois plus d’argent en dons directs d’entreprises et en obligations électorales (5 300 crore 639,36 millions de dollars) que tous les autres partis nationaux réunis (1 800 crore 217,17 millions de dollars). Les électeurs indiens ont certainement le droit de connaître la source de financement d’un parti qui visent à capter l’électorat. Ces sociétés donatrices d’obligations sont-elles légitimes ou ont-elles été créées uniquement pour transférer de l’argent noir vers des dons politiques ? Les « Public Sector Undertakings » (l’équivalent indien des entreprises publiques) sont-elles forcées de faire des dons ?
Récemment, la Cour suprême a déclaré illégal le système d’obligations électorales du gouvernement indien. Elle a souligné que ce système, en autorisant les dons politiques anonymes, contrevenait au droit à l’information prévu par la Constitution. On ne peut qu’espérer que ce verdict permettra à l’électorat de prendre des décisions plus éclairées et facilitera la mise en place de règles du jeu plus équitables pour les partis politiques à l’approche des élections générales de cette année.
Le verdict a également montré clairement que ce type de droit va au-delà de l’exercice de la liberté de parole et d’expression. Il est essentiel pour faire progresser la démocratie participative en obligeant le gouvernement à rendre des comptes. Il a souligné la forte corrélation entre l’argent et la politique, et la façon dont l’inégalité économique se traduit par des degrés variables de participation politique. Par conséquent, il est raisonnable de supposer que le fait de donner de l’argent à un parti politique entraînerait des accords de contrepartie. La Cour a jugé que l’amendement apporté aux sociétés, qui permettait aux entreprises d’effectuer des paiements politiques illimités, était manifestement arbitraire.
Enfin, la Commission électorale indienne dispose de facto d’une indépendance limitée et peut être contrôlée et manipulée par le pouvoir en place.
Des institutions démocratiques fragilisées
L’Inde est l’un des principaux exemples de récession démocratique mondiale. La polarisation croissante, la persécution des médias, la censure, l’intégrité électorale compromise et la diminution de l’espace de dissidence sont autant de menaces pour la démocratie indienne. L’administration dirigée par le BJP, qui a pris le pouvoir en 2014 et l’a conservé en 2019, a été critiquée pour ses résultats médiocres en matière d’indices démocratiques.
Freedom House maintient le statut « partiellement libre » de l’Inde, mais les commentateurs affirment que le pays est devenu de plus en plus illibéral sur le plan idéologique. Le BJP au pouvoir a encouragé les nationalistes hindous radicaux, ce qui a entraîné une augmentation des attaques contre les minorités religieuses et des discriminations à l’encontre des musulmans et des chrétiens.
L’Inde a été classée comme une « autocratie électorale » par le projet Varieties of Democracy (V-Dem) et comme une « démocratie imparfaite » par l’Economist Intelligence Unit, ce qui souligne le déclin démocratique du pays. Les tendances antidémocratiques du gouvernement indien se sont de plus en plus intensifiées, laissant très peu d’espace à la dissidence et à la protestation. Même le chef de l’opposition, Rahul Gandhi, a été expulsé du parlement à la suite d’une condamnation pour diffamation pour une blague sur le Premier ministre. Le gouvernement a également pris le contrôle de l’une des rares chaînes de télévision encore indépendantes, ce qui a entraîné un recul significatif de l’Inde dans le classement mondial de la liberté de la presse 2023. L’Inde occupe la 161e place sur 180 pays.
Les prochaines élections générales indiennes se dérouleront dans un contexte où le choix libre et informé de l’électorat est de plus en plus compromis par des facteurs à la fois structurels et techniques. À l’heure actuelle, l’opinion commune est que le BJP a toutes les chances de s’en sortir, même si l’opposition tente de créer un semblant de front uni contre lui. Cependant, l’opposition est tout autant ancrée dans les mêmes doctrines économiques néolibérales, et il n’y a pas grand-chose à choisir entre les deux camps belligérants en ce qui concerne les politiques qu’elles promeuvent en ce domaine.
Mouvements populaires
La seule force capable d’apporter un changement progressif et transformateur dans le corps politique indien est la mobilisation populaire d’en bas. Il y a quelques années, le mouvement des agriculteurs indiens a démontré que des mouvements populaires forts pouvaient avoir le potentiel d’affronter le rouleau compresseur de l’Hindutva (l’extrémisme hindou), bien plus que des alliances électorales improvisées.
Les mouvements sociaux n’ont toutefois que très peu d’effet sur la politique électorale. Malgré les protestations des agriculteurs en 2020-2021, le BJP a largement remporté les élections législatives de 2022 en Uttar Pradesh, en particulier dans la région agricole de l’ouest de l’Uttar Pradesh, qui abrite une importante population de Jat qui a largement soutenu le mouvement. Il ne fait aucun doute que le mouvement a motivé des millions de personnes dans le monde entier à lutter pour l’équité, la démocratie et la solidarité, mais il lui reste encore beaucoup à faire pour créer une hégémonie politique au-delà des protestations militantes. De nombreux autres groupes sociaux se sont mobilisés de manière significative ; le défi consiste à déterminer comment les rassembler pour élaborer un programme de transformation.
Comment expliquer l’incapacité des mouvements sociaux à créer une hégémonie politique malgré les nombreuses luttes menées à travers le pays ? L’absence de la gauche et des forces progressistes a créé un vide idéologique qui conduit de nombreux mouvements dans une impasse, même après avoir obtenu des gains au terme de luttes laborieuses. Au lieu de forger des solidarités et de favoriser des alternatives, le ressentiment et la rage populaires alimentent l’ascension de la droite en Inde en l’absence d’un programme anticapitaliste idéologiquement motivé. C’est dans ce contexte que la renaissance d’une nouvelle gauche radicale est plus que jamais nécessaire.
Sushovan Dhar
Post-scriptum
Une éventuelle défaite du BJP peut certainement offrir un répit vital pour la construction d’un programme alternatif. Cependant, ce n’est qu’un moyen et non une fin en soi.