
Une projection de No Other Land dans le village de Tuwani à Masafer Yatta, le 14 mars.
AVANT LE 7 OCTOBRE, ceux d’entre nous qui font partie de la communauté de résistance civile palestino-israélienne en Cisjordanie occupée se croisaient souvent : parfois lors de manifestations ou d’actions de désobéissance civile, parfois lors de grands rassemblements associatifs, parfois simplement pour passer un après-midi ensemble. Mais au cours des six derniers mois, nombre de ces rencontres ont cessé en raison de la violence croissante de l’État et des colons, limitant nos relations à des visites moins fréquentes et à de petits déplacements pour assurer la protection de personnes. Ce fut donc un choc pour moi de me retrouver, un soir de printemps, dans la cour d’école du village de Tuwani, dans la région de Masafer Yatta, au sud de la Cisjordanie, entouré de ce qui semblait représenter l’ensemble de la communauté de celles et ceux qui luttent ensemble contre le dépeuplement forcé de la région, soit quelques centaines de personnes. Durant des années, les personnes réunies dans cette cour ont ensemble bloqué des routes, subi gaz lacrymogènes et coups, affronté matraques et grenades assourdissantes, accompagné des bergers, dormi sous des tentes à l’approche de démolitions programmées, déblayé les décombres des maisons détruites, remis en état des routes, des écoles et des jardins, et attendu devant les postes de police pour déposer des plaintes ou récupérer des camarades arrêtés. Nous avons récolté des olives, mangé les repas de rupture du jeûne par de chaudes nuits d’été, partagé plus de tasses de thé sucré que je ne pourrais jamais en compter, assisté à des enterrements et à des mariages, passé de longues journées assis sous les arbres en été et blottis autour de fours en hiver, et participé à tellement de réunions pour planifier des actions de protestation et des campagnes. En chemin, nous avons contribué à attirer l’attention de la communauté internationale sur le déplacement continu des Palestiniens à Masafer Yatta et nous avons créé une communauté exceptionnelle de co-résistance dirigée par des Palestiniens.
Mais nos efforts n’ont pas été suffisants pour ralentir le mouvement incessant de déplacement des Palestiniens, un constat qui se situe au cœur de de la projection du documentaire qui nous a rassemblés ce soir-là.
Nous étions réunis pour regarder No Other Land, un film réalisé par quatre de nos co-résistants : Basel Adra et Hamdan Ballal, résidents de Masafer Yatta, et les Israéliens Yuval Abraham et Rachel Szor. Le film, qui relate la lutte de la communauté locale contre l’expulsion forcée, ainsi que l’amitié grandissante entre Adra et Abraham, est souvent nostalgique et banal, s’attardant sur les pentes des collines de Masafer Yatta, les jeunes sœurs d’Adra s’endormant pendant que lui et Abraham discutent, ou encore son jeune neveu jouant avec les moutons dans le village. Mais, à l’image de ce qu’est la vie des Palestiniens en Cisjordanie, les moments ordinaires du film sont toujours accompagnés de moments pénibles : des femmes qui supplient les soldats d’arrêter alors que les bulldozers rasent leurs maisons, des manifestations réprimées avec une extrême violence, les exécutions d’amis proches. Tout au long du film, on voit le mouvement de résistance civile tenter d’arrêter, ou au moins de rendre compte, de ces événements, mais il est souvent bloqué par la brutalité même des agressions. Le documentaire s’ouvre sur la constatation de cette situation impossible, comme nous l’explique Adra : « J’ai commencé à filmer quand la fin a commencé pour nous ». J’ai frémi en entendant cette phrase, effondrée à l’idée que la vie des Palestiniens à Masafer Yatta, et la communauté que nous avons bâtie autour de sa protection, pourrait être en train de « se terminer ». En effet, moins d’un mois après la projection, le gouvernement israélien a entamé certaines des plus grandes acquisitions de terres palestiniennes de son histoire, tandis que des colons brûlent des maisons en plein jour et qu’un ministre d’extrême droite forme une escouade de police spéciale pour cibler les militants de la solidarité. No Other Land étudie cette marche vers la « fin », brossant un tableau à la fois détaillé et complexe, reflétant nos interrogations les plus profondes sur notre mouvement commun et nous aidant à réfléchir à ce qui pourrait nous arriver à l’avenir.
DEPUIS SA SORTIE EN FEVRIER, No Other Land n’a été présenté que dans les circuits des festivals de cinéma européens, où il a suscité la controverse en remportant le prix du meilleur documentaire à la Berlinale, en Allemagne.
La projection spéciale dans le village natal d’Adra, Tuwani, a été la première occasion de partager le film avec les populations locales et l’ensemble de la communauté solidaire qu’il présente. La soirée a été ponctuée par des cris d’excitation d’enfants lorsque des personnes et des lieux qu’ils reconnaissaient apparaissaient à l’écran ; leurs réactions soulignaient la sensation de bizarrerie partagée à la vue de notre propre histoire récente, qui a pourtant semble lointaine depuis le7 octobre.
C’est une période délicate pour une œuvre qui traite de la co-résistance de Palestiniens et d’Israéliens. Le choix de résister ensemble peut être perçu comme en opposition frontale au principes de l’anti-normalisation, selon lesquels les relations avec Israël et les Israéliens ne doivent pas être conduites « normalement », comme s’il n’y avait pas d’occupation ou d’inégalité. Les tenants du principe d’anti-normalisation soutiennent, par exemple, que les programmes de « coexistence » normalisent l’occupation, en réunissant Israéliens et Palestiniens sous le faux prétexte qu’ils seraient sur un pied d’égalité. Notre action s’est inscrite dans cette logique en proposant un cadre de « corésistance » qui, contrairement à la « coexistence », repose sur un engagement commun dans la lutte pour la libération de la Palestine et sur la reconnaissance des disparités en matière de puissance d’agir. Mais en dépit de notre tentative de mettre en œuvre ce nouveau paradigme, ces inégalités de pouvoir entre les Israéliens et les Palestiniens ont continué à marquer notre action et la manière dont elle est comprise.
No Other Land - qui est lui-même le fruit d’une collaboration entre Palestiniens et Israéliens - aborde ces questions avec une précision utile, en les inscrivant dans le cadre de la lutte particulière qu’il dépeint. En procédant ainsi, le film éclaire le fait tout simple que les discours sur la normalisation sont différents selon le point de vue où l’on se trouve. À Masafer Yatta, la gravité de la menace de dépeuplement et l’absence d’alternatives viables signifient que les débats sur la normalisation se concrétisent souvent dans le cadre d’une action commune plutôt que de se demander s’il faut ou non s’engager dans ce travail. À un moment donné, par exemple, Ballal se tourne vers Abraham et lui dit : « Ton frère pourrait détruire notre maison », faisant référence à la probabilité qu’Abraham, même s’il est un « bon gars », ait presque certainement de la famille qui a servi ou sert dans l’armée israélienne, et s’interrogeant sur ce que cette proximité et cette complicité signifient pour la possibilité de travailler ensemble. Ils commencent alors à débattre tous les deux de la portée politique de cette affirmation, tout en transportant un four à tabun jusqu’au centre du village pour contribuer à la préparation du dîner. En mettant en scène cette discussion - qui se déroule dans le cadre de la préparation d’un repas en commun dans un espace auquel les deux participants sont attachés, mais qu’un seul d’entre eux peut quitter à tout moment- No Other Land souligne que la véritable co-résistance repose sur le travail quotidien, parfois difficile, mais souvent mutuellement enrichissant, de construction de relations, où la confiance naît du fait de se faire arrêter ensemble et, une fois libérés, de rester la nuit à veiller pour faire en sorte que les raids nocturnes de représailles ne soient pas supportés par des personnes isolées.
Les auteurs du documentaire sont sensibles au fait que les relations de confiance et d’attention, même lorsqu’elles sont établies, sont toujours marquées par des rapports de pouvoir inégalitaires. Par exemple, lors de plusieurs scènes, Adra demande à Abraham pourquoi il quitte Masafer Yatta pour la soirée, ou lui demande de ne pas partir. Cette invitation est plurielle, à la fois politique et personnelle. Elle émane de la culture palestinienne de l’hospitalité, du fait que la présence des Israéliens offre une certaine sécurité pendant la nuit et du fait qu’en tant que Palestinienne de Cisjordanie, Adra ne peut pas rendre visite à Abraham, ce qui signifie que c’est la seule décision d’Abraham quant au moment auquel il viendra à Tuwani qui déterminera le temps que les deux amis passeront ensemble. En regardant ces échanges, j’ai été prise par une vive émotion ; vivant à Jérusalem, ce sont des scènes que j’ai vécues si souvent que la question « Pourquoi pars-tu ? » apparaît parfois dans mes rêves comme un spectre obsédant, en particulier les jours où j’ai envisagé discrètement de quitter ce pays. J’essaie de venir à Masafer Yatta aussi souvent que possible, mais il n’y a pas de fréquence de visite suffisante pour éviter la question, qui elle-même montre les limites d’une collectivité où certaines personnes ont le choix de partir et d’autres non.

Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Basel Adra, et Rachel Szor. Photo par Oren Ziv
Le fait de pouvoir partir signifie également que les activistes extérieurs ont souvent un rapport au mouvement pour la sauvegarde de Masafer Yatta différent de celui des résidents qui luttent, génération après génération, pour conserver leur terre. Si la lutte pour empêcher l’exode est un objectif commun, pour le premier groupe, elle peut sembler limitée, voire très difficile à mener ; pour le second, elle apparaît souvent comme continuelle et sans fin. « J’ai l’impression que vous êtes enthousiastes. Vous voulez tout résoudre rapidement et rentrer chez vous en dix jours. Tu veux que tout aille si vite », accuse Adra à un moment du film. « Qu’y a-t-il de mal à cela ? répond Abraham. »Rien« , répond Adra, »mais tu n’y arriveras pas. Il te faut de la patience". À un autre moment, Adra reproche à Abraham de trop espérer des messages sur les réseaux à propos de cette campagne, quand ce dernier se plaint qu’un message particulier n’a pas recueilli suffisamment de vues.
Si certaines de ces différences d’orientation persistent après plusieurs années de lutte commune, d’autres sont comblées par l’expérience. Pour ma part, après avoir essayé de faire connaître l’histoire de la destruction de Masafer Yatta pendant des années - en éditant des dizaines d’articles rédigés par des résidents palestiniens, en participant à d’innombrables réunions sur la mise en place de stratégies de gestion des réseaux sociaux, en participant à des podcasts et à des webinaires avec des partenaires de la région - je comprends maintenant très bien la remarque d’Adra au sujet de la patience. Le travail de collecte d’informations est certainement urgent : Sans cela, le monde entier ne serait pas au courant de la violence quotidienne à Masafer Yatta, et la possibilité d’exercer des pressions politiques aujourd’hui et d’obtenir des compensations à l’avenir serait diminuée, voire totalement perdue. Cependant, la diffusion de l’information est souvent une bataille perdue d’avance lorsqu’il s’agit d’empêcher les Palestiniens de subir des préjudices dans l’immédiat. Chaque jour apporte son lot d’horreurs : maisons démolies, routes détruites, voitures confisquées, militants détenus, bergers menacés, animaux tués, conduites d’eau coupées. Mais il s’agit toujours des mêmes formes de violence, ce qui signifie qu’aucun incident isolé n’est suffisamment important pour attirer l’attention ou devenir un « sujet d’actualité », même si l’effet cumulatif est écrasant - une lente superposition d’horreur sur horreur.
Un exemple frappant des limites de notre travail est l’histoire de Haroun Abou Aram, un jeune homme de Masafer Yatta qui a été paralysé après qu’un soldat israélien lui a tiré dans le cou en 2021, alors qu’il était âgé de 24 ans.
Malgré sa grave blessure, Abu Aram a continué à vivre dans une grotte parce qu’Israël n’a pas accordé de permis de construire pour de nouvelles maisons dans son village, en plus d’avoir refusé le raccordement à l’eau courante et à l’électricité. Nous avons essayé de lutter contre la brutalité à laquelle Abou Aram a été confronté. Je me souviens d’une manifestation à Masafer Yatta, l’été qui a suivi l’agression, au cours de laquelle nous nous sommes heurtés à des soldats israéliens sur le flanc d’une colline, et alors qu’ils nous tiraient des gaz lacrymogènes, je pouvais voir Abou Aram assis dans son fauteuil roulant à l’extérieur de la grotte, en train de nous observer. Des amis l’ont pressé de retourner à l’intérieur, mais il n’a pas voulu, parce qu’il tenait, par son refus, à continuer à faire partie de la résistance. Mais la manifestation, bien qu’elle nous ait rassemblés et ait donné vie à notre petit mouvement, n’a rien changé aux conditions matérielles dans lesquelles se trouve Abou Aram. Pas plus que les innombrables visites et interviews de journalistes. Il a finalement succombé à ses blessures en 2023, et bien que l’agression au fusil, et plus tard sa mort, aient été mentionnées dans quelques articles isolés, il est difficile de trouver un quelconque réconfort dans ce que les visites des journalistes ont pu faire pour lui ou pour le combat qu’il menait pour retrouver sa maison. En regardant son histoire dans le film, y compris les interviews de sa mère qui se lamente sur les journalistes qui sont venus et repartis, j’ai été envahie par la colère face à un système aussi cruel, par la déception face à la déficience structurelle de notre travail et par le chagrin de s En descendant le chemin du village pour rejoindre notre voiture après la projection du film, je me suis souvenue qu’il s’agissait du même chemin que nous avions emprunté pour quitter Tuwani afin de protester contre les expulsions forcées dans cette zone que les Israéliens désignaient sous le nom de « zone de tir 918 ».
À l’époque, nous étions déjà en difficulté et personne - y compris nous-mêmes - ne pensait que nous allions gagner. Mais aujourd’hui, je suis nostalgique de ces manifestations d’il n’y a pas si longtemps : de cette période du documentaire, où nous étions occupés, concentrés et remplis du sentiment revigorant que nous étions en train de construire quelque chose. C’est un sentiment qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui, pris sous l’effet de l’écrasante dévastation du monde de l’après-7 octobre : où les villageois se déplacent aussi peu que possible d’un village à l’autre par crainte des violences, où les raids nocturnes, les arrestations et les tortures sont quotidiens, et où nous n’avons même pas évoqué la possibilité d’organiser des manifestations à Masafer Yatta parce que le risque pour la vie des gens serait tout simplement trop élevé. Dans ce monde-là, le chemin que je suis en train de suivre n’est plus celui des manifestations, mais celui où Zakariyah Adra, la cousine de Basel, a été tuée d’une balle dans l’abdomen, à bout portant, par un colon peu après le7 octobre. Le moment de la fusillade se trouve à la fin du film, dans un épilogue postérieurau7 octobre ; malgré les preuves vidéo évidentes de cette agression, le colon qui a tiré sur Zakariyah n’a fait l’objet d’aucune inculpation.
Cela ne veut pas dire que la lutte commune est finie. Il y a des militants - Palestiniens, Israéliens, internationaux - qui font encore un travail essentiel à Masafer Yatta, qui risquent encore leur vie dans un environnement de plus en plus violent pour aider les communautés qui y vivent, qui dorment encore la nuit dans les villages face aux menaces, qui essaient encore d’accompagner les bergers et les écoliers confrontés au harcèlement, qui placent leur corps entre eux et les soldats et les colons. Le travail que notre mouvement a continué à faire en ce moment témoigne de la force de ces relations de co-résistance qui ont été construites à Masafer Yatta au cours des décennies. Et tant que la volonté des Palestiniens de rester sur leurs terres est partagée par au moins les quelques centaines de personnes qui remplissent une cour d’école à Tuwani, la question de la « fin » de la co-résistance n’est pas une question à laquelle je dois répondre ou que je n’ai même pas le pouvoir de trancher. Nos amis restent à Masafer Yatta, et nous continuerons à venir.
Mais alors que nous nous séparions ce soir-là à Tuwani, j’ai réfléchi à la provocation d’Adra au début du film - le fait qu’il ait qualifié cette période de fin - et je me suis demandé si une nouvelle ère ne s’ouvrait pas devant nous. Même avantle7 octobre, nous étions un groupe débraillé de quelques douzaines d’activistes qui protestaient alors que les colons nous encerclaient, armes au poing. Maintenant que les colons portent des uniformes militaires et détiennent des armes que le gouvernement leur a distribuées à volonté, la différence entre la petite taille de nos manifestations et la grande ampleur de la répression nous semble encore plus insoutenable. À ce moment-là, le message d’Adra nous invitant à la être patients prend tout son sens. Dans tout scénario dans lequel nous ne perdons pas définitivement, notre chemin sera très long, caractérisé par des moments de progrès et de recul. Peut-être que l’ancien statu quo éreintant reviendra, et que nous reviendrons à l’époque de la programmation coordonnée de nos campagnes, des manifestations hebdomadaires dans la zone de tir ; ou peut-être que ce nouveau degré d’horreur deviendra la norme ; ou peut-être que, d’une manière ou d’une autre, nous tracerons un chemin qui nous permettra de sortir de la catastrophe actuelle. Pour l’instant, le sentiment de travailler ensemble à quelque chose me manque tout simplement et je crains le vide de la dissolution et de l’inaction.
Maya Rosen, Jewish Currents