Alors que les Indiens s’apprêtent à renouveler leur Parlement, l’économie du pays est la dernière marotte des marchés et des économistes. À l’heure où la Chine peine à maintenir sa croissance au rythme de 5 % par an et est engluée dans les conséquences de sa crise immobilière, l’Inde apparaît comme le nouvel horizon du capitalisme mondial. Au point que certains se prennent à rêver d’y voir une « nouvelle Chine ».
Le premier ministre sortant, Narendra Modi, n’est pas le dernier à manier ce type d’espoirs. En août 2022, lors de la cérémonie célébrant les 75 ans de l’indépendance, il avait déclaré clairement dans la partie économique de son discours : « Nous devons dominer le monde. » Le leader nationaliste hindou ne cache pas sa fascination pour le succès économique du voisin et rival chinois et, depuis 2014, il s’est lancé dans une politique de soutien à la production, le fameux programme « Made in India ».
Narendra Modi lors du « Startup Mahakumbh », un rassemblement économique visant à positionner l’Inde comme « un pôle mondial d’innovation », à New Delhi, le 20 mars 2024. © Photo Hindustan Times via Sipa
Mais c’est vraiment depuis l’an passé que l’idée d’un « miracle indien » comparable au succès chinois fait son chemin dans l’esprit des investisseurs internationaux. L’an dernier, l’Inde est devenue le pays le plus peuplé du monde avec 1,426 milliard d’habitants, soit trois millions de plus que la Chine.
Vers un « miracle indien » ?
Beaucoup y ont vu l’annonce de ce dépassement économique à venir, alors même que la croissance indienne atteint désormais les 7 % annuels. Sur l’année fiscale 2023-2024 (la comptabilité du pays va de mars à mars), le gouvernement de New Delhi a prévu une hausse de 7,3 % de son PIB, après 7,2 % sur l’exercice précédent.
Sur les marchés financiers, le dépassement a déjà eu lieu. Alors que l’indice de la Bourse de Mumbai, le Nifty 50, a gagné 20 % l’an passé, la capitalisation des marchés indiens (la valeur de toutes les actions cotées) a surpassé celle de Hong Kong et est maintenant la quatrième avec 4 600 milliards de dollars.
Logiquement, certains commencent à faire chauffer leurs tableurs Excel. La banque britannique Barclays a ainsi estimé dans une étude que l’Inde pourrait devenir le premier contributeur de la croissance mondiale, devant la Chine, avant la fin de la prochaine législature, soit en 2029. Bloomberg, de son côté, fixe à 2028 ce moment en parité de pouvoir d’achat.
Les sept premiers PIB nominaux du monde en 2022 et leur évolution depuis 1990. © Infographie Banque mondiale
Tout cela fait de l’Inde la destination à la mode à Wall Street, au moment même où les investisseurs étrangers fuient la Chine (les investissements directs étrangers y ont reculé de 20 % sur les deux premiers mois de l’année). Ce récit est particulièrement apprécié tant il s’inscrit dans la guerre économique que mène Washington envers Pékin. Avec la croissance indienne, la martingale semble être trouvée : on pourrait se passer de la Chine.
Quelques faits sont venus, au reste, alimenter ce discours. Le principal a été le choix qu’ont fait quelques grands groupes occidentaux de faire construire leurs smartphones en Inde. Apple y a basculé une partie de sa production d’iPhone avec des sous-traitants de Taïwan et envisage de produire le quart de ses appareils depuis le sous-continent. Google et Samsung ont fait des annonces similaires.
C’est donc une des productions mythiques de la Chine, celle des smartphones, qui semble migrer vers l’Inde au moment même où le gouvernement de Narendra Modi a décidé d’accélérer ses aides au secteur privé.
Le programme « Made in India » lancé lors de son arrivée au pouvoir en 2014 avait eu un succès mitigé. Désormais, ce sont pas moins de 2 700 milliards de roupies indiennes, soit près de 30 milliards d’euros, qui sont mis à disposition de ceux qui veulent construire des usines en Inde, soit par des crédits d’impôt, soit par des subventions, soit par des prêts pour acheter les terrains.
Part de l’industrie manufacturière dans le PIB, par pays. © Infographie Our World in Data / Banque mondiale / OCDE
Enfin, le gouvernement s’est lancé dans un vaste programme d’infrastructures pour améliorer ce qui est un des points faibles de l’économie indienne. 122 milliards de dollars ont été dépensés depuis 2020 dans ce domaine et 131 milliards devraient encore être mis sur la table d’ici à 2030. De telles dépenses créent non seulement de la croissance, mais permettent de faciliter les échanges entre les régions et d’ouvrir des marchés pour les producteurs locaux.
On est certes encore loin de la Chine et de son vaste réseau de trains à grande vitesse, mais l’Inde a construit des milliers de kilomètres d’autoroutes, a mis en service en 2019 des trains modernes plus rapides de fabrication indienne, les Vande Bharat, et devrait disposer en 2027 de sa première ligne à grande vitesse entre Mumbai et Ahmedabad. Tout cela favorise l’idée d’une Inde en train de rattraper son retard. Mais le pays est-il réellement à la veille d’un destin à la chinoise ?
Narendra Modi lors du « Startup Mahakumbh », un rassemblement économique visant à positionner l’Inde comme « un pôle mondial d’innovation ». New Delhi, le 20 mars 2024. © Photo Hindustan Times via Sipa
Les limites de la croissance indienne
Avant d’examiner ce scénario, il est utile de regarder où en est réellement l’Inde, derrière les effets d’annonce et l’enthousiasme de Wall Street. Le pays connaît depuis trois décennies une croissance de son PIB assez soutenue, autour de 6 % par an en moyenne. Elle est donc déjà une puissance économique importante. En termes nominaux, elle a dépassé le Royaume-Uni en 2022 pour devenir la cinquième économie du monde avec 3 416 milliards de dollars de PIB. En parité de pouvoir d’achat, plus réaliste, elle est déjà largement la troisième du monde, derrière la Chine et les États-Unis.
Mais le développement du pays reste très éloigné de celui de la Chine. Le PIB indien ne représente qu’un cinquième de celui de la République populaire, alors qu’en 1990, le retard n’était que de 23 %. En PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat et en dollars constants de 2017, l’Inde affiche le niveau d’un pays encore pauvre : 7 112 dollars en 2022 selon la Banque mondiale contre 18 188 dollars pour la Chine, alors que les niveaux étaient proches en 1990. Le PIB par habitant indien selon ce calcul est comparable à celui du Laos ou du Bangladesh et il est inférieur à celui des Philippines, du Vietnam, de l’Indonésie et du Sri Lanka.
PIB par habitant en dollars de 2017 et en parité de pouvoir d’achat en Chine et en Inde. © Infographie Banque mondiale
Si la pauvreté a beaucoup diminué, elle reste très présente. Selon la Banque mondiale, 12,9 % de la population indienne dispose encore de moins de 2,15 dollars par jour (en valeur de 2017), c’est certes beaucoup moins que les 63,5 % de 1977, mais la Chine a entièrement éradiqué ce type de pauvreté qui, dans les années 1980, était supérieure à celle de l’Inde. Ce niveau de pauvreté est supérieur à celui de pays comme le Bénin (12,7 %), le Sénégal (9,9 %) ou la Côte d’Ivoire (9,7 %).
La croissance indienne, depuis les années 2000, est une croissance centrée sur les services et en particulier les services technologiques. Son problème est que c’est un modèle qui n’implique qu’une partie de la société, plus éduquée. Elle se traduit aussi dans des déséquilibres de développement important, notamment entre l’immense Uttar Pradesh, État peuplé de plus de 240 millions d’habitants, mais qui est resté pauvre et enclavé, et le sud du pays, autour notamment du centre technologique de Bangalore dans le Karnataka.
Taux d’alphabétisation dans le monde. © Infographie Our World in Data / Banque mondiale
L’Inde est donc le pays des contrastes, qui fournit des ingénieurs et des spécialistes des technologies de valeur internationale et connaît, en parallèle, des niveaux d’éducation encore faibles. Le taux d’alphabétisation en Inde en 2022 est de 76,32 %, alors qu’il est de 97,1 % en Chine. Un taux qui tombe à 69,1 % pour les femmes, qui sont encore tenues éloignées du marché du travail dans de nombreux cas.
D’une certaine façon, le cas indien est l’exemple même des limites de la théorie de la « croissance endogène » très à la mode dans les années 1990. Le développement par la technologie et la « connaissance » ne permet pas de réaliser ce que certains analystes prédisaient dans les années 2000, la capacité de l’Inde de « sauter le stade industriel » et le passage direct de la société rurale à la « société de la connaissance ».
Il faut reconnaître à Narendra Modi d’avoir pris acte de cette illusion et d’avoir voulu revenir sur un modèle de développement industriel classique. La raison en est simple : cette industrie permet de fournir du travail et des revenus à une masse de la population inemployable dans le secteur des services.
Mais pour l’instant et malgré dix ans de programme de soutien et les quelques annonces tonitruantes que l’on a évoquées, l’industrie indienne reste marginale. Sa part dans le PIB n’est que de 13 % en 2022 selon la Banque mondiale, contre 28 % pour la Chine, mais aussi 25 % pour le Vietnam, 23 % pour la Malaisie ou 18 % pour l’Indonésie.
Dans la production manufacturière globale, où la Chine pèse près de 31 %, l’Inde ne représente que 3 % de l’ensemble. Il y a certes quelques succès notoires, comme dans l’industrie pharmaceutique, mais ce n’est pas suffisant pour faire de l’Inde une grande puissance industrielle. Elle ne l’est clairement pas encore et part de très loin. Le récit du dépassement de l’Inde par la Chine fait donc l’économie des dix années d’échec de la politique industrielle de Narendra Modi. D’ailleurs, ce discours sur le décollage indien n’est pas nouveau. Un journaliste du Washington Post reconnaissait d’ailleurs avoir, en 2006, annoncé le dépassement de la Chine par l’Inde après sa participation à un Forum de Davos.
Une autre voie de développement
Bien sûr, les échecs du passé ne disent rien de l’avenir. Et l’Inde pourrait être en phase d’accélération de son industrialisation. Mais cette idée d’une Inde venant copier la Chine pour la détrôner est, en réalité, à la fois étrange et peu convaincante. Pour deux raisons principales : la situation internationale est très différente de celle du début des années 1990, lors du décollage chinois, et les conditions internes de ce décollage ne semblent pas réunies pour faire de l’Inde un double de la Chine.
Le décollage chinois s’est construit autour d’un double mouvement : une ouverture graduelle mais massive aux investissements et au commerce international et une maîtrise globale par l’État des conditions macroéconomiques. Le surplus de main-d’œuvre a ainsi été « dirigé » des zones rurales où la productivité augmentait vers les zones urbaines, où il était mis à disposition de l’industrie centrée sur l’exportation.
L’élément intéressant ici était que la Chine disposait déjà d’une structure industrielle d’État, qu’elle a transformée pour la mettre au service de la demande étrangère. Elle a sacrifié les grands groupes d’État industriels, mais a profité d’un savoir-faire industriel existant. Sur cette base, le coût du travail chinois a permis de gagner des parts de marché. Mais il est important de noter qu’un faible coût du travail ne suffit pas, il faut que les conditions de production et la productivité de la main-d’œuvre soient aussi suffisantes.
En cela, l’argument démographique présenté par les tenants du récit du « dépassement indien » est donc limité. L’idée, développée notamment par Bloomberg, est simple. Entre 2020 et 2040, la Chine vieillissante va perdre 48,6 millions d’ouvriers, tandis que l’Inde en aura 38,7 millions de plus. D’où l’idée que la production devra suivre. Mais les choses ne sont pas aussi simples.
Évolution des populations rurales et urbaines en Chine et en Inde. © Infographie Our World In Data / Banque mondiale / Nations unies
Il faudra que la masse de jeunes Indiens aient accès à une éducation suffisante et puissent être suffisamment mobiles pour rejoindre les usines. Le défi est de construire une force de travail productive dans un environnement favorable. L’enjeu des infrastructures est donc central et il est loin d’être entièrement relevé, mais l’Inde est un pays encore rural. C’est la révolution rurale ayant suivi la fin du maoïsme en Chine qui a permis de libérer les bras nécessaires au développement de l’industrie dans les années 1980. Or, les réformes de Narendra Modi sur le secteur agricole ont rencontré de fortes résistances et ont échoué en 2020-2021.
Narendra Modi assiste, le 4 février 2024, au lancement du premier réacteur surgénérateur rapide indien à la centrale nucléaire de Kalpakkam. © Photo Hindustan Times via Sipa
Survient alors une autre différence. Lors de son ouverture au monde, la Chine a réussi à maintenir l’équilibre entre le contrôle étatique et l’attraction des investisseurs étrangers pour, finalement, pouvoir se passer de ces investisseurs. La dictature chinoise avait une vision globale de la société dans laquelle l’emprise du parti communiste était garantie par le développement d’une production centrée sur l’exportation. L’outil productif, y compris étatique, a donc été réorienté vers cet objectif.
La nature de l’État indien est entièrement autre et cette divergence reflète aussi des structures sociales très différentes. Le mode de fonctionnement étatique indien, renforcé encore sous l’ère Modi, est un capitalisme de connivence. L’État protège, soutient et appuie de grands groupes économiques proches du pouvoir politique, comme la famille Adani. Dans ce cadre, les grands mouvements globaux de la production comme dans la Chine des années 1990 sont impossibles.
Un rapport à l’extérieur différent
L’Inde de Modi priorise des intérêts économiques et électoraux particuliers et les investisseurs internationaux sont donc implicitement priés de s’insérer dans ce réseau d’intérêts et de ne pas le perturber. C’est ce qui explique que l’Inde maintient des régimes protectionnistes importants (son taux de douane moyen est de 18 %), que la Chine avait nettement réduits, les remplaçant par un soutien général à la production locale via un yuan faible.
Un événement récent est venu le rappeler. En août 2023, le gouvernement indien a interdit l’importation d’ordinateurs portables pour favoriser la production nationale. Il lui a fallu finalement faire marche arrière sous la pression des multinationales que le pays tente d’attirer. Mais cette anecdote montre que l’ouverture indienne reste soumise à des conflits d’intérêts particuliers.
Une autre différence notable avec la Chine des années 1990, qui découle de ce qu’on vient d’évoquer, est la situation des comptes extérieurs. L’Inde est un pays qui est en déficit courant chronique, en raison d’un déficit commercial que les entrées de capitaux ne compensent pas.
C’est le produit d’un outil productif peu développé qui nécessite d’avoir recours aux importations non seulement pour faire fonctionner l’existant, mais aussi pour satisfaire une demande des ménages qui est en hausse car, malgré les limites évoquées, le niveau de vie indien a été multiplié par sept en 35 ans.
Infographie Our World in Data / FMI
La Chine a connu un excédent courant permanent depuis 1990 (sauf en 1993). C’est là encore le produit de la situation politique : la priorité n’était pas le développement de la demande intérieure, mais la constitution d’une richesse issue des exportations. Ce modèle est très difficile à mettre en place en Inde où le pouvoir du BJP (le parti nationaliste hindou de Narendra Modi) doit s’assurer une base de soutien électorale et économique.
C’est là que se referme le piège. Les incohérences, derrière la propagande, de la politique indienne, et aussi l’absence de positionnement industriel clair – on y reviendra –, réduisent l’attrait du pays. Les investissements directs étrangers sont ainsi restés stables rapportés au PIB depuis dix ans et étaient à 1,47 % du PIB en 2022. Mais sur les neuf premiers mois de l’année 2023-2024, ils ont chuté de 26 % sur un an. Ainsi, en dépit du récit triomphant de Narendra Modi et de Wall Street, le pays ne profite pas de la baisse de l’investissement en Chine. Sa part dans les investissements directs étrangers mondiaux a reculé en 2023 de 3,5 % à 2,2 %.
Cela ne va pas arranger la balance courante qui reste en déficit d’environ 1 % du PIB. Or, sans excédent courant, l’Inde aura bien du mal à capitaliser sur son développement. Si le pays est exportateur net de devises, ce sont autant de moyens qui réduisent les capacités d’investissement dans les infrastructures, le système de santé, l’éducation, et qui, en conséquence, vont freiner la croissance potentielle. Le modèle indien ici est plus la Turquie, dont la solution a été l’inflation, que la Chine, qui a financé son développement par ses réserves accumulées.
C’est pourquoi faire des projections sur l’avenir pour l’Inde est difficile. La croissance est une évidence, mais le niveau promis par Bloomberg ou Barclays de près de 10 % par an en 2030 est très incertain. Le FMI reste, lui, sur un rythme moyen de 6 % qui laissera l’Inde loin de la Chine.
L’omniprésence de la Chine
Vient alors un dernier point, sans doute le plus important : le monde a beaucoup changé depuis trente ans et les conditions du décollage chinois ne sont plus présentes aujourd’hui. À l’époque, la crise de profitabilité des économies occidentales amenait leurs entreprises à rechercher une zone de production bon marché tout en étant suffisamment productives. La Chine était la destination idéale et, pour ainsi dire, une des seules possibles.
Mais cette situation et ce mode de développement chinois apparaissent comme exceptionnels et uniques. Il est difficile d’en faire un modèle général de développement. D’ailleurs, aujourd’hui, la situation est très différente. Pour une raison principale : la Chine a déjà émergé et elle est incontournable. Ainsi, la stratégie de diversification des zones de production promue par les États-Unis s’appelle « China Plus One » (« Chine plus un »), montrant le caractère incontournable du pays de Xi Jinping. D’ailleurs, ce sont aussi des entreprises chinoises qui mènent les délocalisations des industries les plus sensibles au coût du travail de la Chine vers le Vietnam, le Cambodge ou le Laos.
Cela laisse penser qu’il n’y a pas réellement de place pour une nouvelle « puissance industrielle globale » comme le rêve Modi. Derrière les fanfares des usines d’iPhone, il y a une réalité : la dépendance de ces centres de production aux fournitures chinoises que l’industrie indienne est aujourd’hui incapable de fournir. Et c’est bien là le problème : puisque l’Inde ne peut jouer le même rôle que la Chine voici trente-cinq ans, il lui faut définir sa place dans la chaîne de production mondiale. Et la stratégie indienne qui est une stratégie de puissance peine à définir cette place.
Part dans les exportations manufacturières mondiales. © Infographie Our World in Data / Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement / Organisation mondiale du commerce
Il est vrai que si le pays se spécialise dans l’assemblage de biens de consommation, il deviendra dépendant des fournitures chinoises. Il n’est guère intéressant de se spécialiser, comme le voisin bangladais, dans les industries à faible valeur ajoutée comme le textile, car cela mène finalement à une persistance de la pauvreté. Mais, malgré la force de son secteur des services technologiques, l’Inde n’est pas en mesure de s’imposer sur le secteur des très hautes technologies comme l’intelligence artificielle, dominée par la Chine et les États-Unis et où elle est inexistante, ou les semi-conducteurs pour lesquels des pays comme la Malaisie ont déjà trop d’avance.
Enfin, il y a un dernier problème : devenir une puissance industrielle globale exige un accès aux ressources de matières premières et de métaux rares. Or, sur ce point, la Chine a pris de l’avance avec son programme de la « nouvelle route de la soie »et ses politiques de contrôle de certaines productions (par exemple le nickel indonésien). L’Inde n’est pas en mesure, ici, de faire jeu égal. D’autant que la Chine ne se laissera pas détrôner facilement, surtout dans un contexte où la croissance de la demande globale reste faible.
Le récit du dépassement de la Chine par l’Inde semble donc un peu trop mécanique, fondé sur une simple comparaison de taux de croissance actuels et de projections démographiques, ainsi que sur la mise en avant de quelques investissements symboliques. La réalité est que ce récit sert l’idée politiquement intéressante pour Washington que l’économie mondiale est capable de se passer de la Chine. Mais c’est ici surtout du « wishful thinking », de l’autosuggestion.
La réalité, c’est que l’Inde bénéficie de son retard relatif pour afficher des taux de croissance supérieurs à ceux de la Chine, et que cela devrait mécaniquement se poursuivre. Mais l’écart actuel de deux points reste assez modéré au regard de l’écart de PIB entre les deux pays. En fait, le mode de développement industriel de l’Inde ne semble pas en mesure de rivaliser avec la République populaire.
La rhétorique de nationalisme économique de Narendra Modi n’a guère de base réelle. Le problème, c’est qu’elle crée des attentes de développement, comme la promesse d’entrer dans le club des pays riches en 2047. Si elles sont déçues, la seule solution ne sera qu’une nouvelle surenchère nationaliste, sans doute plus politique, alors que les relations entre l’Inde et la Chine sont déjà tendues.
La réalité est donc que ce mythe de la « nouvelle Chine » est une impasse. Elle l’est d’autant plus que ce modèle a atteint ses limites en Chine même et qu’il est celui d’un désastre environnemental, alors que l’Inde est déjà fortement touchée par la pollution et le dérèglement climatique. Narendra Modi, comme beaucoup de ses homologues, tourne en rond dans le noir de la crise capitaliste globale.
Romaric Godin