Un quart de siècle de « mission » du cardinal Lustiger à la tête du diocèse de Paris a bouleversé l’Eglise de France. Chaque évêque est théoriquement patron de son diocèse et n’a de comptes à rendre qu’au pape. Mais par son tempérament, son autorité intellectuelle, son rayonnement médiatique, Jean-Marie Lustiger, au risque d’agacer beaucoup de monde, s’était posé en véritable patron de la « fille aînée » de l’Eglise. Sa disparition oblige à s’interroger sur son héritage.
Il a imposé une triple rupture, théologique, intellectuelle, pédagogique. Il faisait partie de ce petit noyau d’évêques d’envergure internationale promus et protégés par Jean Paul II, à la fois enfants du concile Vatican II (1962-1965), mais réservés devant l’engouement qui l’a suivi, n’en retenant que l’interprétation la moins novatrice, sans frayer pour autant avec les traditionalistes. Ce sont des hommes de gouvernement, portés sur la plus stricte orthodoxie doctrinale, apôtres d’une « nouvelle évangélisation » du monde et d’une réaffirmation d’un catholicisme rêvé comme bastion face à la « dictature du relativisme » (Joseph Ratzinger) et à la laïcisation de la société moderne.
Pendant vingt-cinq ans, en dépit des résistances, le cardinal Lustiger aura incarné et imposé la ligne d’un catholicisme de conversion et d’affirmation qui puise dans ces « monuments » de la théologie du XXe siècle que furent Henri de Lubac, Hans-Urs von Balthasar, Joseph Ratzinger (devenu Benoît XVI). Un catholicisme qui ne craint pas d’afficher son identité, qui se transmet dans des structures disciplinées de formation de prêtres et de laïcs, prône une annonce directe de la foi, une visibilité de l’institution et du témoignage, un idéal de sainteté cultivé par des habitudes de dévotion à l’ancienne, des pèlerinages et rassemblements fervents.
Comme Jean Paul II sur le plan mondial, le cardinal Lustiger aura brouillé en France les frontières idéologiques entre catholiques de droite et de gauche, conservateurs et progressistes. Il est libéral et moderne sur la morale sociale, les droits de l’homme, mais raide sur le dogme, l’enseignement, la liturgie. Son catholicisme cherche des cautions à Rome et déteste toute bureaucratie ecclésiastique. Jean-Marie Lustiger était célèbre pour ses imprécations contre les structures jugées trop lourdes de la Conférence des évêques, un clergé fonctionnarisé, des mouvements d’action catholique (Jeunesse étudiante, Jeunesse ouvrière, etc.) jugés dépassés.
Cette ligne identitaire a rompu avec le catholicisme de l’« enfouissement » qui prévalait en France avant et juste après VaticanII, écartant l’annonce trop explicite de la foi, prônant une évangélisation par milieu social, misant sur des réformes de structures et une décentralisation de l’Eglise, sur des alliances avec les « forces de progrès » (partis, syndicats, associations). Aujourd’hui, la hiérarchie n’a pas surmonté toutes ses divisions, mais le choix des hommes que l’archevêque de Paris a « placés » dans l’épiscopat (un tiers), la transformation opérée en France par les six voyages de Jean PaulII et le poids de la discipline romaine ne laissent aucun doute sur la postérité de la ligne Lustiger.
La deuxième rupture fut d’ordre intellectuel. Le cardinal Lustiger a renoué avec des milieux et des disciplines réputés éloignés de l’Eglise : l’art, la culture, les sciences humaines, les affaires, la science. Pour les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) de 1997 à Paris, il avait créé la surprise en sollicitant des stylistes comme Castelbajac, des architectes comme Portzamparc, Duthilleul, Wilmotte. Il était entouré d’un club de philosophes ou normaliens (Jean-Luc Marion, Jean Duchesne, Rémi Brague, Jean-Robert Armogathe, etc.) qui l’aidaient à se frotter aux débats de la société civile et du gotha intellectuel, à entrer dans d’autres cercles où il rencontrait des Robert Badinter, Jean Daniel, Michel Serres, Philippe Meyer, André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Serge Klarsfeld, etc. Ou des « pointures » aujourd’hui disparues comme Paul Ricœur, Emmanuel Levinas, René Rémond.
Conscient que le destin de l’homme moderne était de vivre en ville, ce Parisien de naissance était fasciné par les grandes métropoles urbaines, où se jouait, selon lui, l’avenir de la foi chrétienne. Il avait pris acte de l’effondrement de la « civilisation paroissiale » liée à la société rurale et relancé une « évangélisation » des villes. Avec les archevêques de Bruxelles, de Lisbonne, de Vienne, il avait pris l’initiative de campagnes de « mission » dans les capitales européennes. A Paris, à la Toussaint 2004, il avait appelé les catholiques à se rendre, pendant une semaine, dans les « lieux de vie » des Parisiens, cafés, salles de spectacle, hôpitaux, prisons, pour y témoigner de leur foi. Ainsi bousculait-il des habitudes, agaçait-il des confrères évêques plus timorés, repliés sur les réseaux d’Eglise plus classiques.
Là où il a le plus innové et irrité, c’est en créant ses propres structures de formation et de communication, désavouant de fait celles qui existaient. Il a ouvert des séminairesà Paris, alors que les séminaires interdiocésains se vidaient, mais avec des résultats : un dixième des prêtres ordonnés chaque année en France viennent de son diocèse. De même, Radio Notre-Dame est restée isolée face au réseau national des Radios chrétiennes de France (RCF). La station de télé KTO a été créée en concurrente directe du « Jour du Seigneur » sur la chaîne publique. Le Studium Notre-Dame, troisième faculté de théologie à Paris, a été érigé sans craindre de désavouer le vieil Institut catholique ou le brillant Centre Sèvres des jésuites.
Le bulldozer Lustiger a défriché, élargi des horizons, ouvert des plaies qui ne sont pas toutes cicatrisées. Il laisse une Eglise de France en plein chantier, où les différences de sensibilité sont plutôt moins tranchées qu’autrefois, mais où la gestion de la pénurie de prêtres et de pratiquants semble avoir stérilisé l’innovation, éteint les voix, comme la sienne, fortes et prophétiques.