Pour ceux d’entre nous qui ont atteint un certain âge, les événements portugais représentaient l’espoir que les mobilisations révolutionnaires dont nous avions été témoins en France, en Italie et à Prague en 1968/9 allaient se maintenir et se poursuivre jusqu’à ce que nous ayons réussi à mettre un terme au capitalisme. Je me rappelle comment de nombreux camarades de la gauche radicale se sont rendus au Portugal pour voir de leurs propres yeux l’effondrement de l’ancien régime fasciste et les remarquables expériences d’auto-organisation dans tous les secteurs de la société, des paysans de l’Alentejo aux zones industrielles de Lisbonne et de Porto, en passant par les soldats du rang. En Grande-Bretagne, tout comme ailleurs en Europe, le niveau d’auto-organisation, qui se traduisait par la mise en place de délégués d’atelier (shop stewards) et de comités de travailleur.es, était encore très élevé comparé à ce qu’il en est aujourd’hui. On avait vu les mineurs défaire le gouvernement conservateur de Heath et la contre-offensive néolibérale menée par Margaret Thatcher et Reagan était encore à venir.
Cinquante ans déjà... mais il est toujours utile de raconter à nouveau cette histoire et d’en tirer des enseignements. En Europe, des révolutions sont toujours susceptibles d’émerger, selon des modalités que nous ne pouvons pas toujours prédire. L’État n’est pas tout puissant. Les phénomènes internationaux continuent de jouer un rôle - dans le cas présent, il s’agissait de la montée en puissance de la révolution anticoloniale contre le régime portugais. Dans de telles situations, l’auto-organisation se développera toujours. Son renforcement et sa politisation sont la clé d’une victoire de la gauche. Les capitalistes lutteront contre l’hégémonie gagnée par les masses insurgées, non seulement en recourant à la violence, mais aussi en faisant des concessions. Ils construiront et utiliseront des partis politiques tels que les sociaux-démocrates pour rallier des soutiens en vue de perpétuer leur système sous d’autres formes.
Mais la gauche peut aussi échouer dans sa stratégie d’unification de la révolte et de recherche d’une autre issue politique. À eux seuls, les slogans et les programmes corrects ne suffisent pas. La tâche complexe que représente la construction d’une base de masse et la formation d’alliances requiert une direction politique dont le savoir-faire doit être construit patiemment dans les périodes qui précèdent l’éclatement d’une crise prérévolutionnaire.
Ce qui suit est une version légèrement modifiée et traduite de l’introduction de Brais Fernandez au livre La (pen)última revolución de Europa : De la Revolución de los Claveles a la contrarrevolución neoliberal de Francisco Louçã et Fernando Rosas publié en espagnol par Critica & Alternativa (2024) - Dave Kellaway
Le concept de « révolution » est sans doute l’un des plus controversés qui soient.
Il est souvent banalisé par l’idéologie du « sens commun », qui l’associe à des changements superficiels. Les médias proclament des « révolutions » dans de nombreux aspects de notre vie. Ainsi, un nouveau produit se trouve-t-il annoncé comme révolutionnaire. Au-delà de ces appellations, le terme de révolution est aussi associé à des changements structurels, durables, qui modifient l’histoire de manière irréversible. En sociologie, c’est l’acception la plus courante.
Cependant, d’un point de vue politique, il est plus pertinent d’associer la révolution à un moment où se concentrent les contradictions sociales, où des acteurs jusqu’alors absents font irruption dans l’histoire. Nous pouvons nous représenter la révolution comme un opéra ou une pièce de théâtre.
Alors que les acteur.es jouent la pièce tranquillement, de manière routinière, le public, lui, profite du spectacle en silence. Dans ce spectacle, il n’y a que le public et les acteur.es qui comptent. Mais soudain, et de manière inattendue, les personnes qui travaillent dans ce théâtre (en coulisses, à l’entrée) montent sur scène et se mettent à demander qu’on leur accorde de l’attention. Ils réclament leur part du succès de la pièce : « Sans nous, cette pièce ne peut pas être jouée ! » Personne ne leur prête attention, les comédiens et les comédiennes les regardent avec dédain, une partie du public les hue. Le personnel ouvre les portes du théâtre. Il y a beaucoup plus de monde qu’il n’y en a jamais eu pour assister à une pièce de théâtre. Au bout d’un certain temps, le public et les acteurs doivent (temporairement) quitter la scène et les travailleur.es commencent à jouer leur propre version de la pièce.
Cependant, dans une révolution, comme lors de la première d’une pièce de théâtre, personne ne connaît la fin.
Ainsi, la révolution c’est l’entrée en politique de celles et ceux qui font l’histoire au quotidien, par leurs efforts et leur travail, mais qui ne bénéficient pas de la richesse (économique, culturelle, sociale) qu’iles créent eux-mêmes. Il s’agit là de concevoir la révolution comme une bifurcation, un choix crucial, un « concentré de politique », où l’histoire peut s’orienter dans un sens ou dans l’autre.
Beaucoup d’historiens des classes dominantes voient l’histoire à travers un prisme positiviste, c’est-à-dire comme un développement inévitable et linéaire vers le progrès. Cependant, lorsque 1989 a marqué le bicentenaire de la Révolution française, l’historiographie bourgeoise a été contrainte de trouver des réponses aux questions suivantes : que s’est-il passé, pourquoi Louis XVI a-t-il été renversé, comment expliquer les guillotines, les sans-culottes, les guerres qui ont suivi, l’irruption des masses sur le devant de la scène, le rôle moteur des jacobins ?
L’idéologie dominante, qui dès qu’elle devient dominante cesse d’être révolutionnaire, est ainsi contrainte de nier ses propres origines. Pour rester au pouvoir, elle oublie ses origines révolutionnaires, les barricades et les soulèvements de masse. Les révolutions sont des moments inconfortables pour les classes dirigeantes. Même lorsqu’elles les utilisent ou les chevauchent pour conserver ou réaménager leur propre pouvoir, elles sont ressenties comme des anomalies, porteuses d’actes barbares, qui interrompent le cours « normal » de l’histoire. Une histoire caractérisée par une inégalité économique « naturelle » mais que vient contrebalancer une tendance parallèle vers l’égalité politique dans la et représentative qu’incarne la démocratie libérale.
La révolution des œillets qui a éclaté le 25 avril 1974 n’est pas sans susciter certains jugements paradoxaux.
La bourgeoisie portugaise l’a vécue avec effroi, mais en même temps il lui fallait y prendre part pour la faire dérailler. Tous les partis et toutes les tendances se réclamaient du « socialisme ». La social-démocratie et les partis liés aux élites voyaient dans la révolution un moyen de se débarrasser de la vieille dictature. Celle-ci était anachronique et ne convenait pas aux nouvelles formes de domination dont le capital avait besoin. D’autre part, un secteur très important de la population, dont un pourcentage significatif de la classe ouvrière et de l’armée, a mis en œuvre des formes de démocratie et de pouvoir populaire qui ont menacé non seulement l’appareil politique de la dictature salazariste (« le régime »), mais aussi les rapports d’exploitation et d’oppression sur lesquels reposait le pouvoir de l’oligarchie.
La révolution portugaise n’avait pas de conclusion prédéterminée : la prise du pouvoir par la classe ouvrière et la contre-révolution néolibérale sous des formes démocratiques étaient toutes deux des options possibles. La révolution a provoqué une confrontation qui n’était pas seulement apparente sur le plan « politique », c’est-à-dire dans la sphère de la représentation, sous la forme d’une lutte entre les partis et les personnalités. Il s’agissait également d’un affrontement dans l’ensemble de la société qui prenait la forme d’une lutte dans les espaces de la société civile qui régissent la vie quotidienne. Il s’est déployé dans les cadres de la vie collective dans lesquels se nouent les relations sociales, qui ont été traversés par les contradictions de classe : les usines, les quartiers et certains secteurs de l’appareil d’État, comme l’armée.
Cette vigueur de la révolution, de l’irruption du peuple sur la scène politique, a eu des répercussions sur la configuration de la politique portugaise après le 25 avril. Non seulement dans la Constitution adoptée, qui, de par son origine, son contenu formel, reflétait partiellement la condensation des forces produites par la mobilisation d’en bas, sans toutefois toucher aux nœuds fondamentaux du pouvoir capitaliste.
Elle a aussi, par exemple, influé sur la configuration des partis politiques, avec un fort Parti communiste portugais à tendance pro-soviétique. Il tire sa force et sa capacité à résister au déclin des partis « marxistes-léninistes » à la suite de la chute du mur de Berlin de son identification, transmise de génération en génération, à la révolution des œillets. Il en va de même pour le Bloco de Esquerda (Bloc de gauche), l’une des formations radicales les plus importantes d’Europe, qui est issu de groupes maoïstes et trotskistes qui ont commencé leur cheminement dans le bouillonnement de la vague révolutionnaire. En définitive, la vie politique portugaise est façonnée par cette révolution. Personne ne le conteste, car c’est l’événement fondateur du Portugal moderne, mais chacun lui donne un sens différent : certains, la gauche radicale ou révolutionnaire, y voient une œuvre inachevée, qu’il faut reprendre et achever. D’autres, ceux qui sont au sommet, le voient comme un épisode inconfortable dont ils sont finalement sorti vainqueurs et qu’ils peuvent maintenant absorber.
C’est de cette tension entre révolution et contre-révolution qu’il est question dans ce livre. Avant de le commenter, rappelons quelques faits.
L’(avant) dernière révolution en Europe
Le 25 avril 1974, un soulèvement militaire a mis fin à la dictature de droite qui dominait le Portugal depuis 48 ans sous le nom d’« Estado novo ». Le gouvernement de Marcello Caetano (qui s’exilera au Brésil où il mourra en 1980 sans avoir été jugé), successeur du vétéran Salazar, est chassé du pouvoir aux accents de la désormais célèbre « Grandola Vila Morena » [1] [chanson populaire utilisée à la radio comme signal du soulèvement militaire]. [C’est ainsi que commença la période connue sous le nom de « Révolution des œillets ».
Il peut être utile de replacer la révolution portugaise dans le contexte politique international dans lequel elle s’est produite. Partout dans le monde régnait « un grand désordre sous le ciel ». La crise de 1973 avait ébranlé le processus d’accumulation capitaliste. Les révolutions coloniales débouchaient sur des processus d’indépendance. En Europe, la longue vague de mobilisations contre le système, née en 1968, remettait en cause le modèle de développement dominant et cherchait de nouvelles façons de concevoir et de construire le socialisme. Alors que les défenseurs les plus conscients du capitalisme se caractérisaient par des traits très cohérents (la fameuse triade religion-famille-propriété), le socialisme était divisé en familles très éloignées les unes des autres, dotées d’un objectif « idéologique » commun, mais avec de nombreuses divergences stratégiques : maoïstes, pro-soviétiques, guévaristes, trotskistes, socialistes de gauche, anarchistes...
Au Portugal, toutes ces questions ont joué un rôle déterminant, car les inégalités entre le centre et la périphérie ne se sont pas seulement manifestées dans le développement économique, mais aussi sur le plan politique. Dans les pays du nord de l’Europe, un modèle démocratique basé sur l’intégration de larges secteurs des classes subalternes, mais incapable de satisfaire les besoins des travailleur.es, des femmes et des jeunes, a été remis en question. Par contre, dans les pays du sud (Grèce, Espagne, Portugal), les voies empruntées par la résistance ont été fortement déterminées par la lutte contre des dictatures qui représentaient les intérêts d’une caste minoritaire de militaires, de dirigeants religieux et d’hommes d’affaires, mais qui dominaient l’ensemble de la structure de l’État.
Cela a eu pour effet que, dès le départ, la lutte pour le renversement du régime a donné lieu à des confrontations frontales avec et au sein de l’appareil d’État, qui présentaient des éléments de dualité. L’État apparaissait « nu » aux yeux de la population, non pas comme le représentant de la nation dans son ensemble, mais comme celui d’une minorité riche, parasitaire, corrompue et incapable. Le Portugal avait connu dans les années 1960 et 1970 un processus de développement économique relativement vigoureux, similaire à celui de l’Espagne, bien que moins spectaculaire. Pour un secteur de la bourgeoisie, il était nécessaire d’accélérer le rapprochement économique et politique avec l’Europe, de manière à relier le Portugal au marché européen tout en modernisant les formes de pouvoir politique. Ce secteur a tenté de trouver des moyens d’intégrer les classes ouvrières sans modifier la structure de la propriété, mais en leur accordant certaines libertés et des espaces pour leur permettre de manifester leur opposition. Cependant, un autre secteur s’accrochait aux mécanismes de domination de l’État corporatif, prenant une position fortement marquée par sa dépendance à l’égard des marchés coloniaux et sa crainte de se faire absorber par le capital étranger.
Par en bas, un début de mobilisation des secteurs ouvrier et étudiant est apparu dans la vie du pays parallèlement au développement économique. Depuis la fin des années 1960, un nouveau mouvement ouvrier s’est constitué au travers des mobilisations, avec la fondation de l’« Intersindical », embryon de ce qui allait devenir la CGTP, principal syndicat du Portugal. En 1973, plus de cent mille travailleur.es participèrent à des grèves. Les occupations d’universités et les luttes lycéennes se succédaient. Pendant les années de résistance à la dictature, le Parti communiste portugais (PCP) a été l’organisation hégémonique en termes d’implantation dans les milieux populaires, même si, progressivement, une gauche radicale a émergé, introduisant de nouveaux thèmes et de nouvelles perspectives. Bien qu’elle n’ait pas atteint les niveaux du PCP, cette nouvelle gauche a été capable d’établir un dialogue avec les milieux ouvriers et étudiants et de s’y implanter.
Toutefois, on ne saurait oublier que toute la vie sociale du Portugal a été marquée par un terrible conflit armé visant à maintenir les colonies africaines (Angola, Mozambique, Guinée, Cap-Vert et Sao Tomé-et-Principe), qui a directement impliqué 10 % de la population active. Un conflit dont souffrirent les classes populaires et les pays colonisés, mais qui éroda également le rôle dominant de la caste dirigeante. Cette dernière entendait résoudre le conflit colonial par la voie militaire, une possibilité hors de la portée d’un pays de la taille et de la capacité du Portugal et, sans doute aucun , obsolète dans un contexte où la décolonisation était devenue un processus irréversible à l’échelle planétaire.
Cet équilibre précaire entre des forces sociales antagonistes établi dans les années précédant la révolution allait générer un sentiment de « fin de cycle » dans la société portugaise. Depuis le début des années soixante-dix, la classe dirigeante ne pouvait plus gouverner comme elle l’avait fait jusqu’alors et, dans le même temps, les classes dominées n’acceptaient pas de continuer à être gouvernées de la même manière. L’accumulation des contradictions internes ouvrait la voie à une crise de régime qui n’avait besoin que d’un élément déclencheur pour exploser et ouvrir la voie à une intervention active des masses populaires dans la politique du pays.
Le 25 avril 1974, un secteur important de l’armée portugaise a mené à bien la destitution du gouvernement dictatorial de Marcello Caetano. Ces officiers, organisés au sein du MFA (Mouvement des forces armées), ont ainsi ouvert une crise dans l’appareil d’État, et leur action a libéré toute l’énergie et l’aspiration à la liberté qui habitaient le peuple portugais. La situation est devenue très complexe. Le fameux « processus révolutionnaire en cours » commence, dans lequel les classes, les tendances politiques et les différentes conceptions de la société luttent pour faire en sorte que leur projet particulier devienne un projet pour l’ensemble de la société. Cette confusion et ces intérêts contradictoires traversent également le MFA, divisé entre des secteurs modérés liés à Spinola (premier chef de gouvernement après la chute du régime) et d’autres plus liés aux mouvements populaires et à la gauche qui cherchent à organiser une transition vers le socialisme, comme le mythique Otelo Saraiva de Carvalho.
Même si le rôle du MFA était important, il était limité par son lien avec les masses révolutionnaires, mais aussi par les pressions qu’il subissait de la part de la bourgeoisie : sur les 4000 officiers que comptait l’armée portugaise à l’époque, seuls 400 étaient formellement membres organiquement du MFA.
Les militaires furent l’avant-garde qui amorça la révolution portugaise, mais ils répondaient indubitablement à un mouvement de transformation de la société beaucoup plus profond. L’aspect le plus fascinant de ce qui apparaît le 25 avril est sans aucun doute le processus d’auto-organisation populaire qui en a résulté. Le mouvement des « moradores » (voisins qui occupent des logements et gèrent la vie des quartiers) apparaît. Les commissions ouvrières (CT) voient le jour, organisées de manière autonome, impliquant différents secteurs productifs, et se constituent comme un espace unitaire pour les travailleurs, par-delà les différentes tendances politiques. Elles réalisent des expériences autogestionnaires allant à l’encontre de la propriété privée. Les banques ont été nationalisées par les travailleurs eux-mêmes et le gouvernement n’a eu d’autre choix que de reconnaître cette action. Les soldats n’ont pas échappé à ce processus de prise de pouvoir collective et ont formé leurs propres organes, Soldados Unidos Vencerán (Soldats unis pour la victoire -SUV), qui ont pris part à de multiples manifestations populaires en uniforme.
Le reportage suivant, qui figure dans le livre de Daniel Bensaïd, Carlos Rossi (pseudonyme de Michael Löwy) et Charles André Udry [2], fait bien comprendre ce qui animait la vie quotidienne du pouvoir populaire, lorsque le meeting de masse était la forme de base des relations sociales.
Il mérite d’être cité malgré sa longueur :
« Dans un quartier populaire de Lisbonne, un »palacete"est occupé par la population. On a aussitôt rassemblé les meubles et les objets pour les restituer dignement au propriétaire : on a seulement besoin des murs et du jardin. On a même trouvé dans la cave, et brûlé, des revues hitlériennes des années 1930 [...] Le samedi, la population du quartier est convoquée à une assemblée générale pour organiser l’occupation et élire la commission d’occupation. Il y a beaucoup de femmes, lourdes, avec des enfants endormis dans les bras. Il y a un vétéran du Parti communiste, emprisonné sous la dictature et aussi un militant du PCP qui ressemble à Coluche et qui veut mettre de l’ordre dans les débats. La table de la présidence sur l’estrade est submergée par l’assemblée qui s’agglutine, s’interpelle, discute par groupes [...].
Première interruption : on annonce l’arrivée de la police militaire de la caserne voisine. Les soldats en tenue de léopard viennent pour défricher le jardin de jeu des enfants [...]. Deuxième interruption : On annonce le proprio ! Un sacré culot ! On se rue sur la porte, on se bouscule pour le chasser. Un groupe de femmes se chamaille, entre les pacifistes et celles qui veulent le lyncher. Le proprio est chassé. Troisième interruption : depuis peu, une grande saucisse ondulante, vêtue d’un polo jaune, couverte d’insignes du PCP, est arrivée. Il prend tout le monde à partie. On lui demande : - Tu es du quartier ? - Non. - Alors, tu sors ou tu te tais.
Entre-temps, il y a eu deux litiges. D’abord, sur le fait de savoir si l’occupation doit seulement viser à créer une crèche, ou si elle doit jouer un rôle de dynamisation politique par l’édition d’un bulletin et la prise de contact avec les entreprises du quartier. Les tenants de la première position sont minoritaires. Ensuite, sur le statut de la commission élue. La représentante de la commission des locataires veut que l’occupation soit placée sous l’autorité municipale. Coluche, bien que membre du PCP lui-même, défend l’auto-organisation, la commission élue par l’assemblée avec des commissions de travail. appuyé par des militants de la Ligue communiste internationaliste.
On vote une motion qui ratifie l’expropriation de l’immeuble. Puis la commission est élue. Elle commence par recenser les professions des gens présents pour les répartir dans les tâches d’aménagement de la crèche." (p.136, retraduit)
J’ai voulu citer ce long paragraphe pour mettre en lumière, à travers un exemple concret, la logique qui sous-tend tout processus révolutionnaire : la réappropriation des relations sociales par celles et ceux d’en bas. La mise en avant d’un modèle de société alternatif au modèle capitaliste, qui valorise le collectif et la coopération en opposition à la compétition. Bien entendu, ce processus n’est ni irréversible, ni exempt de contradictions, de débats et de querelles. Les différences idéologiques, les tactiques, les différentes fractions d’une même classe, tout cela est présent mais s’unifie dans des expériences et des espaces communs. La révolution des œillets nous a laissé de nombreux cas exemplaires de la façon dont se construit le pouvoir populaire, susceptible d’être la base d’une démocratie socialiste. Dans ce type d’expérience, nous trouvons également une ébauche d’administration, de gestion et de contrôle émanant de la base et qui tente de s’étendre à l’ensemble de la vie sociale du pays.
C’est là une ébauche de projet d’État alternatif, construit par les travailleur.es, incompatible avec les institutions capitalistes, ce que l’on a appelé dans le langage léniniste le « double pouvoir ». La lutte entre deux légitimités et deux modes de gestion de la vie collective était, disons-le clairement, une lutte entre deux modèles incompatibles. La révolution ne pouvait triompher que si elle misait tout sur ces embryons d’un nouvel État, sur une constitution nouvelle, au sens le plus profond du terme, pour le pays. La contre-révolution ne pouvait triompher que si elle parvenait à gagner l’hégémonie sur la base de son système institutionnel représentatif. Il lui fallait supprimer l’exercice actif du pouvoir par les citoyen.ne.s et rétablir l’ordre sur les lieux de travail et la vie économique au travers desquels s’appuie matériellement le pouvoir du capital. Une autre question fondamentale se pose ici : l’hégémonie de la classe capitaliste doit reposer sur une base consensuelle solide. Elle doit être acceptée largement par toutes les parties, étant donné que sa forme spécifique de fonctionnement hégémonique exige que les intérêts d’une minorité sociale soient présentés comme les intérêts de la population dans son ensemble.
Pour réaliser l’hégémonie prolétarienne, il faut au contraire « décoder » cette fiction, en construisant un large bloc politique et historique, en alliance avec d’autres couches, qui brise la fiction de « l’intérêt général », en générant un nouveau consensus qui exclut les élites et élabore à travers le conflit ce que Gramsci appellerait une nouvelle orientation morale pour le pays. La grande bataille de la révolution portugaise s’est jouée autour de la détermination du « moteur » de la nation, de sa direction morale, de la classe « indispensable ». Alors que la classe dirigeante accusait le mouvement populaire de semer le chaos économique (le Times est allé jusqu’à dire que le capitalisme était mort à jamais au Portugal), la rue répondait immédiatement et avec justesse que « la plus grande richesse d’un peuple, c’est sa population ».
Ces conflits ont concentré l’attention de toutes les couches de la société. Alors que pour la classe dirigeante, ce furent des temps de grande perturbation, pour les opprimé.es, ce furent des temps de bonheur. Gabriel García Márquez écrivait à l’époque qu’à Lisbonne « tout le monde parle et personne ne dort. Il y a des réunions jusque tard dans la nuit, les bureaux sont éclairés jusqu’au petit matin. Quoi qu’il en soit, cette révolution va faire augmenter les factures d’électricité ». La révolution a certainement apporté beaucoup plus que cela : des droits sociaux, des libertés, le renforcement d’un secteur public où un salaire minimum en nature était assuré aux travailleur.es ; mais elle a peut-être apporté beaucoup moins que ce qu’elle aurait pu.
Le Parti socialiste (PS) dirigé par Soares a mené la restauration de la stabilité capitaliste et le Parti communiste, sans légitimer le régime ultérieur, n’a jamais clairement appuyé les formes de nouveau pouvoir que le peuple avait promues. En 1975, dans son journal Avante, il qualifiait d’« illusions idéalistes » tout ce qui « conduit certains secteurs à voir dans les formes d’organisation populaire les futurs organes du pouvoir d’État ». L’extrême gauche et les secteurs les plus radicalisés du mouvement populaire ont fait une dernière démonstration de force avec la candidature d’Otelo Saraiva de Carvalho aux élections présidentielles de 1976, qui a obtenu 16% des voix, mais n’a pas réussi à institutionnaliser les embryons de pouvoir populaire qui émergeaient de la base. Cette lutte pour la direction du mouvement populaire a été une constante tout au long du processus révolutionnaire.
Le PS, un parti qui existait à peine avant la chute de la dictature, a été capable de capter les aspirations démocratiques de larges secteurs des classes populaires qui voyaient en lui une alternative « européenne » au modèle proposé par un PCP incapable de sortir de ses schémas pro-soviétiques. L’extrême gauche était hégémonisée par le maoïsme (UDP, MRPP), regroupant des milliers de jeunes étudiant.es et travailleur.es, avec des niveaux délirants de fanatisme pro-chinois et de sectarisme à l’égard de tout ce qui était lié au monde communiste, qu’ils considéraient comme « l’ennemi principal », le tout combiné à des alliances opportunistes avec le PS. Le MRPP, principal parti maoïste, dont José Manuel Durão Barroso était un militant, n’avait pas hésité à soutenir un militaire conservateur de la trempe d’Eanes ainsi que le PS lors des élections présidentielles de 1976.
Bien qu’à certains moments la gauche révolutionnaire ait eu de l’influence dans un secteur décisif de l’avant-garde, s’appuyant sur le radicalisme de certains secteurs de la classe ouvrière et sur des expériences de lutte très avancées, elle n’a pas été capable de déployer une stratégie de prise de pouvoir. Pendant ce temps, le PS construisait son hégémonie sur deux réalités sociales : a) le désir d’améliorations sociales dans le cadre d’un système démocratique, partagé par de larges secteurs de la population, et b) la compréhension par un secteur des élites que la contre-révolution ne se ferait pas « à la chilienne ». Étant donné le rapport de forces qui a caractérisé le « Processus révolutionnaire en cours » (pour reprendre l’expression de l’époque), un processus de prise en compte des revendications de la base a été nécessaire, en faisant des concessions qui ne touchaient pas fondamentalement à la structure de la reproduction capitaliste.
Ensuite... la contre-révolution néolibérale
Ce livre traite également de ce qui s’est passé après que le « Processus révolutionnaire en cours » ait été incapable de consolider la dynamique anticapitaliste. Le néolibéralisme qui s’est implanté en Occident à travers la contre-révolution conservatrice menée par Reagan et Thatcher a eu des conséquences dévastatrices au Portugal. Ce n’est pas un hasard si tous les partis portugais se réclament de la Révolution des œillets : pour les partis des élites, c’est un moment inconfortable qu’il faut se réapproprier. Pour le PS, c’est un moment de désordre, un prix à payer pour se débarrasser de la dictature anachronique du salazarisme et pouvoir construire un mode de domination capitaliste intégré à l’Europe, avec sa démocratie libérale et sa structure d’exploitation préservée. Pour une certaine gauche, le PCP, c’est une référence qui l’aide à survivre, mais sur laquelle elle est incapable de revenir de manière autocritique. Pour la gauche radicale, c’est un événement inachevé, un point de départ à partir duquel il faudra reprendre la lutte.
Ainsi, une grande partie de la controverse sur la sens de ce qui s’est passé au Portugal tourne autour de ce que la Révolution symbolise. Les textes de Fernando Rosas et de Francisco Louçã, tous deux dirigeants du Bloco de Esquerda et intellectuels marxistes, analysent la signification de la révolution portugaise, les forces qu’elle a libérées et les moments de rupture qu’elle a générés. Ils mettent également en évidence les mécanismes politiques et économiques qui ont servi de base à la contre-révolution néolibérale, tels que les politiques d’austérité ou les attaques contre les salaires, ainsi que la dynamique de sous-développement du Portugal. Un livre qui présente une description approfondie de la dialectique entre les efforts des classes laborieuses pour changer le monde à la base et les tentatives des élites pour les empêcher de le faire.
BRAIS FERNANDEZ