Nouvelle évacuation par la police des étudiant·es manifestant, mardi 7 mai, devant Sciences Po à Paris ; des forces de l’ordre mobilisées dans au moins une vingtaine d’universités ou instituts de sciences politiques au cours des deux dernières semaines ; et un discours martial martelé sur tous les tons par l’exécutif. La consigne venue d’en haut est limpide : tolérance zéro pour les blocages dans l’enseignement supérieur, menés au nom de la cause propalestinienne.
« Force est toujours restée aux règles et à la loi », explique l’entourage du premier ministre pour justifier ces grandes manœuvres. Gabriel Attal n’a pas été démenti par sa ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Sylvie Retailleau, qui s’est exprimée sur la question à l’occasion de sa rencontre avec les présidences d’université, le 2 mai. « Je l’ai dit et je le redis : le débat et la liberté d’expression, oui, c’est même une des vocations des universités. Mais cela n’autorise pas tout, et les blocages et les intimidations, c’est non. »
Elle réagissait notamment à la tribune de 70 président·es publiée le 25 avril dans le journal Le Monde alertant sur la remise en cause depuis janvier de l’autonomie des « bastions démocratiques » que sont les universités.
Au cœur de ce débat, le concept de franchise de police universitaire, un usage datant du Moyen Âge, inscrit depuis dans le Code de l’éducation, qui indique que le ou la présidente d’université « est responsable du maintien de l’ordre et peut faire appel à la force publique dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État », sauf « circonstances graves », catastrophe ou flagrant délit.
Les gendarmes et policiers interviennent pour évacuer les étudiants propalestiniens qui occupent la place de la Sorbonne à Paris, le 2 mai 2024. © Photo Luc Auffret / Anadolu via AFP
Concrètement, en cas de mobilisation étudiante ou des personnels sur le campus, c’est donc au président ou à la présidente, à lui ou à elle seule de faire le choix de l’appel à la police, afin de « protéger l’indépendance pédagogique, syndicale et politique du monde universitaire », rappelle Philippe Blanchet, professeur de sociolinguistique, et président du conseil académique de l’université de Rennes 2 de 2019 à 2023. « Très souvent, les préfets proposent des interventions, et ils sont en droit de le faire, interventions que les responsables d’établissement sont également en droit de refuser. »
Libertés étudiantes
Car cette règle en rencontre une autre, celle qui offre, toujours dans le Code de l’éducation, une très large liberté politique et syndicale aux étudiant·es. « On ne peut donc pas, sauf menace directe pour les personnels, attenter à cet autre principe fondamental, constitutif de ce qu’est l’université », considère Philippe Blanchet.
Sylvie Retailleau n’a pas voulu se lancer « dans un cours de droit ou d’histoire » devant d’ancien·nes homologues (la ministre a dirigé l’université Paris-Sud avant son entrée au gouvernement), mais elle a rappelé l’importance des « franchises », « qui sont tout sauf un élément du folklore ou un privilège des présidents ».
La ministre a livré sa propre interprétation de ce qui relève des libertés et de l’expression politique : « Ne tirons pas un trait sur cet héritage pluriséculaire au nom des agissements d’une toute petite minorité qui instrumentalise honteusement notre jeunesse », a déclaré Sylvie Retailleau, pour désigner le mouvement étudiant propalestinien, espérant ainsi que la main des président·es d’université « ne tremble pas quand il s’agit de signer la réquisition » des forces de l’ordre.
« On oublie que les étudiants ne sont pas des élèves de lycée, qu’ils sont majeurs, qu’ils participent par leurs élus à la vie et aux décisions de l’université, et que le corollaire de cette vie citoyenne, ce sont les libertés politiques et syndicales,insiste Philippe Blanchet. On ne peut pas dire aux étudiants : “Ne faites pas de politique”, juste parce que le sujet choisi ne nous plaît pas : la loi les y autorise ! »
Cette tension, cependant, n’est pas nouvelle. Depuis près de vingt ans, que ce soit au cours des mobilisations strictement universitaires, mais également à l’occasion des mouvements sociaux, la police a en quelque sorte pris ses quartiers à l’université. « Il y a une fermeté de plus en plus grande : est très vite qualifié de trouble à l’ordre public ce qui relève de la vie normale d’une université, qui réfléchit, et parfois agit, constate Aurélien Boudon, porte-parole du syndicat Solidaires, dont la branche Sud Éducation est plutôt active dans les facultés. La moindre AG peut entraîner plusieurs jour de fermeture ou être traitée par une intervention rapide et disproportionné de la police. »
Les volontés de rouvrir le débat législatif sur cette fameuse franchise n’ont pas non plus manqué. Inséré par amendement à la loi de programmation de la recherche en 2020, avant d’être abandonné, un article soutenu par la droite prévoyait par exemple de créer un « délit d’intrusion dans les universités ». La réaction avait été vive pour dénoncer cette tentative d’isoler l’université « du monde du travail, du monde ouvrier et des services publics », selon un représentant du mouvement Université ouverte d’alors, Gilles Martinet.
Des mobilisations internationales récurrentes
L’objet des mobilisations les plus récentes, le soutien à la population de Gaza, attaquée et décimée par l’armée israélienne en réponse aux attaques meurtrières du Hamas du 7 octobre 2023, renforce cette tendance et la mise sous pression des président·es d’université. « On observe ici ce que l’on observe dans le reste du monde associatif ou militant : des interdictions de manifester a priori, une criminalisation du mouvement social et des accusations indues d’apologie du terrorisme, ce qui permet de ne pas répondre à une question légitime : celle de la politique étrangère de la France dans ce conflit »,poursuit Aurélien Boudon.
« Quand le président de l’université de Nanterre autorise l’intervention musclée des CRS au moment de la LPPR [loi de programmation de la recherche – ndlr], c’est pour faire refonctionner la fac, rappelle Florence Ihaddaden, maîtresse de conférences à l’université de Picardie, spécialiste de la jeunesse. Quand on appelle les CRS devant Sciences Po, c’est aussi pour masquer une révolte. »
Dans un texte publié sur The Conversation, les deux chercheurs Robi Morder et Paolo Stupia établissent une autre généalogie : « Dans notre pays, dans les années 1968, le pouvoir disqualifiait déjà les “minorités agissantes”, la “chienlit” estudiantine et gauchiste, la “subversion” dans laquelle on était censé reconnaître la main de Moscou, de Pékin ou de Cuba, alors que la “majorité silencieuse” réclamait un “retour à l’ordre”. » Ils rappellent au passage que la dimension mondialisée de la contestation propalestinienne sur les campus français (et, en miroir, les réponses policières et politiques qui lui sont apportées) est à prendre en compte, « à condition de ne pas y voir une nouveauté absolue ».
La politique, y compris étrangère, n’a par ailleurs jamais été un objet considéré comme en dehors des mobilisations universitaires. « L’antimilitarisme (ou au contraire, le soutien à l’armée) et l’anticolonialisme ont été l’un des vecteurs de politisation des mouvements étudiants, partout dans le monde, de la veille du premier conflit jusqu’à la Seconde Guerre mondiale,écrivent les deux auteurs. Pendant la guerre froide, le pacifisme et l’opposition à l’arme nucléaire d’abord, les luttes de libération nationale ensuite, ont suscité une intense mobilisation transnationale. La contestation d’un conflit n’est donc pas une innovation récente, pas plus que le soutien à certains groupes vus comme libérateurs, ni la dénonciation des politiques coloniales et discriminatoires. »
Au-delà du sujet de fond, l’argument de la plupart des président·es d’université pour autoriser les forces de police dans ou devant les universités est de « lever les blocages » qui entraveraient la vie universitaire. C’est notamment ce qu’invoque l’administrateur Jean Barrères, provisoirement à la tête de Sciences Po Paris, en vue des examens. « Le blocage est une sorte de décalque dans les facs de la grève, où l’on interdit à ses collègues d’entrer dans l’entreprise... Or l’université n’est pas une entreprise, c’est aussi un lieu d’étude,confirme Philippe Blanchet, aux prises avec ces questions dans l’une des universités les plus contestataires de France, Rennes 2. C’est donc bien une histoire de négociation, pour trouver des équilibres, des interlocuteurs, y compris avec des collectifs spontanés, car il y a aussi une obligation légale de fonctionnement. »
Dans cet esprit, le recours à la police est l’ultime joker, pas le préalable. Une autre doctrine que celle défendue par Matignon, qui se vante, « contrairement à ce que nous avons pu observer à l’étranger, notamment outre-Atlantique », du fait qu’aucun « camp de base ou abcès de fixation » ne se soit durablement établi dans les universités françaises, toutes ayant étéévacuées « au bout de quelques heures au maximum ».
« Il y a un retour à l’idée de discipline, dans les différentes politiques menées vis-à-vis de la jeunesse », analyse plus largement Florence Ihaddaden, qui cite notamment la reprise en main par l’État de tout le secteur de l’éducation populaire et de l’engagement, via le service civique ou encore le SNU. « Les étudiants font de la politique ? Ce qu’on leur demande, c’est d’être plutôt de bons petits soldats et de préparer leur avenir professionnel. »
Mathilde Goanec