Plus de six mois et demi après l’opération « déluge d’Al-Aqsa » menée par le Hamas le 7 octobre 2023, par-delà la barrière qui entoure la bande de Gaza, et celle de l’armée israélienne nommée « glaive de fer » sur l’enclave palestinienne, le bilan provisoire est effrayant. Alors qu’un narratif appréhendant l’attaque du 7 octobre comme une opération antisémite ne cesse d’être martelé, replacer cet évènement dans une perspective historique permet de le repolitiser et d’en comprendre les dynamiques.
Selon les chiffres disponibles, le 7 octobre, 1 143 personnes, pour la plupart israéliennes, ont été tuées – 767 civils, dont 36 enfants et 71 étrangers, ainsi que 376 militaires et membres des forces de sécurité. Près de 250 personnes étaient enlevées. Le même jour, selon des sources israéliennes, plus de 1 600 combattants parmi les assaillants ont été tués sur place et près de 200 personnes arrêtées.
Depuis le 7 octobre, selon des sources gazaouies, plus de 34 000 Palestiniens ont été tués, dont environ 40 % d’enfants, soit plus de 13 500, auxquels il faut ajouter jusqu’à 20 000 personnes qui seraient ensevelies sous les décombres, ainsi que près de 77 000 blessés, dont beaucoup très gravement. La grande majorité des 2,4 millions d’habitants de Gaza ont été déplacés et l’ensemble de la population de l’enclave souffre d’une famine croissante, qui lui est infligée par la sévère limitation par Israël du volume de l’aide entrant dans l’enclave.
La plupart des habitations de Gaza ont été détruites dans ce qui est certainement la campagne de bombardement la plus destructrice de ce siècle, et probablement la plus destructrice de l’histoire en termes d’intensité (combinant étendue et vitesse), armes nucléaires exceptées. En fait, alors que la bombe atomique larguée sur Hiroshima avait une puissance de 15 kilotonnes de TNT, les forces armées israéliennes ont déjà largué près de cinq fois ce tonnage sur les 365 kilomètres carrés de Gaza. Tous ces chiffres sont provisoires, bien entendu, et continuent d’augmenter, jour après jour, au moment de la rédaction de cet article.
De quoi le 7 octobre a-t-il été la suite ?
La réaction immédiate d’Israël à l’attaque du 7 octobre a été non seulement de la qualifier de « plus grand massacre d’Israéliens commis en un seul jour », ce qui est indiscutable, mais aussi de « plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah » – une description beaucoup plus contestable, car chargée de sens politique implicite. Cette dernière description est pourtant devenue un mantra dans les pays occidentaux, repris par exemple par le président français Emmanuel Macron qui, le 7 février 2024, a qualifié le 7 octobre de « plus grand massacre antisémite de notre siècle » lors d’une cérémonie en hommage aux quarante-deux personnes de nationalité française tuées ce jour-là.
Pour quiconque garde à l’esprit le terrible bilan décrit ci-dessus, l’analogie implicite entre l’attaque du 7 octobre et le massacre des Juifs par les nazis doit paraître tout à fait inappropriée, car elle ignore complètement le rapport de forces réel ainsi que l’identité des oppresseurs et opprimés dans chaque cas. Comme le disent très justement les spécialistes de l’antisémitisme et de la Shoah signataires de la « Lettre ouverte sur l’utilisation abusive de la mémoire de l’Holocauste » (ci-dessous une traduction améliorée de l’original) :
« Il est compréhensible que de nombreux membres de la communauté juive évoquent l’Holocauste et les pogroms antérieurs lorsqu’ils tentent de comprendre ce qui s’est passé le 7 octobre – les massacres et les images qui ont été diffusées à la suite de ces événements ont puisé dans la mémoire collective profondément ancrée de l’antisémitisme génocidaire, motivée par une histoire juive bien trop récente.
Cependant, faire appel à la mémoire de l’Holocauste obscurcit notre compréhension de l’antisémitisme auquel les Juifs sont confrontés aujourd’hui et dénature dangereusement les causes de la violence en Israël-Palestine. Le génocide nazi impliquait un État – et sa société civile consentante – s’en prenant à une infime minorité, ce qui s’est ensuite transformé en un génocide à l’échelle d’un continent. C’est pourquoi les comparaisons de la crise qui se déroule en Israël-Palestine avec le nazisme et l’Holocauste – surtout lorsqu’elles émanent de dirigeants politiques et d’autres personnes capables d’influencer l’opinion publique – sont des échecs intellectuels et moraux ».
Ceci sans compter que, quelles que soient les ressemblances que l’on puisse identifier entre le Hamas et les nazis, il existe certainement davantage de similitudes entre ces derniers et le gouvernement sioniste d’extrême droite d’Israël. La coalition est dominée par le Likoud, un parti au pedigree fasciste, et comprend des ministres que l’historien israélien de la Shoah Daniel Blatman, professeur à l’Institute for Contemporary Jewry de l’Université hébraïque de Jérusalem, n’a pas hésité à qualifier de « néo-nazis » dans le quotidien israélien Haaretz.
Le 7 octobre en contexte
Pour avoir constaté le 24 octobre le fait plutôt évident et banal que le 7 octobre « ne s’est pas produit dans le vide », le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a été accusé par Israël de « justifier le terrorisme », tandis que l’ambassadeur d’Israël à l’ONU exigeait sa démission. Évoquant l’occupation d’après 1967, Guterres avait expliqué que « le peuple palestinien a été soumis à 56 ans d’occupation étouffante. Ils ont vu leurs terres progressivement dévorées par les colonies et en proie à la violence ; leur économie asphyxiée ; leurs semblables déplacés et leurs maisons démolies. Leurs espoirs d’une solution politique à leur triste sort se sont évanouis ».
Guterres avait par ailleurs affirmé que « les griefs du peuple palestinien ne peuvent justifier les attaques épouvantables du Hamas. Et ces attaques épouvantables ne peuvent justifier la punition collective du peuple palestinien. » Et pourtant, même Benny Gantz, opposant politique à Benjamin Netanyahou et membre prétendument « modéré » du cabinet de guerre israélien de l’après-7 octobre, a déclaré que le secrétaire général de l’ONU « agrée le terrorisme », ajoutant que « les apologistes du terrorisme ne peuvent pas parler au nom du monde », approuvant ainsi tacitement la demande formulée par le représentant d’Israël.
Ces réactions de responsables israéliens ne sont que de nouveaux exemples du déni de la réalité commun à toutes les puissances occupantes des temps modernes, depuis que l’éthique et le droit international dominants des temps modernes condamnent l’occupation du territoire d’un autre peuple. En fait, non seulement il est vrai que le 7 octobre « ne s’est pas produit dans le vide », mais il était tout à fait prévisible qu’une flambée de violence allait se produire à un moment donné, en particulier dans la bande de Gaza.
En décembre 2009, deux ans après le blocus imposé par Israël à Gaza à la suite du retrait de ses troupes en 2005 et de l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007, et quelques mois après la première grande campagne israélienne de bombardement de l’enclave (2008-9), Larry Derfner posait les bonnes questions à ses compatriotes israéliens dans le Jerusalem Post :
« La question que nous devons nous poser est la suivante : si quelqu’un nous traitait comme nous traitons les habitants de Gaza, que ferions-nous ? […] Ce n’est pas que nous ne pouvons pas imaginer la vie à Gaza. C’est que nous sommes déterminés à ne pas essayer de l’imaginer. Si nous le faisions, nous ne nous arrêterions peut-être pas là. Nous pourrions ensuite essayer d’imaginer comment ce serait si notre pays se trouvait dans la situation dans laquelle nous avons laissé Gaza. Et tôt ou tard, nous pourrions essayer d’imaginer ce que nous ferions si nous vivions ici comme eux vivent là-bas.
Ou même pas ce que nous ferions, juste ce que nous penserions – des gens et du pays qui nous ont fait cela et qui ne nous permettent même pas de commencer à nous relever une fois la guerre terminée. Qui ont imposé un blocus à nos frontières et n’ont permis l’entrée d’approvisionnements qu’à un niveau minimal pour notre subsistance, de sorte à éviter la famine et les épidémies de masse ».
En vérité, décrire le Hamas comme étant principalement motivé par l’antisémitisme et apparenté aux nazis n’est que la continuation, dans le nouvel épisode intensif en cours de la guerre israélo-arabe des récits, d’un vieux stratagème narratif éprouvé, inauguré par l’exploitation après 1945 de la figure d’ Amin al-Husseini afin de présenter la conquête sioniste de la terre palestinienne en 1948 comme ultime bataille de la Seconde Guerre mondiale. Le dernier épisode de conquête coloniale des temps modernes pouvait ainsi être présenté comme la dernière bataille contre le nazisme.
Ce stratagème fonctionne bien dans les régions du monde qui portent la culpabilité du génocide nazi des Juifs européens : parmi les populations dont les ancêtres ont été auteurs du crime, complices directs ou spectateurs impassibles, y compris les pays qui ont claqué leurs portes au nez des réfugiés juifs. Ce stratagème ne fonctionne cependant pas pour la majeure partie de l’humanité qui, située dans les pays du Sud mondial, n’avait que peu d’intérêt dans la Seconde Guerre mondiale et a toujours perçu les Palestiniens, non pas comme continuateurs de l’impérialisme nazi, mais comme continuateurs de la longue série sanglante des victimes coloniales.
Flashback historique : Angola, 1961
Peu après le 7 octobre, mon ami Michel Cahen, spécialiste français de l’histoire de l’Afrique lusophone, attirait mon attention sur un épisode historique survenu en Angola en 1961, qui présente une ressemblance frappante avec les événements en cours au Moyen-Orient. Intrigué, j’ai effectué une recherche sur la question et découvert que le parallèle allait bien au-delà du seul moment du 7 octobre. Voici les faits.
En 1961, dans le contexte d’une avancée majeure de la décolonisation sur le continent africain, le ressentiment contre l’irréductible colonialisme portugais s’était considérablement accru en Angola, surtout après que la République du Congo voisine (qui deviendra plus tard la République démocratique du Congo) eut obtenu son indépendance de la domination coloniale belge l’année précédente, incitant les autorités coloniales portugaises à intensifier leur répression contre les indépendantistes angolais. La lutte armée anticoloniale progressait dans les derniers territoires coloniaux d’Afrique, et l’Angola ne faisait pas exception. L’un de ses mouvements anticoloniaux était l’Union des populations de l’Angola (UPA), dont le leader, Holden Roberto, avait des liens tant avec le Front de libération nationale algérien – dont il adoptera plus tard le nom pour devenir Front de libération nationale de l’Angola (FLNA) – qu’avec la CIA.
Le 15 mars 1961, les combattants de l’UPA traversèrent la frontière du Congo au nord de l’Angola, rejoints par un grand nombre d’autochtones locaux. Une masse hétéroclite de quatre à cinq mille hommes, quelques-uns armés de fusils et la plupart de machettes, se lancèrent dans une frénésie meurtrière, tuant avec une horreur indescriptible plusieurs centaines, voire un millier (il n’y a pas de chiffres précis), de colons blancs – hommes, femmes, bébés et enfants – ainsi que beaucoup plus d’Angolais d’autres ethnies et de métis. Comme l’a écrit Maria da Conceição Neto soixante ans plus tard, « les images de blancs, de métis et de noirs massacrés allaient devenir la pièce maîtresse de la propagande portugaise visant à discréditer les assaillants en les qualifiant de “terroristes” et de “barbares” sans objectif politique. À ce jour, ce sont les images les plus répandues sur “le 15 mars”, créant immédiatement une barrière devant la compréhension de ce qui s’est passé… ».
Le gouvernement portugais du dictateur d’extrême droite António de Oliveira Salazar – qui prit en main personnellement le ministère de la défense à cette fin – lança une campagne de représailles massives, avec un recours intensif à l’armée de l’air. En quelques mois, des dizaines de milliers de personnes (plus de 50 000 à la fin de l’année, selon Nkwelle Ekaney) furent tuées parmi la population noire, plusieurs villages ayant été incendiés et rasés sur un vaste territoire. Une arme majeure utilisée par l’armée de l’air portugaise pour perpétrer ce massacre génocidaire fut le napalm fourni par l’administration américaine de John F. Kennedy.
Deux autres éléments du dossier historique sont pertinents ici. Premièrement, l’UPA/FLNA allait continuer en tant que rival, soutenu par la CIA, du Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA), soutenu par l’URSS. Mais le Portugal d’extrême droite était membre fondateur de l’OTAN. Par conséquent, comme Roberto l’a expliqué lui-même plus tard à un chercheur suédois :
« Nous n’avons pas pu recevoir d’aide des pays occidentaux, à cause de l’OTAN et des relations avec le Portugal. Nous n’avions aucun soutien. Le peu de soutien sur lequel nous pouvions compter provenait de pays africains et arabes, comme la Tunisie. Et Israël, qui était très important pour nous. Le gouvernement israélien nous a aidé à cette époque.
Tor Sellström : Avec des armes ?
Holden Roberto : Avec des armes. C’était avec l’aide de Golda Meir ».
Deuxièmement, Frantz Fanon, qui avait encouragé Roberto à lancer la lutte armée, a commenté les événements angolais dans le chapitre intitulé « Grandeur et faiblesses de la spontanéité » de son célèbre livre de 1961 Les Damnés de la Terre dans les termes suivants :
« On se souvient que, le 15 mars 1961, les paysans angolais se sont lancés par groupe de deux ou trois mille contre les positions portugaises. Hommes, femmes et enfants, armés ou non armés, avec leur courage, leur enthousiasme, se sont rués en masses compactes et par vagues successives sur des régions où dominaient le colon, le soldat et le drapeau portugais. Des villages, des aérodromes ont été encerclés et ont subi des assauts multiples, mais aussi des milliers d’Angolais ont été fauchés par la mitraille colonialiste. Il n’a pas fallu longtemps aux chefs de l’insurrection angolaise pour comprendre qu’ils devaient trouver autre chose s’ils voulaient réellement libérer leur pays. Aussi, depuis quelques mois, le leader angolais Holden Roberto a-t-il réorganisé l’Armée nationale angolaise en tenant compte des différentes guerres de libération et en utilisant les techniques de guérilla ».
Laquelle des deux séquences historiques suivantes ressemble le plus aux attentats anti-israéliens du 7 octobre menés par le Hamas et à l’offensive qui s’en est suivie, menée par le gouvernement israélien d’extrême droite : un massacre anti-juif commis par les nazis suivi de la destruction des Juifs européens perpétrée par les mêmes nazis ; ou le massacre anti-portugais commis par l’UPA et l’offensive qui s’en est suivie, menée par le gouvernement portugais d’extrême droite avec la complicité des États-Unis ?
Les Angolais menés par l’UPA le 15 mars étaient-ils principalement motivés par le racisme antiblanc ou par la haine de l’oppression coloniale portugaise ? De même, les Palestiniens menés par le Hamas le 7 octobre étaient-ils principalement motivés par l’antisémitisme ou par la haine de l’oppression coloniale israélienne ? Les réponses à ces questions devraient être évidentes pour quiconque n’est pas aveuglé par un racisme antipalestinien, anti-arabe ou antimusulman et par la « compassion narcissique » avec les Israéliens perçus comme blancs.
Gilbert Achcar