Le déplacement du ministre britannique des Affaires étrangères David Cameron aux îles Malouines (nous utiliserons le nom français par commodité, mais ces îles sont nommées Falkland Islands par les Britanniques et Islas Malvinas par les Argentins), le 22 février 2024, est passé relativement inaperçu dans l’actualité brûlante des derniers mois. Or ses enjeux sont nombreux.
Le président argentin Javier Milei, élu en décembre 2023, a rapidement informé ses électeurs qu’il considérait les Malouines comme des îles argentines, revenant donc à la fois sur l’accord signé à la suite de la guerre de 1982 et sur le référendum de 2013, quand 99,8 % des quelque 1 700 habitants adultes de l’archipel avaient exprimé leur souhait de rester britanniques. Ce faisant, Milei a fait sienne une vision qui structure le récit national argentin depuis de nombreuses années. Tout récemment encore, le 4 avril 2024, lors d’une cérémonie marquant le 42e anniversaire de cette bataille de l’Atlantique Sud – 649 soldats argentins et 255 soldats britanniques y sont morts –, le président argentin a réitéré sa volonté indéfectible de récupérer la souveraineté sur cet archipel, situé à moins de 500 km des côtes, mais que l’Argentine n’a contrôlé que de son indépendance en 1816 à 1833, quand Londres l’a récupéré.
La veille, toutefois, Milei s’était entretenu à Ushuaia, en Terre de Feu, dans l’extrême sud de l’Argentine, avec la générale Laura Richardson, chief of the US Southern Command (Southcom). Pour les États-Unis, cette rencontre visait, selon la terminologie officielle, à poser les bases de la discussion sur « des questions géopolitiques d’intérêt mutuel ».
Cette formulation – ainsi que le lieu de la rencontre – permet de relier plusieurs éléments et d’appréhender la question de l’archipel non plus uniquement à l’aune d’une rivalité territoriale entre Buenos Aires et Londres, mais d’un point de vue mondial. En 2022, l’Argentine a lancé la construction d’une nouvelle base militaire à Ushuaia : un coup d’œil sur la carte suffit pour comprendre que ce qui est en jeu autour des Malouines, c’est aussi, voire surtout, la question du contrôle des mers et de la proximité avec l’Antarctique.
Les richesses naturelles des Malouines
Depuis 1982, la convention de Montego Bay – dite Convention des Nations unies sur le Droit de la mer, entrée en vigueur en 1994 – fixe le cadre actuel du droit de la mer et encadre les revendications territoriales à travers les notions d’eaux territoriales, de zone économique exclusive (ZEE) et de plateau continental.
À la suite de la guerre, le Royaume-Uni a établi une zone de pêche autour de l’archipel avec l’objectif de stimuler le développement d’un espace économique particulièrement impacté depuis des années. Afin de limiter les risques de conflits maritimes avec l’Argentine, et en conformité avec la réglementation internationale, l’espace a été augmenté en 1986 à travers la création d’une zone de protection des ressources Falklands Interim Conservation and Management Zone (FICZ), puis, en 1990, par un troisième territoire juridique : la Falklands Outer Conservation Zone. Par ailleurs, selon Montego Bay, le contrôle des territoires marins autorise également l’exploitation du sous-sol, dans cet espace où la présence de gisements de gaz et de pétrole est confirmée.
Le succès économique est au rendez-vous puisque, en 2019 par exemple, la vente de licences de pêche constituait près de 40 % du PIB de l’archipel. Cela a favorisé le développement d’un travail commun entre l’Argentine et le Royaume-Uni – concrétisé par la déclaration de Madrid du 19 octobre 1989 sur la restauration des relations diplomatiques – afin de gérer conjointement les ressources halieutiques tout en gelant la question de la souveraineté de l’archipel. Dès 1991, l’Argentine décide donc également d’inscrire dans la loi une zone économique exclusive.
Un tel travail d’encadrement est d’autant plus nécessaire que les eaux froides de l’atlantique Sud sont particulièrement poissonneuses et attirent d’importantes flottes de navires. La question devient même épineuse et vitale pour un territoire nommé « Blue Hole » – que nous proposons de traduire par « puits bleu » – à 200 miles des cotes argentines, au nord des Malouines, et qui n’est, pour l’heure régi par aucun accord régional. En janvier, plus de 400 navires de pêche avaient été observés sur cette zone, laissant craindre un profond impact sur les réserves halieutiques. Selon le gouvernement des îles, près de la moitié des calmars consommés en Espagne a été pêchée dans ce territoire sans contrainte juridique.
Le risque de surpêche – par manque d’encadrement et de contrôle – est d’autant plus élevé qu’une très grande partie de ces navires (et tous ne sont pas détectables car ils coupent leurs transbordeurs – le système AIS – en arrivant sur zone) appartiennent à la flotte de pêche la plus importante du monde : la Chine.
Une activité économique vitale pour la région se trouve alors menacée. Surtout, au Royaume-Uni, à l’Argentine et aux États-Unis vient s’adjoindre une quatrième partie intéressée par l’espace maritime proche des Malouines. Tous ces acteurs cherchent à contrôler les ressources actuelles et futures que proposent les mers : les ressources énergiques ; les ressources halieutiques ; et les capacités à circuler sur ces espaces.
Un contexte international qui braque l’attention sur les détroits du sud du continent américain
La circulation entre l’Atlantique et le Pacifique se fait par deux axes : le Passage de Drake, route connue depuis 1616, située à l’extrême sud du continent américain, qui constitue le point de convergence de trois océans – Austral, Atlantique et Pacifique – et qui est limitée par le cap Horn au Nord et l’Antarctique au Sud ; ou en empruntant le canal de Panama, construit en 1914 et élargi en 2016, qui permet de réduire de moitié la durée de transit entre l’Atlantique et le Pacifique.
Or, depuis plusieurs mois, le canal de Panama connaît des difficultés impactant la circulation transatlantique. Du fait d’une sécheresse record, le canal, constitué de multiples écluses, ne pouvait plus accueillir certains types de navires trop profonds se détournant donc vers une des trois alternatives envisageables : le passage de Drake, ou deux autres voies situées dans la même zone, tout au sud du continent américain : soit le détroit de Magellan et soit le canal Beagle.
Si le canal de Panama continue de connaître de telles variations d’eau (et les prévisions vont dans ce sens dramatique), les Malouines seront appelées à jouer un rôle majeur car elles facilitent le contrôle et l’accès aux trois détroits. L’importance de ceux-ci est actuellement d’autant plus élevée que le canal de Suez est soumis à des tensions particulièrement fortes. Aussi est-ce pourquoi le passage de Drake dessine dorénavant un enjeu géopolitique capital pour la circulation des navires et des marchandises.
Le passage de Drake, d’environ 800 km de large, est sans contestation l’un des endroits les plus inhospitaliers au monde, avec des courants circumpolaires arctiques, des vents d’une grande violence (100km/h), une pluie continue et des vagues de près de 15 mètres, et extraordinairement profond (entre 3500 et 4000m de profondeur).
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Dès lors, ce passage ne constitue bien évidemment pas un premier choix face au détroit de Magellan (dont la profondeur limite de 21m permet quand même la navigation des porte-avions nucléaire américains) et, de manière plus alternative au canal Beagle. Mais il intéresse énormément les grands acteurs internationaux. Cet espace donne en effet accès à l’Antarctique ; sa valeur est, par conséquent, incommensurable.
L’Antarctique au cœur de toutes les attentions
Le continent antarctique possède potentiellement toutes les richesses après lesquelles courent les grandes puissances. Toutefois, il est protégé par un traité signé le 1ᵉʳ décembre 1959 qui précise notamment que : seules les activités pacifiques sont autorisées dans l’Antarctique (article I) ; la liberté de la recherche scientifique dans l’Antarctique et la coopération à cette fin […] se poursuivront (article II) ; les observations et les résultats scientifiques de l’Antarctique seront échangés et rendus librement disponibles (article III) ; aucun acte ou activité […] ne constituera une base permettant de faire valoir, de soutenir ou de contester une revendication de souveraineté territoriale dans l’Antarctique, ni ne créera des droits de souveraineté dans cette région (article IV).
Sept pays maintiennent des revendications territoriales sur l’Antarctique, tout en respectant les engagements du Traité. Les quatre premiers sont des nations de l’hémisphère sud adjacentes au continent antarctique : le Chili, l’Argentine, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Les trois autres sont des nations européennes liées au continent par la profondeur historique de leur exploration antarctique : le Royaume-Uni, la France et la Norvège. Signe, enfin, de l’intérêt immense pour ce continent, près de 80 stations scientifiques, appartenant à une trentaine de pays, y sont dénombrées.
Parmi ces pays, l’un est particulièrement entreprenant. Depuis le 7 février 2024, la Chine est officiellement devenue la mieux dotée et la plus commodément positionnée sur l’Antarctique avec 5 bases, disposées sur plusieurs axes à travers le continent blanc. La plus récente, inaugurée le 7 février, nommée « Qinling Station », est située sur l’Île Inexpressible, dans la mer de Ross. Elle offre des possibilités de contrôle et de projection sur les espaces maritimes environnants, car l’île Inexpressible est libre de glace toute l’année. C’est donc un accès au passage de Drake. En outre, à travers ses bases, Pékin déploie des structures de suivi satellitaire essentielles pour son double système de navigation et de positionnement, nommé Beidou.
Le territoire dessiné entre les Malouines, Ushuaia et l’Antarctique constitue un espace où se superposent de très larges enjeux. En plus de son potentiel contrôle sur le canal Beagle, le port d’Ushuaia n’est situé qu’à 680 miles (environ 1100 km) des cotes de l’Antarctique. C’est pourquoi les inquiétudes occidentales croissent alors que circule la rumeur selon laquelle un accord aurait été trouvé en octobre 2023 entre HydroChina Corp, représentant de la Chine sur place, et Gustavo Mellela, gouverneur des Terres de Feu, pour l’établissement d’une base militaire navale. Celle-ci constituerait la quatrième base militaire chinoise dans le monde, avec celle de Djibouti (opérationnelle depuis 2017), celle de Ream (Cambodge, 2022) et celle, encore en cours de construction, de Gorno-Badakhshan au Tadjikistan. Ce serait surtout un nouveau point de contrôle maritime qui s’ajouterait aux cinq bases chinoises en Antarctique.
Or ces bases maritimes, bien que civiles, permettent le déploiement de radars et de différents types d’instruments d’écoute : la plus récente des bases chinoises en Antarctique répond en cela à la base chinoise de Las Lajas, en Patagonie, opérationnelle depuis 2019. Lors de la signature de l’accord, en 2015, la base était considérée comme un territoire chinois et si depuis quelques années, des amendements permettent des visites officielles de vérification, elle demeure cependant un véritable objet d’attention de la part de Washington comme du président Milei qui trouve quelques points obscurs à l’accord le liant à la Chine.
Milei s’est considérablement rapproché des États-Unis, alors que son pays développe depuis des années de nombreux partenariats avec la Chine. Il a par exemple accepté l’offre des États-Unis, destinée à contrecarrer les plans chinois, de leur acheter des F-16.
L’Argentine, qui regorge de ressources naturelles telles que le cuivre, le cobalt ou le lithium, fait l’objet d’une attention soutenue de la Chine, ce dont témoigne également son intégration aux BRICS.
Milei cherche à jouer de toutes les possibilités offertes par la compétition dont son pays est l’enjeu. Il a ainsi récemment rencontré Elon Musk et officiellement demandé, le 18 avril dernier, que l’Argentine soit considérée comme un partenaire majeur de l’OTAN.
Le grand Jeu dans le grand Sud
Pour être complète, l’analyse doit encore être élargie. De fait, si la province administrative de la grande île de la Terre de Feu et Ushuaïa sont argentines, les îles Lennox, Nueva et Picton – qui contrôlent totalement l’accès au détroit Beagle – sont chiliennes depuis le traité de Paix et d’Amitié entre l’Argentine et le Chili de 1984. Le Chili, qui contrôle de manière légitime le détroit Beagle et l’accès au Pacifique, et possède 4 bases permanentes en Antarctique, partage avec l’Argentine près de 5000 km de frontières terrestres, et est tout aussi riche en ressources naturelles que son voisin.
Le pays possède par exemple près de 54 % des réserves mondiales de lithium, dont l’entreprise chinoise BYD a négocié en janvier 2022 la possibilité d’en exploiter 80 000 tonnes, soit 1,8 % des réserves connues. La rencontre Milei-Musk se comprend mieux, dès lors, comme le signe d’une possible contre-attaque. Les deux hommes pourraient avoir parlé de potentiels accords commerciaux, d’exploitation de lithium mais également de satellites : SpaceX, que dirige Elon Musk, propose un service de connexion dédié aux navires qui serait, selon certains chercheurs, beaucoup plus résistant aux interférences d’actions extérieures que le GPS classique.
Le mois d’avril particulièrement riche du président Milei permet de mieux comprendre le déplacement urgent de David Cameron en février aux Malouines. Ce dernier ne s’adressait donc pas tant au président argentin qu’à de très nombreux autres acteurs du commerce mondial. Les efforts des États-Unis à destination de l’Argentine peuvent en effet faire craindre à Londres un affaiblissement de leur soutien à ses propres intérêts. Enfin, côté français, les opérations conjointes de la très récente mission de La Jeanne D’Arc et de la Marine nationale argentine, à Ushuaia, témoignent des efforts visant à tisser des liens sur cette zone de forte compétition.
Xavier Carpentier-Tanguy, Indopacifique, Géopolitique des mondes marins, réseaux et acteurs de l’influence, diplomatie publique, Sciences Po
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