Se réclamer de travaux datant du XIXe siècle pour analyser la réalité d’aujourd’hui
expose évidemment au reproche de sombrer dans un archaïsme dogmatique. Une telle
objection est légitime, mais à deux conditions qui méritent d’être précisées. En premier
lieu, il ne s’agit pas de dire que les outils conceptuels de Marx peuvent être mobilisés
tels quels et que leur usage dispense de toute analyse concrète : par définition, la
méthode marxiste interdit de telles facilités. Ensuite, le procès en archaïsme ne peut être
mené qu’en s’appuyant sur deux postulats, dont un seul suffirait d’ailleurs à rendre
caduque la référence marxienne.
Premier postulat : le capitalisme d’aujourd’hui est qualitativement différent de celui
dont disposait Marx comme objet d’étude. Ses analyses pouvaient être utiles pour
comprendre le capitalisme du XIXe siècle, mais ont été rendues obsolètes par les
transformations intervenues depuis lors dans les structures et les mécanismes du
capitalisme.
Second postulat : la science économique a accompli des progrès qualitatifs, voire opéré
des changements de paradigme irréversibles. Dans ce cas, l’analyse marxiste est rendue
obsolète, non pas tant en raison des transformations de son objet, mais des progrès de la
science économique.
Pour justifier le recours à l’appareil conceptuel marxiste, il faut donc remettre en cause
l’un et l’autre de ces postulats. Comme ce n’est pas la fonction de ce texte, on se
bornera ici à esquisser la démonstration. Il faut commencer par récuser la conception de
la « science économique » comme une science, et en tout cas comme une science
unifiée et progressant linéairement. Contrairement par exemple à la physique, les
paradigmes de l’économie continuent à coexister de manière conflictuelle, comme ils
l’ont toujours fait. L’économie dominante actuelle, dite néo-classique, est construite sur
un paradigme qui ne diffère pas fondamentalement de celui d’écoles pré-marxistes ou
même pré-classiques. Le débat théorique triangulaire entre l’économie « classique »
(Ricardo), l’économie « vulgaire » (Say ou Malthus) et la critique de l’économie
politique (Marx) continue à peu près dans les mêmes termes. Les rapports de forces qui
existent entre ces trois pôles ont évolué, mais pas selon un schéma d’élimination
progressive de paradigmes qui tomberaient peu à peu dans le champ pré-scientifique.
L’économie dominante ne domine pas en raison de ses effets de connaissance propres
mais en fonction des rapports de force idéologiques et politiques plus généraux. Pour ne
prendre qu’un exemple, on peut évoquer le débat contemporain sur les « trappes à
chômage » : des indemnisations trop généreuses décourageraient les chômeurs de
reprendre un emploi et seraient l’une des causes principales de la persistance du
chômage. Or, ce sont exactement les mêmes arguments que ceux qui étaient avancés en
Grande-Bretagne pour remettre en cause la loi sur les pauvres (en 1832). Il s’agit d’une
question sociale qu’aucun progrès de la science n’est venu trancher.
Quand au second postulat, il faut le récuser également. Le capitalisme contemporain
n’est évidemment pas similaire, dans ses formes d’existence, à celui que connaissait
Marx. Mais les structures principales de ce système sont restées invariantes, et on peut
même soutenir au contraire que le capitalisme contemporain est plus proche d’un
fonctionnement « pur » que ne l’était celui des « Trente Glorieuses ».
Si ce double point de vue est adopté (absence de progrès cumulatifs de la « science »
économique et invariance des structures capitalistes) il devient licite d’appliquer les
schémas marxistes aujourd’hui. Mais cela ne suffit pas : on ne peut se satisfaire d’une
version affaiblie du dogmatisme qui consisterait à faire entrer plus ou moins de force la
réalité d’aujourd’hui dans un cadre conceptuel marxien. Il faut encore montrer qu’on en
tire un bénéfice, une plus-value, et que l’on réussit mieux à comprendre le capitalisme
actuel. C’est ce que la suite de ce texte essaie de faire autour de deux questions
essentielles (qui ne se situent d’ailleurs pas au même niveau d’abstraction théorique) : la
valeur et l’accumulation.
A quoi sert la théorie de la valeur ?
La théorie de la valeur-travail est au cœur de l’analyse marxiste du capitalisme. Il est
donc normal de commencer par elle si l’on veut évaluer l’utilité de l’outil marxiste pour
la compréhension du capitalisme contemporain. Il n’est pas question ici d’exposer cette
théorie dans tous ces développements [1]. On peut après tout la résumer très succinctement
autour d’une idée centrale : c’est le travail humain qui est la seule source de création de
valeur. Par valeur, il faut entendre ici la valeur monétaire des marchandises produites
sous le capitalisme. On se trouve alors confronté à cette véritable énigme, que les
transformations du capitalisme n’ont pas fait disparaître, d’un régime économique où les
travailleurs produisent l’intégralité de la valeur mais n’en reçoivent qu’une fraction sous
forme de salaires, le reste allant au profit. Les capitalistes achètent des moyens de
production (machines, matières premières, énergie, etc.) et de la force de travail ; ils
produisent des marchandises qu’ils vendent et se retrouvent au bout du compte avec
plus d’argent qu’ils n’en ont investi au départ. Le profit est la différence entre le prix de
vente et le prix de revient de cette production. C’est ce constat qui sert de définition
dans les manuels.
Mais le mystère reste entier. Si j’achète des marchandises dans un magasin et que
j’essaie de les revendre plus cher, je n’y arriverai pas, à moins de voler, d’une manière
ou d’une autre, mon client, ou de faire de la contrebande : une société ne peut être
durablement fondée sur la tromperie et le détournement. Au contraire, le capitalisme
fonctionne normalement à partir d’une série d’échanges égaux : à un moment donné, le
capitaliste paie des fournitures et ses salariés au prix du marché. Sauf situation
exceptionnelle, le salarié reçoit une rétribution de son travail conforme au « prix du
marché », même si, par la lutte sociale, il cherche à faire augmenter ce prix.
C’est autour de cette question absolument fondamentale que Marx ouvre son analyse du
capitalisme dans Le Capital. Avant lui les grands classiques de l’économie politique,
comme Smith ou Ricardo, procédaient autrement, en se demandant ce qui réglait le prix
relatif des marchandises : pourquoi, par exemple, une table vaut-elle le prix de cinq
pantalons ? Très vite, la réponse qui s’est imposée consiste à dire que ce rapport de 1 à 5
reflète plus ou moins le temps de travail nécessaire pour produire un pantalon ou une
table. C’est ce que l’on pourrait appeler la version élémentaire de la valeur-travail.
Ensuite, ces économistes - que Marx appelle classiques et qu’il respecte (à la différence
d’autres économistes qu’il baptisera « vulgaires ») - cherchent à décomposer le prix
d’une marchandise. Outre le prix des fournitures, ce prix incorpore trois grandes
catégories, la rente, le profit et le salaire. Cette formule « trinitaire » semble très
symétrique : la rente est le prix de la terre, le profit le prix du capital, et le salaire est le
prix du travail. D’où la contradiction suivante : d’un côté, la valeur d’une marchandise
dépend de la quantité de travail nécessaire à sa production ; mais, d’un autre côté, elle
ne comprend pas que du salaire. Cette contradiction se complique quand on remarque,
comme le fait Ricardo, que le capitalisme se caractérise par la formation d’un taux
général de profit, autrement dit que les capitaux tendent à avoir la même rentabilité
quelle que soit la branche dans laquelle ils sont investis. Ricardo se cassera les dents sur
cette difficulté.
Marx propose sa solution, qui est à la fois géniale et simple (au moins a posteriori). Il
applique à la force de travail, cette marchandise un peu particulière, la distinction
classique, qu’il fait sienne, entre valeur d’usage et valeur d’échange. Le salaire est le
prix de la force de travail qui est socialement reconnu à un moment donné comme
nécessaire à sa reproduction. De ce point de vue, l’échange entre le vendeur de force de
travail et le capitaliste est en règle générale un rapport égal. Mais la force de travail a
cette propriété particulière - c’est sa valeur d’usage - de produire de la valeur. Le
capitaliste s’approprie l’intégralité de cette valeur produite, mais n’en paie qu’une
partie, parce que le développement de la société fait que les salariés peuvent produire
durant leur temps de travail une valeur plus grande que celle qu’ils vont récupérer sous
forme de salaire.
Faisons comme Marx, dans les premières lignes du Capital, et
observons la société comme une « immense accumulation de marchandises » toutes
produites par le travail humain. On peut en faire deux tas : le premier tas est formé des
biens et services de consommation qui reviennent aux travailleurs ; le second tas, qui
comprend des biens dits « de luxe » et des biens d’investissement, correspond à la plus-
value. Le temps de travail de l’ensemble de cette société peut à son tour être décomposé
en deux : le temps consacré à produire le premier tas est appelé par Marx le travail
nécessaire, et c’est le surtravail qui est consacré à la production du second tas.
Cette représentation est au fond assez simple mais, pour y parvenir, il faut évidemment
prendre un peu de recul et adopter un point de vue social. C’est précisément ce pas de
côté qu’il est si difficile de faire parce que la force du capitalisme est de proposer une
vision de la société qui en fait une longue série d’échanges égaux. Contrairement au
féodalisme où le surtravail était physiquement perceptible, qu’il s’agisse de remettre une
certaine proportion de la récolte ou d’aller travailler un certain nombre de jours par an
sur la terre du seigneur, cette distinction entre travail nécessaire et surtravail devient
opaque dans le capitalisme, en raison même des modalités de la répartition des richesses
et d’une très profonde division sociale du travail. Or, ce dispositif fonctionne encore
aujourd’hui et même, avec la financiarisation, sous une forme exacerbée.
La finance permet-elle de s’enrichir en dormant ?
L’euphorie boursière et les illusions créées par la « nouvelle économie » ont donné
l’impression que l’on pouvait « s’enrichir ne dormant », bref que la finance était
devenue une source autonome de valeur. Ces fantasmes typiques du capitalisme n’ont
rien d’original, et on trouve dans Marx tous les éléments pour en faire la critique,
notamment dans ses analyses du Livre 2 du Capital consacrées au partage du profit
entre intérêt et profit d’entreprise. Marx écrit par exemple que : « dans sa
représentation populaire, le capital financier, le capital rapportant de l’intérêt est
considéré comme le capital en soi, le capital par excellence ». Il semble en effet capable
de procurer un revenu, indépendamment de l’exploitation de la force de travail. C’est
pourquoi, ajoute Marx, « pour les économistes vulgaires qui essaient de présenter le
capital comme source indépendante de la valeur et de la création de valeur, cette forme
est évidemment une aubaine, puisqu’elle rend méconnaissable l’origine du profit et
octroie au résultat du procès de production capitaliste - séparé du procès lui-même -
une existence indépendante ».
L’intérêt, et en général les revenus financiers, ne représentent pas le « prix du capital »
qui serait déterminé par la valeur d’une marchandise particulière, comme ce peut être le
cas du salaire pour la force de travail ; il est une clé de répartition de la plus-value entre
capital financier et capital industriel. Cette vision « soustractive », où l’intérêt est
analysé comme une ponction sur le profit s’oppose totalement à la vision de l’économie
dominante, celle que Marx qualifiait déjà de « vulgaire », et qui traite de la répartition
du revenu selon une logique additive. Dans la vision apologétique de cette branche de
l’économie, la société est un marché généralisé où chacun vient avec ses « dotations », pour offrir sur les marchés ses services sous forme de « facteurs de production ».
Certains offrent leur travail, d’autres de la terre, d’autres du capital, etc. Cette théorie ne
dit évidemment rien des bonnes fées qui ont procédé à l’attribution, à chaque « agent »,
de ses dotations initiales, mais l’intention est claire : le revenu national est construit par
agrégation des revenus des différents « facteurs de production » selon un processus qui
tend à les symétriser. L’exploitation disparaît, puisque chacun des facteurs est rémunéré
selon sa contribution propre.
Ce type de schéma a des avantages mais présente aussi bien des difficultés. Par
exemple, des générations d’étudiants en économie apprennent que « le producteur
maximise son profit ». Mais comment ce profit est-il calculé ? C’est la différence entre
le prix du produit et le coût des moyens de production, donc les salaires mais aussi le
« coût d’usage » du capital. Ce dernier concept relativement récent résume à lui seul les
difficultés de l’opération, puisqu’il dépend à la fois du prix des machines et du taux
d’intérêt. Mais si les machines ont été payées et les intérêts versés, quel est ce profit que
l’on maximise ? Question d’autant plus intéressante que ce profit, une fois « maximisé »
est nul. Et s’il ne l’est pas, il tend vers l’infini, et la théorie néoclassique de la répartition
s’effondre, puisque le revenu devient supérieur à la rémunération de chacun des
« facteurs ». La seule manière de traiter cette difficulté est, pour l’économie dominante,
de la découper en morceaux et d’apporter des réponses différentes selon les régions à
explorer, sans jamais assurer une cohérence d’ensemble, qui ne saurait être donnée que
par une théorie de la valeur dont elle ne dispose pas.
Pour résumer ces difficultés, qui
ramènent à la discussion de Marx, la théorie dominante oscille entre deux positions
incompatibles. La première consiste à assimiler l’intérêt au profit - et le capital
emprunté au capital engagé - mais laisse inexpliquée l’existence même d’un profit
d’entreprise. La seconde consiste à distinguer les deux, mais, du coup, s’interdit la
production d’une théorie unifiée du capital. Toute l’histoire de la théorie économique
bourgeoise est celle d’un va-et-vient entre ces deux positions contradictoires, et cette
question n’a pas été réglée par les développements de la « science économique ».
La théorie de la valeur est donc particulièrement utile pour traiter correctement le
phénomène de la financiarisation. Une présentation largement répandue consiste à dire
que les capitaux ont en permanence le choix de s’investir dans la sphère productive ou
de se placer sur les marchés financiers spéculatifs, et qu’ils arbitreraient entre les deux
en fonction des rendements attendus. Cette approche a des vertus critiques, mais elle a
le défaut de suggérer qu’il y a là deux moyens alternatifs de gagner de l’argent. En
réalité, on ne peut s’enrichir en Bourse que sur la base d’une ponction opérée sur la
plus-value, de telle sorte que le mécanisme admet des limites, celles de l’exploitation, et
que le mouvement de valorisation boursière ne peut s’autoalimenter indéfiniment.
D’un point de vue théorique, les cours de Bourse doivent être indexés sur les profits
attendus. Cette liaison est évidemment très imparfaite, et dépend aussi de la structure de
financement des entreprises : selon que celles-ci se financent principalement ou
accessoirement sur les marchés financiers, le cours de l’action sera un indicateur plus ou
moins précis. L’économiste marxiste Anwar Shaikh a exhibé une spécification qui montre que cette relation fonctionne relativement bien pour les Etats-Unis [2]. Il en va de
même dans le cas français : entre 1965 et 1995, l’indice de la Bourse de Paris est bien
corrélé avec le taux de profit. Mais cette loi a été clairement enfreinte dans la seconde
moitié des années 90 : à Paris, le CAC40 a par exemple été multiplié par trois en cinq
ans, ce qui est proprement extravagant. Le retournement boursier doit donc être
interprété comme une forme de rappel à l’ordre de la loi de la valeur qui se fraie la voie,
sans se soucier des modes économiques. Le retour du réel renvoie en fin de compte à
l’exploitation des travailleurs, qui est le véritable « fondamental » de la Bourse. La
croissance de la sphère financière et des revenus qu’elle procure, n’est possible qu’en
proportion exacte de l’augmentation de la plus-value non accumulée, et l’une comme
l’autre admettent des limites, qui ont été atteintes.
Fin du travail, et donc de la valeur-travail ?
L’une des objections classiquement adressée à la théorie de la valeur est que les salaires
représentent une fraction de plus en plus réduite des coûts de production (de l’ordre de
20 %). Dans ces conditions, il devient difficile de maintenir que le travail est la seule
source de valeur. Cette approche ne résiste cependant pas à l’examen et il suffit de poser
cette simple question : à quoi peuvent bien correspondre ces 80 % de coûts non
salariaux dans la fabrication d’une automobile ? Si l’on examine les comptes d’une
société, on va trouver notamment un poste intitulé achats intermédiaires, qui peut
effectivement dépasser la masse salariale. Mais peut-on, surtout si on est marxiste, en
rester là, et ne pas examiner de plus près cette rubrique ? On y trouvera par exemple des
achats de tôle à l’industrie sidérurgique, ou de pneus, de rétroviseurs, etc. auprès de ce
qu’on appelle les équipementiers. S’agit-il pour autant de coûts non salariaux ?
Evidemment non, puisque le coût de ces fournitures incorpore lui-même du travail
salarié - c’est le B A BA de la théorie de la valeur - et tout simplement de la
comptabilité nationale. La baisse des salaires directs correspond également à une
externalisation de certains services (de l’entretien à la recherche) ou à la remise à la
sous-traitance de certains segments productifs. Il faut donc consolider, et prendre en
compte le travail incorporé dans les prix de toutes ces prestations. On obtient alors une
part des salaires dans la valeur ajoutée, qui a certes baissé, mais représente aujourd’hui
environ 60 % pour l’ensemble des entreprises. Ces chiffres permettent de vérifier que la
fixation des patrons sur la masse salariale n’a rien d’irrationnel mais correspond à une
conception très pragmatique du rapport d’exploitation, en l’occurrence plus lucide que
celle qui consisterait à s’étonner d’un tel acharnement.
Pour une théorie de la valeur-connaissance ?
Les théorisations de la « nouvelle économie » débouchent sur l’idée que les nouvelles
technologies rendraient obsolète la valeur-travail. La détermination de la valeur des
marchandises par le travail socialement nécessaire à leur production ne correspondrait
plus à la réalité des rapports de production. Ce qui est identifié comme réellement
nouveau dans la « nouvelle économie », c’est bien cette perte de substance de la loi de
la valeur qui conduit à une mutation profonde, voire à un autodépassement du
capitalisme. Plus précisément, les nouvelles technologies introduiraient quatre grandes
transformations dans la production des marchandises : immatérialité, reproductibilité,
indivisibilité, et rôle de la connaissance.
Le thème de l’immatérialité porte à la fois sur les processus de travail et le produit lui-
même. Une bonne partie des marchandises de la « nouvelle économie » sont des biens et
services immatériels, ou dont le support matériel est réduit à sa plus simple expression.
Qu’il s’agisse d’un logiciel, d’un film ou d’un morceau de musique numérisés, ou
encore mieux d’une information, la marchandise moderne tend à devenir « virtuelle ».
Ce constat est exact, au moins partiellement, mais ne conduit pas aux implications
théoriques supposées. Il ne peut troubler que les partisans d’un marxisme primitif où,
sous prétexte de matérialisme, la marchandise est une chose. La montée des services
aura au moins permis de liquider cette forme vétuste d’incompréhension de la forme
valeur. Ce qui fonde la marchandise, c’est un rapport social très largement indépendant
de la forme concrète du produit. Est marchandise ce qui est vendu comme moyen de
rentabiliser un capital.
La reproductibilité et l’indivisibilité d’un nombre croissant de biens et de services
remettent en cause leur statut de marchandises. Il s’agit là des formes modernes d’une
contradiction fondamentale du capitalisme sur lesquelles on reviendra plus bas. Au
préalable, il faut analyser le rôle joué par la connaissance dans les processus productifs,
qui mettrait particulièrement à mal la théorie de la valeur-travail. Pour Enzo Rullani [3],
elle est devenue « un facteur de production nécessaire, autant que le travail et le
capital ». Mais sa mise en valeur obéit à des lois « très particulières », si bien que « le
capitalisme cognitif fonctionne de manière différente du capitalisme tout court ». Par
conséquent, « ni la théorie de la valeur de la tradition marxiste, ni celle libérale,
actuellement dominante, ne peuvent rendre compte du processus de transformation de
la connaissance en valeur ».
Negri va encore plus loin dans le brouillage du rapport capital-travail : « Le travailleur,
aujourd’hui, n’a plus besoin d’instruments de travail (c’est-à-dire de capital fixe) qui
soient mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, celui qui
détermine les différentiels de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens
qui travaillent : c’est la machine-outil que chacun d’entre nous porte en lui. C’est cela
la nouveauté absolument essentielle de la vie productive aujourd’hui » [4]. L’un de ses
disciples, Yann Moulier-Boutang, est encore plus catégorique, en affirmant que, dans le
capitalisme cognitif, la connaissance « devient la ressource principale de la valeur » et
« le lieu principal du procès de valorisation ».
Prétendre que ces transformations suffisent à bouleverser la théorie de la valeur, c’est
ramener celle-ci à un simple calcul en temps de travail. Dans les Grundrisse, Marx écrit
explicitement le contraire : « ce n’est ni le temps de travail, ni le travail immédiat
effectué par l’homme qui apparaissent comme le fondement principal de la production
de richesse ; c’est l’appropriation de sa force productive générale, son intelligence de
la nature et sa faculté de la dominer, dès lors qu’il s’est constitué en un corps social ;
en un mot, le développement de l’individu social représente le fondement essentiel de la
production et de la richesse » [5]. Citons encore Marx : « l’accumulation du savoir, de
l’habileté ainsi que de toutes les forces productives générales du cerveau social sont
alors absorbées dans le capital qui s’oppose au travail : elles apparaissent désormais
comme une propriété du capital, ou plus exactement du capital fixe ». On voit que l’idée
selon laquelle le capital jouit de la faculté de s’approprier les progrès de la science (ou
de la connaissance) n’a rien de nouveau dans le champ du marxisme.
L’une des caractéristiques intrinsèques du capitalisme, la source essentielle de son
efficacité, a toujours résidé dans cette incorporation des capacités des travailleurs à sa
machinerie sociale. Le capital, explique Marx, « donne vie à toutes les puissances de la
science et de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication
sociales pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de
travail qui y est affecté ». C’est en ce sens que le capital n’est pas un parc de machines
ou d’ordinateurs en réseau, mais un rapport social de domination. L’analyse du travail
industriel a longuement développé ce point de vue. L’analyse de l’oppression des
femmes fait jouer un rôle (ou devrait le faire) à la captation par le capital du travail
domestique comme facteur de reproduction de la force de travail. L’école publique ne
renvoie à rien d’autre qu’à cette forme d’investissement social. L’idée même de
distinction entre travail et force de travail repose au fond là-dessus.
Les nouvelles marchandises
Plutôt que par le recours à la « connaissance », le capitalisme contemporain se
caractérise, dans un nombre croissant de secteurs, par une structure de coûts
particulière :
– une mise de fonds initiale importante et concentrée dans le temps, où les dépenses de
travail qualifié occupent une place croissante ;
– une dévalorisation rapide des investissements qu’il faut donc amortir et rentabiliser sur
une période courte ;
– des coûts variables de production ou de reproduction relativement faibles ;
– la possibilité d’appropriation à peu près gratuite de l’innovation ou du produit
(logiciel, œuvre d’art, médicament, information, etc.).
Tout cela ne devrait pas a priori poser de problème particulier : la valorisation du
capital passe par la formation d’un prix qui doit couvrir les coûts variables de la
production, l’amortissement du capital fixe calculé en fonction de sa durée de vie
économique, plus le taux de profit moyen. Quand l’innovation permet de produire
moins cher les mêmes marchandises, le premier capital à le mettre en œuvre bénéficie
d’une prime, ou d’une rente (une plus-value « extra » disait Marx) qui rétribue
transitoirement l’avance technologique. Ses concurrents vont être amenés à introduire la
même innovation, afin de bénéficier eux aussi de ces surprofits, ou tout simplement
pour résister à la concurrence.
Une difficulté supplémentaire apparaît chaque fois que les firmes concurrentes peuvent
se mettre à niveau à un coût très réduit, car cette possibilité a pour effet de dévaloriser
instantanément le capital qui correspondait à la mise de fonds initiale. Une
caractéristique du capitalisme contemporain est précisément la reproductibilité à coût
très faible d’un nombre croissant de marchandises et c’est une autre caractéristique des
marchandises « virtuelles » qui pose des problèmes particuliers aux exigences de
rentabilité. De manière stylisée, ces marchandises nécessitent un investissement de
conception très lourd, mais leur production est ensuite presque gratuite. Du dernier CD
de Michael Jackson à la plus récente molécule anti-Sida, on peut donner de nombreux
exemples de cette configuration qui entre en contradiction avec la logique de
rentabilisation du capital, en raison d’une autre véritable nouveauté. Une fois que le
produit a été conçu, la mise de fond n’est plus nécessaire pour les nouveaux entrants.
Une notion voisine est celle d’indivisibilité, pour reprendre l’expression utilisée à
propos des services publics. Elle s’applique bien à l’information : une fois celle-ci
produite, sa diffusion ne prive personne de sa jouissance, contrairement par exemple à
un livre que je ne peux lire si je l’ai donné ou prêté. Dans la mesure où les nouvelles
technologies introduisent une telle logique, elles apparaissent comme contradictoires
avec la logique marchande capitaliste. Potentiellement, le capitalisme ne peut plus
fonctionner, en tout cas pas avec ses règles habituelles. Rullani a raison de dire que la
valeur de la connaissance ne dépend pas de sa rareté mais « découle uniquement des
limitations établies, institutionnellement ou de fait, à l’accès de la connaissance ». Pour
valoriser cette forme de capital, il faut paradoxalement « limiter temporairement la
diffusion » de ce qu’il a permis de mettre au point, ou alors en « réglementer l’accès ».
L’actualité est remplie d’exemples qui illustrent cette analyse, qu’il s’agisse de
Microsoft, de Napster ou des projets de CD non reproductibles pour répondre aux
copies pirates. Comme le dit encore Rullani, « la valeur d’échange de la connaissance
est donc entièrement liée à la capacité pratique de limiter sa diffusion libre. C’est-à-
dire de limiter avec des moyens juridiques (brevets, droits d’auteur, licence, contrats)
ou monopolistes, la possibilité de copier, d’imiter, de « réinventer », d’apprendre les
connaissances des autres ».
Mais admettons même une large diffusion de ce nouveau type de produits
potentiellement gratuits. Plutôt que l’émergence d’un nouveau mode de production,
l’analyse qui précède montre qu’il faut y voir le creusement d’une contradiction
absolument classique entre la forme que prend le développement des forces productives
(la diffusion gratuite potentielle) et les rapports de production capitalistes qui cherchent
à reproduire le statut de marchandise, à rebours des potentialités des nouvelles
technologies. On retrouve ici la description avancée par Marx de cette contradiction
majeure du capital : « d’une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature
ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la
création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé pour elle.
D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après
l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans les limites étroites, nécessaires au
maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. Les forces productives et les
rapports sociaux - simples faces différentes du développement de l’individu social -
apparaissent uniquement au capital comme des moyens pour produire à partir de sa
base étriquée. Mais, en fait, ce sont des conditions matérielles, capables de faire éclater
cette base. »
Parce qu’elle oublie ces contradictions entre nouvelles technologies et loi de la valeur,
la théorie du « capitalisme cognitif » repose donc sur un contresens fondamental. Elle
envisage une nouvelle phase du capitalisme dotée d’une logique spécifique et de
nouvelles lois, en particulier dans la détermination de la valeur. Fascinée par son objet,
l’école cognitive prête ainsi au capitalisme contemporain une cohérence dont il est bien
loin de disposer et se situe à sa manière dans une certaine logique régulationniste qui
postule une infinie capacité du capitalisme à se rénover. Dans son dernier livre André
Gorz [6], a une formule qui résume à merveille l’incohérence de ces théories : « le
capitalisme cognitif, c’est la contradiction du capitalisme ». Les mutations
technologiques montrent en effet que ce mode de production est, comme l’envisageait
Marx, « parvenu dans son développement des forces productives à une frontière, passé
laquelle il ne peut tirer pleinement partie de ses potentialités qu’en se dépassant vers
une autre économie ».
C’est donc le capitalisme, et non ses analyses marxistes, qui confine l’économie à la
sphère de la valeur d’échange, où la valeur-richesse n’est là que comme un moyen. Et
c’est bien sa faiblesse majeure que d’avoir de plus en plus de mal à donner une forme
marchande à des valeurs d’usage nouvelles, immatérielles et potentiellement gratuites.
C’est donc sur la base d’un autre contresens que les théoriciens du capitalisme cognitif
se réclament de Marx, et particulièrement des pages des Grundrisse où il aborde ces
questions et que l’on vient de commenter. La conclusion de Marx est en effet que, pour
sortir de cette contradiction, « il faut que ce soit la masse ouvrière elle-même qui
s’approprie son surtravail ». Et c’est seulement « lorsqu’elle a fait cela » (autrement dit
la révolution sociale) que l’on en arrive au point où « ce n’est plus alors aucunement le
temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse ».
La marchandise contre les besoins
Le capitalisme d’aujourd’hui se distingue par un projet systématique, voire dogmatique,
de transformer en marchandises ce qui ne l’est pas ou ne devrait pas l’être. Un tel projet
est doublement réactionnaire : il affirme à la fois la volonté du capitalisme de retourner
à son état de nature en effaçant tout ce qui avait pu le civiliser ; il révèle son incapacité
profonde à prendre en charge les problèmes nouveaux qui se posent à l’humanité.
Le capitalisme veut bien répondre à des besoins rationnels et à des aspirations légitimes,
comme soigner les malades du Sida ou limiter les émissions de gaz à effet de serre ;
mais c’est à la condition que cela passe sous les fourches caudines de la marchandise et
du profit. Dans le cas du Sida, le principe intangible est de vendre les médicaments au
prix qui rentabilise leur capital, et tant pis si ce prix n’est abordable que par une
minorité des personnes concernées. C’est bien la loi de la valeur qui s’applique ici, avec
son efficacité propre, qui n’est pas de soigner le maximum de malades mais de
rentabiliser le capital investi. Les luttes qui visent, non sans succès, à contrer ce principe
d’efficacité ont un contenu anticapitaliste immédiat, puisque l’alternative est de financer
la recherche sur fonds publics et ensuite de distribuer les médicaments en fonction du
pouvoir d’achat des patients, y compris gratuitement. Quand les grands groupes
pharmaceutiques s’opposent avec acharnement à la production et à la diffusion de
médicaments génériques, c’est le statut de marchandises et c’est le statut de capital de
leurs mises de fonds qu’ils défendent, avec une grande lucidité.
Il en va de même pour l’eau qui a suscité de nombreuses luttes à travers le monde, et on
retrouve la même opposition à propos de cette question écologique fondamentale qu’est
la lutte contre l’effet de serre. Là encore, les puissances capitalistes (groupes industriels
et gouvernements) refusent le moindre pas vers une solution rationnelle qui serait la
planification énergétique à l’échelle planétaire. Ils cherchent des succédanés qui ont
pour nom « éco-taxe » ou « droits à polluer ». Il s’agit pour eux de faire rentrer la
gestion de ce problème dans l’espace des outils marchands où, pour aller vite, on joue
sur les coûts et les prix, au lieu de jouer sur les quantités. Il s’agit de créer de pseudo-
marchandises et de pseudo-marchés, dont l’exemple le plus caricatural est le projet de
marché des droits à polluer. C’est une pure absurdité qui ne résiste même pas aux
contradictions inter-impérialistes, comme l’a montré la dénonciation unilatérale par les
Etats-Unis de l’accord de Kyoto, pourtant bien timide.
Dans le même temps, le capitalisme contemporain vise à organiser l’économie mondiale
et l’ensemble des sociétés selon ses propres modalités, qui tournent le dos aux objectifs
de bien-être. Le processus de constitution d’un marché mondial est mené de manière
systématique et vise au fond l’établissement d’une loi de la valeur internationale. Mais
ce projet se heurte à de profondes contradictions, parce qu’il repose sur la négation des
différentiels de productivité qui font obstacle à la formation d’un espace de valorisation
homogène. Cet oubli conduit à des effets d’éviction qui impliquent l’élimination
potentielle de tout travail qui ne se hisse pas d’emblée aux normes de rentabilité les plus
élevées, celles que le marché mondial tend à universaliser. Les pays sont alors
fractionnés entre deux grands secteurs, celui qui s’intègre au marché mondial, et celui
qui doit en être tenu à l’écart. Il s’agit alors d’un anti-modèle de développement, et ce
processus de dualisation des pays du Sud est strictement identique à ce que l’on appelle
exclusion dans les pays du Nord.
C’est enfin la force de travail elle-même que le patronat voudrait ramener à un statut de
pure marchandise. Le projet de « refondation sociale » du Medef exprimait bien cette
ambition de n’avoir à payer le salarié qu’au moment où il travaille pour le patron, ce qui
signifie réduire au minimum et reporter sur les finances publiques les éléments de
salaire socialisé, remarchandiser les retraites, et faire disparaître la notion même de
durée légale du travail. Ce projet tourne le dos au progrès social qui passe au contraire
par la démarchandisation et le temps libre. Il ne faut pas compter ici sur les innovations
de la technique pour atteindre cet objectif mais sur un projet radical de transformation
sociale qui est le seul moyen de renvoyer la vieille loi de la valeur au rayon des
antiquités. La lutte pour le temps libre comme moyen privilégié de redistribuer les gains
de productivité est alors la voie royale pour faire que le travail ne soit plus une
marchandise et que l’arithmétique des besoins sociaux se substitue à celle du profit :
« la production basée sur la valeur d’échange s’effondre de ce fait, et le procès de
production matériel immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine,
misérable, antagonique. C’est alors le libre développement des individualités. Il ne
s’agit plus dès lors de réduire le temps de travail nécessaire en vue de développer le
surtravail, mais de réduire en général le travail nécessaire de la société à un
minimum » [7].
La théorie de l’accumulation
La théorie marxiste de l’accumulation et de la reproduction du capital propose un cadre
d’analyse de la trajectoire du mode de production capitaliste. Ce dernier est doté d’un
principe d’efficacité spécifique, qui ne l’empêche pas de buter régulièrement sur des
contradictions (qu’il a jusqu’ici réussi à surmonter). Son histoire lui a fait parcourir
différentes phases qui le rapprochent d’une crise systémique, mettant en cause son
principe central de fonctionnement, sans qu’il soit pour autant possible d’en déduire
l’inéluctabilité de son effondrement final.
Commençons par une apologie paradoxale : le capitalisme est, dans l’histoire de
l’humanité, le premier mode de production à faire preuve d’un tel dynamisme. On peut
le mesurer par exemple à l’essor sans précédent de la productivité du travail depuis le
milieu du XIXe siècle, qui faisait dire à Marx que le capitalisme révolutionnait les
forces productives. Cette performance découle de sa caractéristique essentielle, qui est
la concurrence entre capitaux privés mus par la recherche de la rentabilité maximale.
Cette concurrence débouche sur une tendance permanente à l’accumulation du capital
(« la Loi et les prophètes » disait Marx), qui bouleverse en permanence les méthodes de
production et les produits eux-mêmes et ne se contente pas d’augmenter l’échelle de la
production.
Ces atouts ont pour contrepartie des difficultés structurelles de fonctionnement, qui se
manifestent par des crises périodiques. On peut repérer deux contradictions absolument
centrales qui combinent une tendance à la suraccumulation, d’une part, à la
surproduction d’autre part.
La tendance à la suraccumulation est la contrepartie de la
concurrence : chaque capitaliste tend à investir pour gagner des parts de marché, soit en
baissant ses prix, soit en améliorant la qualité du produit. Il y est d’autant plus
encouragé que le marché est porteur et la rentabilité élevée. Mais la somme de ces
actions, rationnelles quand elles sont prises séparément, conduit presque
automatiquement à une suraccumulation. Autrement dit, il y a globalement trop de
capacités de production mises en place, et par suite trop de capital pour qu’il puisse être
rentabilisé au même niveau qu’avant. Ce qui est gagné en productivité se paie d’une
augmentation de l’avance en capital par poste de travail, ce que Marx appelait la
composition organique du capital.
La seconde tendance concerne les débouchés. La suraccumulation entraîne la
surproduction, en ce sens qu’on produit aussi trop de marchandises par rapport à ce que
le marché peut absorber. Ce déséquilibre provient d’une sous-consommation relative,
chaque fois que la répartition des revenus ne crée pas le pouvoir d’achat nécessaire pour
écouler la production. Marx a longuement étudié les conditions de la reproduction du
système, que l’on peut résumer en disant que le capitalisme utilise un moteur à deux
temps : il lui faut du profit, bien sûr, mais il faut aussi que les marchandises soient
effectivement vendues, de manière à empocher réellement ce profit, à le « réaliser »
pour reprendre le terme de Marx. Il montre que ces conditions ne sont pas absolument
impossibles à atteindre mais que rien ne garantit qu’elle soient durablement satisfaites.
La concurrence entre capitaux individuels porte en permanence le risque de
suraccumulation, et donc de déséquilibre entre les deux grandes « sections » de
l’économie : celle qui produit les moyens de production (biens d’investissement,
énergie, matières premières, etc.) et celle qui produit les biens de consommation. Mais
la source principale de déséquilibre est la lutte de classes : chaque capitaliste à tout
intérêt à baisser les salaires de ses propres salariés, mais si tous les salaires sont bloqués,
alors les débouchés viennent à manquer. Il faut alors que le profit obtenu grâce au
blocage des salaires soit redistribué vers d’autres couches sociales qui le consomment et
se substituent ainsi à la consommation des salariés défaillante.
Le fonctionnement du capitalisme est donc irrégulier par essence. Sa trajectoire est
soumise à deux sortes de mouvement qui n’ont pas la même ampleur. Il y a d’un côté le
cycle du capital qui conduit à la succession régulière de booms et de récessions. Ces
crises périodiques plus ou moins marquées, font partie du fonctionnement « normal » du
capitalisme. Il s’agit de « petites crises » dont le système sort de manière automatique :
la phase de récession conduit à la dévalorisation du capital et crée les conditions de la
reprise. C’est l’investissement qui constitue le moteur de ces fluctuations en quelque
sorte automatiques.
La théorie des ondes longues
Mais le capitalisme a une histoire, qui ne fait pas que répéter ce fonctionnement
cyclique et qui conduit à la succession de périodes historiques, marquées par des
caractéristiques spécifiques. La théorie des ondes longues développées par Ernest
Mandel8 conduit au repérage résumé dans le tableau suivant.
Tableau 1. La succession des ondes longues [8]
. | phase expansive | phase récessive |
1re onde longue | 1789-1816 | 1816-1847 |
2e onde longue | 1848-1873 | 1873-1896 |
3e onde longue | 1896-1919 | 1920-1919/45 |
4e onde longue | 1940/45-1967/73 | 1968/73- ? |
. | les « Trente Glorieuses » | « la Crise » |
Sur un rythme beaucoup plus long, le capitalisme connaît ainsi une alternance de phases
expansives et de phases récessives. Cette présentation synthétique appelle quelques
précisions. La première est qu’il ne suffit pas d’attendre 25 ou 30 ans. Si Mandel parle
d’onde plutôt que de cycle, c’est bien que son approche ne se situe pas dans un schéma
généralement attribué - et probablement à tort - à Kondratieff, de mouvements réguliers
et alternés des prix et de la production [9]. L’un des points importants de la théorie des
ondes longues est de rompre la symétrie des retournements : le passage de la phase
expansive à la phase dépressive est « endogène », en ce sens qu’il résulte du jeu des
mécanismes internes du système. Le passage de la phase dépressive à la phase
expansive est au contraire exogène, non automatique, et suppose une reconfiguration de
l’environnement social et institutionnel. L’idée clé est ici que le passage à la phase
expansive n’est pas donné d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel « ordre
productif ». Cela prend le temps qu’il faut, et il ne s’agit donc pas d’un cycle semblable
au cycle conjoncturel dont la durée peut être reliée à la durée de vie du capital fixe.
Voilà pourquoi cette approche ne confère aucune primauté aux innovations
technologiques : dans la définition de ce nouvel ordre productif, les transformations
sociales (rapport de forces capital-travail, degré de socialisation, conditions de travail,
etc.) jouent un rôle essentiel.
Le déroulé des ondes longues a évidemment quelque chose à voir avec le taux de profit.
Mais cela ne veut pas dire que la phase expansive se déclenche automatiquement dès
que le taux de profit franchit un certain seuil. C’est là une condition nécessaire mais pas
suffisante. Il faut que la manière dont se rétablit le taux de profit apporte une réponse
adéquate à d’autres questions portant notamment sur la réalisation. Voilà pourquoi la
succession des phases n’est en rien donnée à l’avance. Périodiquement, le capitalisme
doit ainsi redéfinir les modalités de son fonctionnement et mettre en place un « ordre
productif », qui réponde de manière cohérente à un certain nombre de questions quant à
l’accumulation et à la reproduction. Il faut en particulier combiner quatre éléments [10] :
– un mode d’accumulation qui règle les modalités de la concurrence entre capitaux et du
rapport capital-travail ;
– la technologie : un type de forces productives matérielles ;
– la régulation sociale : droit du travail, protection sociale, etc. ;
– le type de division internationale du travail.
Le taux de profit est un bon indicateur synthétique de la double temporalité du
capitalisme. A court terme, il fluctue avec le cycle conjoncturel, tandis que ses
mouvements de long terme résument les grandes phases du capitalisme. La mise en
place d’un ordre productif cohérent se traduit par son maintien à un niveau élevé et à
peu près « garanti ». Au bout d’un certain temps, le jeu des contradictions
fondamentales du système dégrade cette situation, et la crise est toujours et partout
marquée par une baisse significative du taux de profit. Celle-ci reflète une double
incapacité du capitalisme à reproduire le degré d’exploitation des travailleurs et à
assurer la réalisation des marchandises. La mise en place progressive d’un nouvel ordre
productif se traduit par un rétablissement plus ou moins rapide du taux de profit. C’est
de cette manière qu’il nous semble utile de reformuler la loi de la baisse tendancielle du
taux de profit : ce dernier ne baisse pas de manière continue mais les mécanismes qui le
poussent à la baisse finissent toujours par l’emporter sur ce que Marx appelait les
contre-tendances. L’exigence d’une refonte de l’ordre productif réapparaît donc
périodiquement.
L’approche marxiste de la dynamique longue du capital pourrait en fin de compte être
résumée de la manière suivante : la crise est certaine, mais la catastrophe ne l’est pas. La
crise est certaine, en ce sens que tous les arrangements que le capitalisme s’invente, ou
qu’on lui impose, ne peuvent supprimer durablement le caractère déséquilibré et
contradictoire de son fonctionnement. Seul le passage à une autre logique pourrait
déboucher sur une régulation stable. Mais ces remises en cause périodiques qui scandent
son histoire n’impliquent nullement que le capitalisme se dirige inexorablement vers
l’effondrement final. A chacune de ces « grandes crises », l’option est ouverte : soit le
capitalisme est renversé, soit il rebondit sous des formes qui peuvent être plus ou moins
violentes (guerre, fascisme), et plus ou moins régressives (tournant néo-libéral). C’est
dans ce cadre que l’on doit examiner la trajectoire du capitalisme contemporain.
Pas de solutions technologiques aux contradictions du capitalisme
La productivité du travail mesure le volume de biens et de services produit par heure de
travail et constitue une bonne approximation du degré de développement des forces
productives ; elle joue donc un rôle décisif dans la dynamique du capitalisme. Certes,
l’analyse marxiste classique décompose le taux de profit en deux éléments : le taux
d’exploitation et la composition organique du capital ; mais ces deux grandeurs
dépendent à leur tour de la productivité du travail. Le taux d’exploitation dépend de
l’évolution du salaire, et l’efficacité du capital de celle du capital par tête, rapportées
dans l’un et autre cas à la productivité du travail. De manière synthétique, on peut dire
que le taux de profit va monter ou baisser selon que l’augmentation du salaire réel est ou
n’est pas compensée par l’amélioration de la « productivité globale des facteurs »,
définie comme une moyenne pondérée de la productivité du travail et de la productivité
du capital.
C’est paradoxalement chez les partisans de la « nouvelle économie » que l’on assiste à
une résurgence d’un marxisme vulgaire, selon lequel la technique décide de tout.
Puisqu’il y a des nouvelles technologies, il doit donc y avoir aussi plus de productivité,
plus de croissance et plus d’emplois. C’est sur ce raisonnement simpliste qu’a été
construit la théorie du « capitalisme patrimonial » avancée par Michel Aglietta [11]. Son
hypothèse fondamentale était que la « net économie » allait procurer au capitalisme une
source renouvelée de productivité permettant de stabiliser le taux de profit à un niveau
élevé tout en redistribuant une partie du produit, non plus sous forme de salaire mais de
rémunérations financières.
C’est donc dans la plus belle tradition d’un marxisme kominternien que les nouvelles
technologies étaient invoquées comme la source automatique de nouveaux profits et
même d’un nouveau modèle social. Personne ne songerait évidemment à nier l’ampleur
intrinsèque des innovations dans le domaine de l’information et de la communication,
mais ce sont les autres maillons du raisonnement qui font problème. Un prix Nobel,
Robert Solow, a même donné son nom à un paradoxe qui consistait justement à
remarquer que l’informatisation ne donnait pas lieu aux gains de productivité attendus.
Apparemment, le récent cycle de croissance aux Etats-Unis a mis fin à ce paradoxe,
puisque l’on a enregistré un bond en avant des gains de productivité. Ce serait la base
sur laquelle pourrait s’amorcer une nouvelle phase de croissance longue. Mais ce
pronostic se heurte à trois incertitudes. La première porte sur la durabilité du
phénomène aux Etats-Unis mêmes : s’agit-il d’un cycle high tech, limité dans le temps ?
La diffusion des gains de productivité peut-elle gagner l’ensemble des secteurs ?
Le
second doute, encore plus fort, concerne l’extension possible de ce modèle au reste du
monde, dans la mesure où il repose sur la capacité particulière des Etats-Unis à drainer
les capitaux en provenance du monde, en contrepartie d’un déficit commercial qui se
creuse chaque année. Enfin, et surtout on doit s’interroger sur la légitimité du modèle
social, inégalitaire et régressif, associé à ces transformations du capitalisme.
Ces interrogations peuvent être éclairées par un autre constat : le retournement de la
« nouvelle économie » provient, très classiquement, d’une baisse du taux de profit.
C’est pourquoi un économiste qui a pourtant peu de choses à voir avec le marxisme a pu
affirmer : « Marx is back » [12]. Le surcroît de productivité a en effet été chèrement payé
par un surinvestissement finalement coûteux, qui a conduit à une augmentation de la
composition organique du capital, tandis que le taux d’exploitation finissait par baisser.
Gains de productivité et intensification du travail
Il est une autre manière de questionner le lien entre innovations technologiques et gains
de productivité, en montrant que ces derniers résultent de méthodes très classiques
d’intensification du travail. Les transformations induites par Internet, pour prendre cet
exemple, n’ont qu’un rôle accessoire dans la genèse des gains de productivité. La
commande en ligne fait gagner au mieux une journée par rapport au remplissage d’un
formulaire ou à la consultation d’un catalogue, pour une réactivité qui est rarement
supérieure. Ce qui se passe ensuite dépend essentiellement de la chaîne d’assemblage et
de la capacité à mettre en œuvre une fabrication modulaire, et la viabilité de l’ensemble
repose au bout du compte sur la qualité des circuits d’approvisionnement physiques. A
partir du moment où elles ne sont pas elles-mêmes transmissibles par Internet, les
marchandises commandées doivent bien circuler en sens inverse. Les gains de
productivité ne découlent pas tant du recours à Internet et s’obtiennent en coulisses ; ils
dépendent de la capacité à faire travailler les salariés avec des horaires ultra-flexibles
(sur la journée, sur la semaine ou sur l’année, en fonction du type de produit) et à
intensifier et fluidifier les réseaux d’approvisionnement, avec une prime aux livraisons
individuelles et au transport routier. C’est ce qui conduit à présenter la flexibilisation du
travail comme un impératif technique.
Bien des analyses du capitalisme contemporain adoptent ainsi une représentation
idéologique de la technique, qui vient constamment faire obstacle à une étude raisonnée
de ce qui est vraiment nouveau. Cette idéologie est d’autant plus puissante qu’elle prend
appui sur la fascination exercée par des technologies effectivement prodigieuses. Mais,
du coup, elle biaise toutes les interprétations dans le sens d’une sous-estimation
systématique du rôle des processus de travail. Que ce soit délibéré ou non, le résultat est
atteint lorsque les enjeux sociaux des nouvelles technologies sont repoussés dans les
coulisses, au rang des vieilles questions sans intérêt. On fabrique ainsi une
représentation du monde, où les travailleurs du virtuel deviennent l’archétype du salarié
du XXIe siècle, alors que la mise en œuvre par le capital de ces nouvelles
technologies fabrique au moins autant d’emplois peu qualifiés que de postes
d’informaticiens.
Malgré tous les discours grandiloquents sur les stock options et
l’association de ces nouveaux héros du travail intellectuel à la propriété du capital, les
rapports de classe fondamentaux sont toujours des rapports de domination. La
dévalorisation permanente du statut des professions intellectuelles, la déqualification
ininterrompue des métiers de la connaissance, tendent à reproduire le statut de
prolétaire, et s’opposent ainsi totalement à des schémas naïfs de montée universelle des
qualifications et d’émergence d’un nouveau type de travailleur.
Certes, on peut faire confiance aux nouveaux entrepreneurs pour réduire au minimum
leurs dépenses et pour chercher à imposer leurs revendications extravagantes en matière
d’organisation du travail. Pourtant il aurait dû sembler évident que bien des projets ne
pouvaient accéder à la rentabilité. C’est ce que les multiples faillites de start-ups
prometteuses sont venus démontrer. Ce sont des arguments très classiques de rentabilité
qui ont rattrapé la « nouvelle économie » et décidé de la viabilité de ces entreprises. Le
recours aux nouvelles technologies n’était donc pas en soi une garantie, ni un moyen
magique d’échapper aux contraintes de la loi de la valeur.
La reproduction difficile
Pour fonctionner de manière relativement harmonieuse, le capitalisme a besoin d’un
taux de profit suffisant, mais aussi de débouchés. Mais cela ne suffit pas, et une
condition supplémentaire doit être satisfaite, qui porte sur la forme de ces débouchés :
ils doivent correspondre aux secteurs susceptibles, grâce aux gains de productivité
induits, de rendre compatible une croissance soutenue avec un taux de profit maintenu.
Or, cette adéquation est constamment remise en cause par l’évolution des besoins
sociaux.
Dans la mesure où le blocage salarial s’est imposé comme le moyen privilégié de
rétablissement du profit en Europe, la croissance possible était a priori contrainte. Mais
ce n’est pas la seule raison, qu’il faut plutôt trouver dans les limites de taille et de
dynamisme de ces nouveaux débouchés. La multiplication de biens innovants n’a pas
suffit à constituer un nouveau marché d’une taille aussi considérable que la filière
automobile, qui entraînait non seulement l’industrie automobile mais les services
d’entretien et les infrastructures routières et urbaines. L’extension relativement limitée
des marchés potentiels n’a pas non plus été compensée par la croissance de la demande.
Il manquait de ce point de vue un élément de bouclage important qui devait mener des
gains de productivité à des progressions rapides de la demande en fonction des baisses
de prix relatives induites par les gains de productivité.
On assiste ensuite à une dérive de la demande sociale, des biens manufacturés vers les
services, qui correspond mal aux exigences de l’accumulation du capital. Le
déplacement se fait vers des zones de production (de biens ou de services) à faible
potentiel en productivité. Dans les coulisses de l’appareil productif aussi, les dépenses
de services voient leur proportion augmenter. Cette modification structurelle de la
demande sociale est à nos yeux l’une des causes essentielles du ralentissement de la
productivité qui vient ensuite raréfier les opportunités d’investissement rentables. Ce
n’est pas avant tout parce que l’accumulation a ralenti que la productivité a elle-même
décéléré. C’est au contraire parce que la productivité - en tant qu’indicateur de profits
anticipés - a ralenti, que l’accumulation est à son tour découragée et que la croissance
est bridée, avec des effets en retour supplémentaires sur la productivité.
Un autre
élément à prendre en considération est également la formation d’une économie
réellement mondialisée qui, en confrontant les besoins sociaux élémentaires au Sud avec
les normes de compétitivité du Nord, tend à évincer les producteurs (et donc les
besoins) du Sud. Dans ces conditions, la distribution de revenus ne suffit pas, si ceux-ci
se dépensent dans des secteurs dont la productivité - inférieure ou moins rapidement
croissante - vient peser sur les conditions générales de la rentabilité. Comme le transfert
n’est pas freiné ou compensé en raison d’une relative saturation de la demande
adéquate, le salaire cesse en partie d’être un débouché adéquat à la structure de l’offre et
doit donc être bloqué. L’inégalité de la répartition au profit de couches sociales aisées
(au niveau mondial également) représente alors, jusqu’à un certain point, une issue à la
question de la réalisation du profit.
L’enlisement du capitalisme dans une phase dépressive résulte donc d’un écart croissant
entre la transformation des besoins sociaux et le mode capitaliste de reconnaissance, et
de satisfaction, de ces besoins. Mais cela veut dire sans doute aussi que le profil
particulier de la phase actuelle mobilise, peut-être pour la première fois dans son
histoire, les éléments d’une crise systémique du capitalisme. On peut même avancer
l’hypothèse que le capitalisme a épuisé son caractère progressiste en ce sens que sa
reproduction passe dorénavant par une involution sociale généralisée. En tout cas, on
doit constater que ses capacités actuelles d’ajustement se restreignent, dans ses
principales dimensions, technologique, sociale et géographique.
Notre interprétation du « paradoxe de Solow » suggère qu’il existe un progrès technique
autonome latent assorti d’importants gains de productivité virtuels. Mais la mobilisation
de ces potentialités se heurte à une triple limite :
– l’insuffisance de l’accumulation représente un frein à la diffusion des nouveaux
équipements et au rajeunissement rapide du stock de capital ;
– l’imbrication croissante entre l’industrie et les services au cœur même de l’appareil
productif contribue à tirer vers le bas les performances globales de la productivité ;
– l’insuffisant dynamisme de la demande renforce l’effet précédent et y ajoute un facteur
spécifique d’inadéquation entre débouchés et offre productive, à la fois par baisse de
l’élasticité de la demande aux prix des nouveaux produits, et par déplacement de la
demande sociale vers des services à moindre productivité.
Si la technologie ne permet donc plus de modeler la satisfaction des besoins sociaux
sous l’espèce de marchandises à forte productivité, cela veut dire que l’adéquation aux
besoins sociaux est de plus en plus menacée et que les inégalités croissantes dans la
répartition des revenus deviennent la condition de réalisation du profit. C’est pourquoi,
dans sa dimension sociale, le capitalisme est incapable de proposer un « compromis
institutionnalisé » acceptable, autrement dit un partage équitable des fruits de la
croissance. Il revendique, d’une manière complètement contradictoire avec le discours
élaboré durant « l’Age d’or » des années d’expansion, la nécessité de la régression
sociale pour soutenir le dynamisme de l’accumulation. Il semble incapable, sans
modification profonde des rapports de force, de revenir de lui-même à un partage plus
équilibré de la richesse.
Enfin, du point de vue géographique, le capitalisme a perdu sa vocation d’extension en
profondeur. L’ouverture de vastes marchés potentiels après la chute du Mur de Berlin
n’a pas constitué le nouvel Eldorado imaginé, et donc pas non plus le « choc exogène »
salvateur. La structuration de l’économie mondiale tend à renforcer les mécanismes
d’éviction en contraignant les pays du Sud à un impossible alignement sur des normes
d’hyper-compétitivité. De plus en plus, la figure harmonieuse de la Triade est remplacée
par des rapports conflictuels entre les trois pôles dominants. Le dynamisme récent des
Etats-Unis ne jette pas les bases d’un régime de croissance qui pourrait ensuite se
renforcer en s’étendant au reste du monde. Ses contreparties apparaissent de plus en
plus évidentes sous forme d’étouffement de la croissance en Europe et encore plus au
Japon. C’est pourquoi, la période ouverte par le dernier retournement conjoncturel est
placée sous le signe d’une montée des tensions entre les pôles dominants de l’économie
mondiale et d’une instabilité accrue de cette dernière.
Bref, les possibilités de remodelage de ces trois dimensions (technologique, sociale,
géographique) susceptibles de fournir le cadre institutionnel d’une nouvelle phase
expansive semblent limitées et cette onde longue est vraisemblablement appelée à
s’étirer dans la faible croissance. Pour paraphraser une formule célèbre, le fordisme a
sans doute représenté « le stade suprême du capitalisme », ce qu’il avait de mieux à
offrir. Le fait qu’il retire ostensiblement cette offre marque de sa part la revendication
d’un véritable droit à la régression sociale.
Nouvelle économie, nouvelle onde longue ?
Sommes-nous entrés dans une nouvelle phase de croissance durable ? On peut
rassembler les éléments de réponse déjà proposés en énonçant de manière synthétique
les ingrédients d’une phase expansive : un niveau suffisamment élevé du taux de profit
et la reprise de l’accumulation comme conditions immédiates ; un environnement
relativement stable, notamment du point de vue de la structuration de l’économie
mondiale, assurant les conditions de maintien du taux de profit à ce niveau élevé. Ce
premier ensemble de conditions définit un schéma de reproduction établissant qui
achète ce qui est produit. Il faut y ajouter des exigences de légitimité sociale qui définit
un « ordre productif » et garantit la reproduction générale du modèle.
Depuis la contre-révolution néo-libérale, les débats oscillent entre deux conceptions.
Certains insistent sur la cohérence de ce projet, d’autres sur ses imperfections et
notamment l’instabilité financière. Périodiquement, on annonce la mise en place d’un
nouveau modèle. Le taux de profit a retrouvé ses niveaux d’avant la crise. Les nouvelles
technologies sont là. N’est-on pas entré dans un nouvel ordre productif ?
La spécificité absolument inédite de la phase actuelle est précisément que le
rétablissement du taux de profit n’a pas permis de redresser aucune des autres courbes
du capitalisme. Le taux d’accumulation, le taux de croissance du PIB et celui de la
productivité du travail sont tous à la baisse alors que le taux de profit grimpe. Certes, la
phase plus récente de la « nouvelle économie » a en partie comblé l’écart aux Etats-
Unis, où on a pu constater un redressement des trois courbes : accumulation, croissance
et productivité. Mais c’est, comme on l’a vu, un rétablissement très limité dans le temps
et encore plus dans l’espace. Bref, malgré le rétablissement du taux de profit, le
capitalisme mondial n’est pas entré dans une nouvelle phase expansive. Il lui
manque essentiellement trois attributs : un ordre économique mondial, des terrains
d’accumulation rentable suffisamment étendus et un mode de légitimation sociale. La
phase actuelle est particulièrement étirée, faute de boucler sur un ordre productif
cohérent et sur une structuration stable de l’économie mondiale. L’anticapitalisme peut
alors renaître sur la base du manque de légitimité du modèle.
La grille théorique proposée ici peut être rapidement située par rapport à d’autres
approches. Elle ne s’oppose pas en tant que telle à l’approche régulationniste initiale et
présente bien des points communs quant aux questions posées et à son principe général :
pour bien fonctionner, le capitalisme a besoin d’un ensemble d’éléments constitutifs de
ce que l’on peut appeler un mode de régulation, un ordre productif ou une période
historique. L’important est de combiner l’historicité et la possibilité de schémas de
reproduction relativement stables. Mais il faut se séparer des travaux régulationnistes de
la « deuxième génération » placés sous le signe de l’harmonie spontanée, et soucieux
avant tout de dessiner les lignes d’un nouveau contrat social, comme si c’était la logique
naturelle de fonctionnement du capitalisme, et comme si celui-ci disposait en
permanence d’un stock de modes de régulation où il suffirait de l’encourager à choisir le
bon [13].
On a déjà signalé que cette approche se distingue également d’une interprétation
marxiste trop monocausale faisant du taux de profit instantané l’alpha et l’oméga de la
dynamique du capital. Mais il faut surtout faire un sort aux approches qui donnent une
place disproportionnée à la technologie. Dans la théorie des ondes longues, il existe un
lien organique entre la succession d’ondes longues et celle des révolutions scientifiques
et techniques, sans que cette mise en relation puisse se ramener à une vision néo-schumpeterienne où l’innovation serait en soi la clé de l’ouverture d’une nouvelle onde
longue. De ce point de vue, les mutations liées à l’informatique constituent à n’en pas
douter un nouveau « paradigme technico-économique » - pour reprendre la terminologie
de Freeman et Louçã dans leur remarquable ouvrage [14] - mais cela ne suffit pas à fonder
une nouvelle phase expansive. Il est d’autant plus urgent de prendre ses distances avec
un certain scientisme marxiste que les avocats du capitalisme le reprennent à leur
compte en feignant de croire que la révolution technologique en cours suffit à définir un
modèle social cohérent.
La théorie des ondes longues débouche donc sur une critique radicale du capitalisme. Si
celui-ci a autant de mal à jeter les bases d’un ordre productif relativement stable et
socialement attractif, c’est qu’il est confronté à une véritable crise systémique. Sa
prospérité repose dorénavant sur la négation d’une grande partie des besoins sociaux.
Arrivé à ce stade, les pressions qu’on peut exercer sur lui pour le faire fonctionner
autrement, le réguler, doivent être tellement fortes qu’elles se distinguent de moins en
moins d’un projet global de transformation sociale.
Face à ce capitalisme qui ressemble de plus en plus à son concept, l’aspiration à de
nouvelles régulations est légitime. Mais il faut ne pas tomber dans l’illusion de la
régulation qui consiste à penser que ce système est rationnel et se laissera donc
convaincre par un argumentaire bien construit. Une variante de cette illusion serait de se
fixer la tâche impossible de séparer le bon grain de l’ivraie et de procurer une nouvelle
raison d’être au capitalisme en le débarrassant de l’emprise de la finance. Ensuite, il faut
admettre que la critique du capitalisme actuel ne peut se faire au nom d’un « fordisme »
mythifié auquel il s’agirait de le ramener. Il n’est bien sûr pas interdit de s’appuyer sur
les acquis sociaux et la légitimité dont ils jouissent, mais c’est parfaitement insuffisant.
Le dépassement de ces deux obstacles dessine une stratégie dont les intentions sont
assez claires : la résistance à la marchandisation capitaliste conduit peu à peu à la
construction d’une nouvelle légitimité, fondée sur des valeurs d’égalité, de solidarité et
de gratuité, qui remettent en cause le cœur de la logique capitaliste. Parce qu’il refuse de
répondre positivement à des demandes élémentaires et revient sur des droits acquis, le
radicalisme du capital engendre ainsi une nouvelle radicalité des projets de
transformation sociale.