Des Palestiniens sur le site d’un bâtiment détruit par une frappe aérienne israélienne à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 5 mai 2024. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
Au cours d’une semaine mouvementée sur le plan du droit international, deux des plus hautes juridictions du monde ont pris des mesures historiques concernant la guerre de Gaza qui fait rage depuis les attaques du 7 octobre.
Le 20 mai, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a annoncé qu’il sollicitait des mandats d’arrêt à l’encontre de plusieurs hauts responsables israéliens et du Hamas pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité : Le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le ministre de la Défense Yoav Gallant, qu’il accuse d’avoir intentionnellement affamé et ordonné des opérations dirigées contre des civils palestiniens à Gaza, ainsi que Yahya Sinwar, Mohammed Deif et Ismail Haniyeh, tenus pour responsables de l’assassinat et de l’enlèvement de civils israéliens le 7 octobre dernier.
Ensuite, le 24 mai, dans le cadre de la procédure en cours engagée par l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide, la Cour internationale de justice (CIJ) a ordonné à Israël de mettre immédiatement fin à l’invasion terrestre de Rafah, qui dure depuis des semaines, a exigé qu’Israël rouvre le point de passage de Rafah vers l’Égypte pour permettre l’entrée de l’aide humanitaire et des enquêteurs mandatés par l’ONU, et a réitéré son appel à la libération immédiate de tous les otages israéliens encore détenus à Gaza.
Pour comprendre l’importance de ces événements, +972 s’est entretenu avec Issam Younis, directeur du Centre Al Mezan pour les droits de l’homme, basé à Gaza, et ancien commissaire général de la Commission palestinienne indépendante pour les droits de l’homme. M. Younis a été déplacé avec sa famille de la ville de Gaza au début de la guerre, avant de quitter la bande pour le Caire, où il se trouve actuellement.
Lors d’un long entretien, M. Younis s’est félicité de la demande de mandats d’arrêt formulée par M. Khan, soulignant la nécessité d’utiliser tous les outils juridiques pour obliger Israël à rendre des comptes ; il a également estimé que la décision de la CIJ constituait une étape importante vers l’instauration d’un cessez-le-feu permanent dans la bande de Gaza. Néanmoins, a précisé M. Younis, le système mondial du droit international est manifestement à bout de souffle.
Les Palestiniens, a-t-il expliqué, ressentent un « antagonisme chronique » entre leur quête de justice et un monde dans lequel les règles du droit international ne sont appliquées que de manière sélective à certains acteurs. Gaza, selon M. Younis, est donc un test pour le système juridique, car les pays du Sud se battent pour faire respecter les principes moraux formulés par le Nord il y a près de huit décennies.
M. Younis a également affirmé que la décision concernant M. Netanyahou et M. Gallant était « la chose facile à faire », étant donné qu’ils sont les visages publics impopulaires de la campagne militaire israélienne. Il a toutefois souligné que la CPI devait poursuivre toute une série de responsables qui ont exécuté les crimes, y compris ceux qui sont actuellement étudiés dans le cadre de l’enquête plus globale de la Cour sur les territoires occupés, notamment en ce qui concerne l’expansion des colonies en Cisjordanie. Néanmoins, M. Younis est resté prudemment optimiste : « La justice ne s’obtient pas par un KO, mais par un cumul de points », a-t-il déclaré.
L’entretien a été revu pour des raisons de longueur et de clarté.
Issam Younis, directeur du Centre Al Mezan pour les droits de l’homme (avec l’aimable autorisation d’Issam Younis).
Ghousoon Bisharat - De nombreux Palestiniens estiment depuis longtemps que le droit international n’a pas réussi à les protéger ou à faire avancer leur lutte, ce qui a abouti à ce que nous voyons aujourd’hui à Gaza. Vous qui avez consacré votre vie à ce combat, que diriez-vous à vos compatriotes palestiniens sur la manière d’appréhender les évolutions juridiques actuelles ?
Issam Younis - Il y a deux réponses à la demande de mandats d’arrêt présentée par M. Khan. La première, c’est que nous sommes optimistes à long terme, au niveau stratégique. Nous ne sommes pas naïfs et nous sommes conscients que le droit international est le produit de ce que les Etats acceptent pour eux-mêmes. Mais nous essayons autant que possible d’utiliser les outils existants. Comme l’a écrit le poète Al-Tughra’i, « comme la vie serait étroite sans l’espace de l’espoir », nous devons donc préserver cette espérance.
La deuxième réponse exige de bien comprendre les mécanismes du système juridique international. Les Nations unies, les conventions de Genève et les autres régimes et institutions d’après-guerre ont été créés par les vainqueurs : pour protéger la paix et la sécurité internationales, maintenir l’ordre mondial et faciliter la coopération internationale. Ces règles sont devenues trop étriquées pour répondre aux injustices existant dans le monde, à tel point que le droit international ne s’applique désormais clairement qu’à certains pays et à certains êtres humains, mais pas à tous. Comment expliquer autrement le caractère moralement inacceptable [de la réponse des pays occidentaux à Gaza] ?
Bien sûr, le statu quo [l’application sélective du droit international] est dangereux. Il révèle une crise de l’ensemble du système. Le génocide à Gaza confirme que cet ordre international a fait son temps ; les règles de 1945 ne peuvent plus être maintenues en l’état aujourd’hui. Mais elles font toujours partie de notre système à nous les Palestiniens. Si nous parvenons à obtenir justice grâce à ce qui vient de se passer, tant mieux ; si nous n’y parvenons pas, c’est l’occasion de renforcer au maximum notre mobilisation politique et juridique et de démontrer l’absence de justice.
Le Conseil de sécurité de l’ONU, le 18 décembre 2015. (Photo des Nations Unies)
Les Palestiniens du monde entier - que ce soit en Cisjordanie, à Gaza, à Jérusalem, dans la diaspora ou à l’intérieur d’Israël - ont le sentiment qu’il existe un antagonisme chronique entre la justice et la réalité du monde. La guerre contre Gaza, qui constitue la détérioration la plus brutale et la plus criminelle des valeurs morales et juridiques, a placé [l’absence de justice] au premier rang des préoccupations du monde.
Pourtant, je dis aux Palestiniens : aussi brutale et criminelle que soit la réalité actuelle, la justice l’emportera. Car même si les gens s’habituent à la vue du sang et de la mort, il s’agit d’une situation anormale. Elle n’est pas juste et un jour, les choses changeront. La justice ne s’obtient pas par un KO, mais par le cumul des points, et la victime doit toujours faire bon usage des outils dont elle dispose.
Un mouvement se dessine clairement dans le monde entier : des manifestations de masse ont lieu dans les rues et sur les campus. La guerre de Gaza ne perturbe pas seulement l’ordre mondial, elle révèle aussi une nouvelle relation entre le Nord global et le Sud. Le fait que l’Afrique du Sud ait porté le dossier du génocide devant la CIJ n’était pas seulement symbolique ; l’alignement des États du Sud derrière elle, qu’ils le déclarent ou non publiquement, est important.
L’autre monde, les Européens blancs du Nord, doit se rendre compte que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. L’ordre international a besoin d’être réparé, et Gaza en est un élément. Nous pensions qu’en dépit du fossé entre le Sud et le Nord, nous partagions certaines valeurs avec l’ensemble de la communauté internationale, mais nous avons découvert que même les concepts [les plus fondamentaux] ne font pas l’objet d’un consensus.
La preuve de cette immoralité est que la guerre contre Gaza se poursuit après huit mois et que le fait que plus de 15 000 enfants aient été tués est un sujet de controverse. Tant que le monde n’intervient pas, qu’il continue d’envoyer des cargaisons d’armes et d’apporter un soutien politique, cela signifie que le monde accepte le meurtre d’enfants parce qu’ils ne sont pas blancs, et qu’il croit que chaque Palestinien est soit un bouclier humain, soit un terroriste, soit un obstacle sur le chemin d’un nouveau Moyen-Orient.
Des employés de la municipalité de Bethléem brandissent un drapeau sud-africain en soutien au procès qu’ils ont intenté à Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ), dans la ville de Bethléem, en Cisjordanie, le 16 janvier 2024. (Wisam Hashlamoun/Flash90)
Que pensez-vous de la décision rendue aujourd’hui par la CIJ ?
Il s’agit d’un événement très important, d’une étape cruciale [non seulement] pour mettre fin au génocide à Gaza, mais aussi pour ouvrir la voie à ce qu’Israël soit tenu responsable du crime de génocide.
La CIJ demande à Israël de « cesser immédiatement son offensive militaire et toute autre action dans le district de Rafah susceptible d’infliger à la population palestinienne de Gaza des conditions d’existence pouvant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». Je comprends ce texte comme un appel au cessez-le-feu : la CIJ ordonne à Israël d’arrêter son opération militaire dans l’ensemble de la bande de Gaza, puis ajoute une virgule très importante, suivie de « toute autre action dans le district de Rafah ».
Selon moi, cela signifie que la CIJ ordonne à Israël de mettre fin à l’ensemble de sa guerre, même si je m’attendais à ce que la Cour soit plus claire [dans sa formulation].
Que pensent les Palestiniens de Gaza de ces décisions de la CPI et de la CIJ ?
Les habitants de Gaza sont extrêmement en colère contre l’ensemble de l’ordre mondial et les institutions judiciaires existantes. Le temps se mesure avec leurs morts, et les autres ne sont en vie que par chance. Ils se sentent abandonnés et pensent que le monde est complice de ce qui leur arrive. Tant que vous n’arrêterez pas cette guerre, vous en serez comptables.
Des ONG palestiniennes comme Al Mezan se sont engagées auprès de la CPI pour enquêter sur des affaires remontant à la guerre de 2014. Que pensez-vous de la lenteur de ces enquêtes, qui n’ont pas encore abouti à des inculpations, et de la rapidité de celles qui ont été menées en raison de la guerre actuelle ?
L’origine de l’histoire remonte à la guerre de Gaza de 2008-9. Nous nous sommes adressés au procureur de la CPI de l’époque, M. Luis Moreno Ocampo, et lui avons demandé d’enquêter sur [la manière dont Israël s’est comporté pendant la guerre] comme étant une violation du Statut de Rome. Trois ans plus tard, M. Ocampo est revenu vers nous pour nous dire que le statut juridique de l’État de Palestine n’était pas clair pour les trois principales parties - l’Assemblée générale des Nations unies, le Conseil de sécurité des Nations unies et les États contractants du statut de Rome - et qu’il ne pouvait donc pas ouvrir d’enquête.
Lorsque la Palestine est devenue un État observateur non membre de l’Assemblée générale des Nations unies en novembre 2012, une nouvelle ouverture s’est présentée : La Palestine avait désormais le « caractère » d’un État qui pouvait être signataire du Statut de Rome, et elle est donc devenue l’une des 124 parties contractantes de la CPI.
Huit ans plus tard, le procureur de la CPI, Fatou Bensouda, a décidé qu’il y avait une base sur laquelle s’appuyer, et la Chambre préliminaire [après avoir confirmé le statut d’État de la Palestine] a autorisé l’ouverture d’une enquête en 2021. Depuis lors, l’enquête n’a pas progressé d’un millimètre, malgré plusieurs guerres lancées contre Gaza, la poursuite du blocus et d’autres crimes.
Fatou Bensouda, Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), s’adresse aux journalistes après avoir informé le Conseil de sécurité lors de sa réunion sur la situation en Libye. Le 26 mai 2016. (UN Photo/Loey Felipe)
Je pense donc que la récente décision de Khan indique qu’il ne peut rester silencieux face à cette sauvagerie. Elle montre également l’ampleur de la pression exercée sur le tribunal.
La demande de M. Khan d’émettre des mandats d’arrêt contre M. Netanyahou et M. Gallant - qui sont tous deux des personnalités politiques impopulaires et indésirables pour beaucoup, y compris les États-Unis - était la chose la plus facile à faire. Le monde s’est rendu compte, bien que tardivement, que Netanyahou est un obstacle. Quant à Gallant, ses déclarations « Nous combattons des animaux humains » et « J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant » sont des preuves de sa brutalité politique. Le procureur n’a pas pu rester neutre.
Le choix de la voie la plus facile explique pourquoi il n’y a pas de mandat d’arrêt contre ceux qui ont exécuté et ordonné ces crimes : les officiers de sécurité et les officiers de l’armée, ainsi que tous les autres membres du cabinet de guerre israélien. Le criminel, selon le Statut de Rome, est celui qui a ordonné, exécuté, assisté, voire cautionné le crime, il est donc inconcevable de ne pas délivrer des mandats d’arrêt pour les autres responsables directs.
Pourquoi le procureur a-t-il demandé des mandats d’arrêt concernant uniquement les crimes commis depuis le 7 octobre ?
J’espère que ce sera le premier volet. Le devoir du procureur est d’examiner tous les crimes qui menacent la paix et la sécurité internationales et de se pencher sur l’ensemble du dossier, et non d’être sélectif et partiel.
Mais il semble qu’il soit soumis à des pressions et qu’il ne puisse pas aller au-delà du 7 octobre. S’il le faisait, cela signifierait l’ouverture du dossier des colonies [de Cisjordanie]. Pour les Palestiniens, les colonies ne sont pas moins dangereuses que la guerre actuelle, car elles signifient l’élimination de toute possibilité d’existence pour le peuple palestinien. Le transfert d’une population vers un territoire occupé est un crime grave en regard du Statut de Rome et des Conventions de Genève. Je m’attendais à ce que cela fasse partie de l’affaire en cours devant la CPI, mais il semble que ce soit le maximum que Khan puisse faire pour l’instant.
Les pressions qui s’exercent sur lui expliquent également pourquoi il a choisi de demander des mandats d’arrêt contre trois membres du Hamas et seulement deux Israéliens. De plus, les Palestiniens sont accusés de huit crimes, les Israéliens de sept, et seuls les Palestiniens sont accusés de torture, de mauvais traitements, etc., alors que les crimes d’enlèvement, de disparition et de détention de Palestiniens dans les prisons militaires israéliennes ne sont même pas mentionnés. Je travaille dans ce domaine depuis 35 ans et je n’ai jamais vu autant de brutalité [contre les prisonniers] : 27 Palestiniens ont été tués dans les prisons israéliennes, pas des « combattants illégaux », mais des travailleurs qui se trouvaient sur leur lieu de travail lorsque le Hamas a lancé son attaque, qui ont tous fait l’objet d’un contrôle de sécurité et qui ont obtenu un permis de travail en Israël.
Le procureur a également choisi de ne pas mentionner le crime de génocide. Pourtant, ce qui se passe actuellement est un génocide dans tous les sens du terme, et des preuves fiables ont été présentées par l’équipe juridique sud-africaine devant la CIJ.
Le bureau détruit du Centre Al Mezan, Gaza, 2024. (Avec l’aimable autorisation d’Issam Younis)
Une question clé concernant l’intervention de la CPI est celle de la complémentarité (c’est-à-dire qu’Israël enquête sur lui-même). Quelle a été l’expérience d’Al Mezan avec le système judiciaire israélien en ce qui concerne l’obligation de rendre des comptes ?
En notre qualité d’institution de défense des droits de l’homme, nous traitons avec l’autorité existante tant qu’elle assure un certain respect des droits de l’homme des citoyens. Parmi les parties avec lesquelles nous nous avons à faire, par exemple, il y a le corps israélien de l’avocat général des armées (MAG Corps). Pendant la guerre de 2014 et avant, nous avons soumis des centaines de demandes concernant les crimes les plus graves commis. La grande majorité des cas n’ont pas fait l’objet d’une enquête, à l’exception de ceux qui concernaient la discipline militaire, comme le cas d’un soldat qui avait volé une carte de crédit. Il n’y a pas eu d’enquête sur les meurtres de familles entières qui ont été effacés du registre d’état-civil, ni sur la destruction d’un hôpital. Mais nous devons épuiser toutes les voies de recours au niveau national pour faire face à la puissance occupante.
Israël est pratiquement le seul pays au monde où le système judiciaire refuse d’entendre la victime. Cette situation est décrite dans l’amendement 2012 de la loi sur la responsabilité de l’État [n° 8]. Dans de nombreux pays, ce sont les victimes qui choisissent de boycotter le système judiciaire parce qu’elles considèrent qu’il n’est pas indépendant, impartial ou neutre.
Notre approche était la suivante : « Nous sommes de Gaza, et les Israéliens doivent nous rendre justice », mais ils fournissent toujours une couverture politique et juridique [à l’État]. Une victime [que nous représentions] a perdu sa maison en 2008 et l’a reconstruite ; en 2012, un membre de sa famille a été tué ; et en 2014, l’armée a de nouveau détruit sa maison. Aucun tribunal israélien ne lui a rendu justice. Alors, où va-t-il ? Le principe de complémentarité est fondamental, mais dans le cas d’Israël, son système judiciaire ne peut pas rendre justice aux Palestiniens.
Comment voyez-vous la réaction des Etats-Unis à la décision de la CPI ?
Les États-Unis font partie du problème, pas de la solution. Les États-Unis ont fait pression sur la Cour, et lorsque la précédente procureure Fatou Bensouda a ouvert une enquête, elle a été punie : l’administration Trump a retiré les visas de Bensouda et d’autres collaborateurs, en plus d’autres mesures de rétorsion. Sous l’administration Bush, les États-Unis ont également signé des accords avec la plupart des États parties au Statut de Rome pour ne pas extrader ou détenir un citoyen américain accusé de crimes de guerre, et ont ainsi accordé l’immunité à leurs soldats. Cette semaine, des sénateurs américains ont signé des déclarations menaçantes à l’encontre de la Cour. C’est sans précédent.
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu rencontre le président des États-Unis Joe Biden à Tel Aviv, le 18 octobre 2023. (Miriam Alster/Flash90)
Que peut-on attendre d’un pays qui pense et agit de la sorte ? Si les États-Unis voulaient mettre fin à la guerre, ils l’auraient fait en cinq minutes, avec un coup de téléphone de Biden. Pour les États-Unis, le tribunal est excellent tant qu’il rend une décision d’arrestation de Poutine, mais il devient un problème lorsqu’il traite le cas de ses proches alliés. Les États-Unis entraînent le monde vers des situations dangereuses, voire catastrophiques.
Quelles sont les conséquences de ces mandats du pour les obligations de la Palestine en tant que signataire du Statut de Rome - y compris le fait que Sinwar et Deif se trouvent en territoire palestinien ?
Convenons que l’État de Palestine n’exerce aucune forme de souveraineté et qu’il est un État sous occupation. C’est un État virtuel. Si le président lui-même veut se déplacer d’un endroit à l’autre en Cisjordanie ou à l’extérieur, il doit obtenir l’approbation des Israéliens. Le monde sait que l’Autorité palestinienne n’a pas le pouvoir d’arrêter qui que ce soit. Elle veut remplir ses obligations légales en tant qu’État indépendant, mais elle ne le peut pas.
[Concernant le Hamas], ce n’est pas nous qui fixons le droit international, mais il y a des règles qui s’appliquent à tout le monde et que tout le monde doit respecter. La résistance et la lutte font partie de la nature humaine, et visent à faire valoir la moralité et les lois humanitaires que le monde civilisé a acceptées pour lui-même. Il est toujours nécessaire de mettre en question les modalités de la résistance et de se demander comment elle peut atteindre les meilleurs résultats possibles. La résistance a toujours besoin de se corriger, mais cela ne change rien au fait qu’il y a une occupation et qu’il faut s’y opposer.
La question la plus importante est de savoir comment le peuple palestinien peut y parvenir tout en étant soumis à cette sauvagerie et à cette agression. En fin de compte, l’arbre de vie est toujours vert, et la théorie est grise.
Il faut mettre fin à ce conflit et fournir aux Palestiniens toutes les ressources morales, juridiques et humanitaires pour qu’ils puissent exercer leur droit à l’autodétermination. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement du droit à leur propre État ; je suis contre l’idée que le problème des Palestiniens est qu’ils n’ont pas d’État. En fait, le peuple palestinien revendique le droit à l’autodétermination afin de pouvoir décider de son destin. Peut-être ne voulons-nous pas d’État ?
C’est la première fois que des dirigeants palestiniens sont officiellement accusés de crimes de guerre au niveau international. Qu’est-ce que cela signifie pour la lutte et la résistance palestiniennes ? La décision de la CPI signifie-t-elle également qu’il existe des lignes rouges pour la résistance ?
En tant qu’institutions de défense des droits de l’homme, nous pensons que toute personne qui viole le Statut de Rome, quelle que soit sa nationalité, doit être traduite en justice et assumer la responsabilité de ses actes.
Le chef du Hamas, Yahya Sinwar, lors d’un rassemblement à Beit Lahiya, dans la bande de Gaza, le 30 mai 2021. (Atia Mohammed/Flash90)
Je suis d’avis que même si la décision de demander des mandats d’arrêt contre Sinwar, Deif et Haniyeh se révèle inacceptable pour certains Palestiniens, c’est l’occasion pour tout accusé de se présenter devant le tribunal, de faire valoir son point de vue, de replacer les choses dans leur contexte et de présenter des preuves. En fin de compte, bien que des mandats d’arrêt aient été émis, les personnes inculpées sont toujours innocentes jusqu’à preuve du contraire.
Ce n’est pas nous qui décidons de ce qu’est un crime de guerre : en fin de compte, c’est le tribunal qui décidera. Mais le tribunal lui-même doit être très crédible et ne pas politiser la question, car le système international est aujourd’hui mis à l’épreuve. Et nous continuons à demander à haute voix : « Qui commet un génocide ? ».
Quant au choix entre la résistance et la négociation [avec Israël], à mon avis, les deux posent problème tant que ces choix ne font pas l’objet d’un consensus au sein de la population. Nous paierons un prix pour l’une ou l’autre option, mais nous sommes prêts à le payer. La question centrale est qu’il y a une cause juste et que nous voulons mettre fin à l’occupation, mais nous sommes confrontés à un véritable front qui cherche à qualifier chacune de nos actions d’immorales.
Êtes-vous sûr que le monde respectera les mandats d’arrêt ?
Nous continuons à croire que le maintien de la sécurité internationale, de la stabilité et de la paix est le devoir du monde. Il est intéressant qu’un pays qui couvre le génocide, comme l’Allemagne, déclare que les décisions de la Cour doivent être respectées. La non-application de ces décisions signifierait que le monde a oublié l’État de droit et qu’il est en train de basculer vers la loi de la jungle.
Comment la délivrance de mandats d’arrêt par la CPI peut-elle influencer l’affaire de la CIJ ?
Il s’agit de deux espaces différents et chaque cour jouit d’une indépendance totale, sans relation officielle entre elles. Mais comme la CIJ discute de l’affaire du génocide, cela peut aider le procureur de la CPI à inculper les Israéliens accusés. Il ne fait aucun doute que l’affaire de la CIJ contribue à créer l’environnement approprié [pour les actions de la CPI]. La CIJ a accepté la demande de l’Afrique du Sud, ce qui signifie que la plainte est fondée. Il appartient à la Cour de se prononcer sur le fond, mais d’un point de vue procédural, le procureur de la CPI n’aurait pas dû craindre de porter des accusations de génocide contre les Israéliens.
Le domicile détruit du fils d’Issam Younis à Gaza, mai 2024. (Avec l’aimable autorisation d’Issam Younis)
Vous et votre famille avez quitté Gaza en décembre et vous êtes maintenant au Caire. Comment vous sentez-vous en ce moment ?
Par chance, nous sommes en vie, mais nous continuons à osciller entre la vie et la mort. Le plus important pour moi est d’être fort pour soutenir ma femme et mes enfants. Je suis au Caire, mais mon cœur et mon esprit sont avec ma famille, mes voisins, mes collègues et mes amis à Gaza.
Nous avons perdu nos maisons et nos biens. J’ai été contraint de quitter ma maison dans le quartier d’Al-Rimal, dans la ville de Gaza, le 13 octobre. Ma maison et mon bureau ont été gravement endommagés, et toute la maison de mon fils a été détruite par un missile. Nous avons été déplacés à Rafah pendant quelques mois, contrairement à beaucoup d’autres personnes qui ont été tuées lorsque leurs maisons ont été prises pour cible, et nous avons quitté Gaza le 3 décembre.
Ce que nous avons vécu à Gaza était incroyable. Je n’oublierai jamais la peur ressentie lors des bombardements continus de la ceinture de feu. Imaginez le son des coups de feu d’un fusil automatique ; imaginez maintenant la même chose à partir d’un avion. Il est lancé à la même vitesse, à quelques secondes d’intervalle, dans un quartier résidentiel rempli d’enfants et de femmes. L’état de terreur est indescriptible. J’ai perdu beaucoup de membres de ma famille et d’amis. J’essaie de ne pas écouter les nouvelles, parce qu’elles donnent toujours les noms des personnes qui ont été tuées.
Allez-vous retourner à Gaza ?
Oui, bien sûr. Lorsque la guerre prendra fin, je veux y retourner et contribuer à la reconstruction de Gaza. La dignité n’existe que dans votre pays d’origine. Je veux rentrer, mais ma famille ne pourra pas revenir parce qu’il n’y a pas de maisons, d’hôpitaux, d’écoles ou d’universités.
Je comprends ceux qui disent qu’ils ne peuvent pas revenir, parce que tout ce qui est nécessaire à la vie a été complètement détruit. Je comprends les jeunes qui ont réussi à sortir et qui ne veulent pas revenir. Mais je reviendrai pour reconstruire Gaza pour la jeune génération, pour mes enfants et mes petits-enfants.
Ghousoon Bisharat
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