Cet été, la Chine et le Japon commémorent le 70e anniversaire du début d’un affrontement gigantesque, commencé le 7 juillet 1937. Il allait durer plus de huit ans, et ne se terminer qu’après Hiroshima, par la capitulation nippone.
Gageons qu’on l’évoquera bien peu de ce côté-ci du monde. Et pourtant l’événement nous concerne plus que nous le pensons généralement : c’est en 1937, dans la banlieue de Pékin, que furent tirés les premiers coups de feu de la Seconde Guerre mondiale, puisque le conflit sino-japonais se confondit peu à peu avec la conflagration universelle. Cela apparut très clairement en 1945 : les bombes atomiques américaines mirent également fin à l’agression nippone contre la Chine, cependant que cette dernière était invitée à occuper l’un des cinq sièges de membre permanent du Conseil de sécurité de la toute récente ONU.
Les fronts lointains de la guerre de l’Asie-Pacifique (elle inclut la guerre du Pacifique, mais ne s’y réduit aucunement) causèrent quelque 40 % des pertes humaines du conflit mondial — soit environ 27 millions de morts. De ceux-ci, les Occidentaux (Australiens, Britanniques, Néerlandais et surtout Américains) ne représentèrent que 1 %, et les Japonais 12 %. C’est dire à quel point l’usuelle réduction de l’affrontement à deux icônes (Pearl Harbor, Hiroshima) est trompeuse : l’immense majorité des victimes furent indonésiennes, philippines, et surtout chinoises. Les quatre cinquièmes des morts furent des civils — massacrés, bombardés, épuisés de travail, affamés. C’est dire l’atrocité de cette guerre totale, qui mobilisa à l’extrême hommes et ressources, à l’échelle d’une partie du monde plus peuplée que l’Europe.
On néglige davantage encore le caractère de laboratoire qu’eût alors l’Asie-Pacifique. Laboratoire des stratégies militaires : après Guernica (cependant à une échelle bien supérieure) mais avant Rotterdam et Coventry, les raids de terreur de l’aviation japonaise sur Canton ou Chongqing (capitale de repli de la Chine) firent entrer le monde dans l’ère des bombardements massifs antivilles. L’attaque japonaise contre Pearl Harbor inaugura le règne des opérations aéronavales, et démoda d’un coup le puissant cuirassé. Les débarquements américains sur les atolls du Pacifique rodèrent l’opération Overlord, en Normandie et la très secrète unité japonaise 731 fit faire ses premiers pas à la guerre bactériologique scientifique, aux dépens de dizaines de milliers de Chinois.
Laboratoire de cette « guerre aux civils », de ces violations aussi massives que délibérées du droit des gens, qui caractérisent sinistrement la période : pour briser l’esprit de résistance en Chine et aux Philippines, l’armée nippone tortura et massacra les partisans capturés, pilla et brûla des villages par milliers, enferma dans des zones de regroupement des millions de personnes.
Cela évoque de près les pratiques de l’armée nazie en URSS, à partir de 1941, et les stratégies de contre-insurrection lors des guerres de décolonisation — mais les Japonais se comportèrent ainsi dès 1937. Les viols et la prostitution forcée eurent souvent libre cours. Dès l’automne 1941, un an avant les premières mesures annonçant en France le Service du travail obligatoire, la Mandchourie connut son STO.
De nombreux millions de Chinois, de Coréens, d’Indonésiens, de Malayens, etc., connurent un esclavage meurtrier — ni correctement nourris, ni soignés, ni protégés des intempéries — sur les mégachantiers des « chemins de fer de la mort », des aérodromes taillés dans la jungle ou dans les plus dangereuses des mines japonaises. Ils y périrent par centaines de milliers, parfois achevés quand ils tombaient malades. Tout ce qui pouvait servir l’effort de guerre de l’Empire fut pillé sans vergogne, des richesses minérales aux fibres textiles et au riz : toutes leurs réserves épuisées, des millions de Singapouriens, Tonkinois, Chinois, ou Javanais moururent de faim en 1944-1945 — tout comme, au même moment, les Grecs ou les Hollandais occupés par l’Allemagne, mais à plus large échelle encore. A Java, on ne trouvait plus alors une pièce de tissus à acheter : on cousut des vêtements dans des sacs de jute ou à l’aide de feuilles de bananiers.
En Chine, l’armée nippone finançait ses collaborateurs locaux en stimulant l’importation et le trafic de drogues. Quant aux prisonniers de guerre, leur traitement témoigna d’un profond recul du droit humanitaire, à la mise en place duquel le Japon moderne avait pourtant contribué : ceux de l’armée chinoise furent fréquemment massacrés, ceux des armées occidentales furent affamés, épuisés, surexploités, battus, parfois torturés, au point que plus d’un quart ne survécurent pas, et que les rescapés furent frappés d’une surmortalité dramatique.
Enfin, on saisit rarement à quel point cette fracture historique majeure détermina le destin d’une partie essentielle du monde. La défaite sans gloire des colonisateurs européens, en 1942, rendit impossible le rétablissement en 1945 de l’ordre colonial en Asie du Sud-Est.
L’avidité impérialiste japonaise, à son corps défendant, précipita donc la décolonisation à l’échelle asiatique, puis mondiale. Le communisme, ultraminoritaire partout en Asie dans les années 30, profita de la déstabilisation générale pour se lancer, avec des succès divers, à la conquête de la région entière : l’empereur du Japon avait tiré les marrons du feu pour Mao Zédong et pour Hô Chi Minh. Nombre d’antagonismes ethniques ou religieux furent dramatiquement et durablement avivés.
La Corée sortit de la colonisation japonaise comme seul pays de la région durablement divisé en deux zones d’occupation, contentieux toujours brûlant. L’occupation nippone léguait aux futurs Etats indépendants des équipes de jeunes collaborateurs, fascinés par l’autoritarisme, l’ultranationalisme, le militarisme et la violence de leurs mentors. Jusqu’au cours des années 80, ils allaient souvent exercer le pouvoir suprême, de manière brutale et cynique, et entraver parfois jusqu’à aujourd’hui l’évolution démocratique.
La Corée du Nord est certes un musée du stalinisme, mais aussi l’héritière la plus fidèle du totalitarisme du Japon en guerre, jusque dans les méthodes de torture utilisées. Quant aux plaies ouvertes par la barbarie de l’armée japonaise, beaucoup suppurent encore. Elles sont attisées par l’insuffisante capacité du Japon à regarder son passé en face autant que par l’instrumentalisation des rancœurs à laquelle la Chine et les deux Corée — réconciliées sur ce point —recourent trop souvent. 1937, c’est aussi un aujourd’hui dont on ne sort pas.