New Delhi (Inde) .– Le BJP a été vaincu à Ayodhya. On se le répète pour y croire. C’est depuis Ayodhya qu’en janvier, Narendra Modi lançait en grande pompe la campagne pour sa réélection. Le temple géant dédié au dieu Ram, qu’il a fait construire sur les décombres d’une mosquée et d’un massacre anti-musulmans survenu en 1992, devait galvaniser les électeurs hindous.
Des milliards ont été déboursés pour transformer la ville en « capitale spirituelle du monde ». Pourtant, les électeurs locaux ont préféré un député du SP, parti socialiste de l’État de l’Uttar Pradesh, au candidat du BJP, le Parti du peuple indien de Narendra Modi.
Le sort de cette circonscription, parmi les 543 qui ont choisi leurs députés lors des élections nationales de l’Inde, résume l’ampleur de la gifle que le camp nationaliste hindou a reçue ce mardi. C’est dans leurs fiefs, où les nationalistes hindous se croyaient le mieux implantés, qu’ils ont enregistré le plus lourd recul : la « Hindi Belt », cet ensemble d’États pauvres des plaines indo-gangétiques du Nord, où se concentre une grande part de la population indienne. Le plus grand d’entre eux est l’Uttar Pradesh, où se trouve Ayodhya, et qui pèse, avec ses 240 millions d’habitant·es, pour 80 sièges dans le Parlement de l’Inde. De 64 sièges remportés en 2019, le BJP est tombé à 33. Dans l’État proche du Haryana, le BJP avait raflé les dix sièges en 2019 ; il n’en conserve que la moitié.
À mesure que les résultats tombaient, les visages se décomposaient dans l’immense QG du BJP à New Delhi. La National Democratic Alliance, la coalition de Narendra Modi, a rapidement atteint 290 sièges. Mais ce score, juste suffisant pour passer le cap fatidique des 272 qui permet de former un gouvernement, s’est ensuite figé. Or, il y a encore quelques jours, le BJP fanfaronnait, affirmant qu’il allait gagner plus de 400 sièges au Parlement, après des sondages aussi encourageants que suspects. À l’arrivée, le BJP ne dispose, à lui seul, que de 243 sièges, soit une majorité relative.
Narendra Modi au siège du parti BJP après le résultat des votes, à New Delhi (Inde) le 4 juin 2024. © Photo Sanchit Khanna / Hindustan Times / SPUS / Abaca
« On a peut-être trop misé sur la figure de Narendra Modi et oublié de présenter des candidats séduisants », avance Nalini, parmi les militants médusés. « Le coup des quatre cents sièges était une ruse de Modi pour placer la barre haut », tente de justifier Vivek, un autre militant. « La vérité, et ce qui compte, c’est que nous allons former le gouvernement. Narendra Modi est élu pour une troisième fois et c’est le seul premier ministre indien à avoir réussi cette performance avec Jawaharlal Nehru. » « Gloire à Ram ! » : le cri des nationalistes hindous résonne dans les couloirs climatisés du siège du BJP, mais le cœur n’y est pas.
Parfum de victoire
C’est le paradoxe de cette folle journée : les gagnants se comportaient en perdants – et vice versa. Pas loin de là, au parti du Congrès, l’ambiance était beaucoup plus festive. « Narendra Modi a entamé sa chute », veut croire Hanish. « Les électeurs voient qu’il n’a pas tenu ses promesses et ne se laissent plus distraire par les querelles religieuses. »
Pour beaucoup, ces élections ont en effet marqué le retour des préoccupations économiques face aux thématiques identitaires. L’opposition a marqué des points en parlant de lutte contre le chômage, qui atteint jusqu’à 40 % dans certains États du Nord. Le temple de Ram ne semble pas avoir porté les dividendes politiques espérés par le BJP.
L’opposition, une coalition formée autour du parti du Congrès et de nombreux partis régionaux (socialistes dans l’Uttar Pradesh, communistes au Kerala), a atteint 232 sièges, un score honorable qui est vécu comme une victoire par les opposants à Narendra Modi. « Ce n’était pas une élection équitable, rappelle Yogendra Yadav, analyste politique, sur India Today. Le BJP disposait de cent fois plus d’argent, de l’ensemble des grands médias de ce pays à sa botte comme porte-parole, des agences judiciaires qui ont harcelé l’opposition, d’une commission électorale qui n’a pas joué son rôle. Dans ce contexte, faire jeu égal avec le BJP, c’est remporter l’élection. »
Sans majorité absolue, Narendra Modi ne pourra plus se livrer à son exercice favori : faire passer sans avertissement des mesures choc, comme la démonétisation, la suppression de l’autonomie du Cachemire ou le confinement durant le covid. Il suffira que quelques alliés mécontents menacent de rejoindre le camp de l’opposition pour qu’il soit mis en minorité. Les chantages ont déjà commencé. Le versatile parti Janata Dal (United) de l’État du Bihar, qui dispose de quinze sièges, laisse déjà entendre qu’il pourrait quitter la majorité si le poste de premier ministre était offert à son dirigeant, Nitish Kumar. Un dur retour à la réalité des gouvernements d’alliance de partis, qui ont longtemps été la règle en Inde.
Mardi soir, Narendra Modi a revendiqué la victoire tout en prenant soin, déjà, de parler au nom de la National Democratic Alliance plutôt qu’en son nom propre. Le premier ministre a défendu son bilan : lutte contre la pauvreté, construction d’infrastructures, réformes fiscales… Tout en félicitant le pays pour cet exercice démocratique, il a tracé des perspectives pour les cinq ans à venir : développement des énergies vertes, de l’éducation, de l’industrie. Un premier ministre rassembleur, à mille lieues de celui qui a fait campagne, multipliant les sorties choquantes contre les musulmans, accusés pèle-mêle de voler les hindou·es et de faire trop d’enfants. Comme s’il savait déjà que Narendra Modi ne pourrait plus tout à fait être Narendra Modi.
Ce dont le dirigeant a par contre évité de parler, ce sont les grandes réformes qu’il comptait mettre en place s’il avait disposé d’une large majorité : la délimitation, qui consiste à renforcer le poids au Parlement des États du Nord, plus peuplés et aussi plus enclins à soutenir le BJP ; le « One Nation, One Election », qui vise à synchroniser les législatives nationales et celles des différents États de l’Inde, dont beaucoup craignent qu’elles renforcent la centralisation du pouvoir ; ou encore le Code civil uniforme, qui vise à abolir certaines lois sur le mariage et l’héritage propre aux minorités, les musulmans étant clairement dans le viseur. En même pas vingt-quatre heures, la donne politique a changé en Inde.
Côme Bastin