C’est un tremblement de terre comme la vie politique française n’en avait plus connu depuis deux décennies. Emmanuel Macron a décidé le 9 juin de dissoudre l’Assemblée nationale, quelques minutes seulement après la large victoire de l’extrême droite aux élections européennes. Des nouvelles élections législatives auront lieu les dimanches 30 juin et 7 juillet. « Je ne saurais, à l’issue de cette journée, faire comme si de rien n’était », a justifié le président de la République.
Le résultat du scrutin européen a placé le Rassemblement national (RN) à des sommets qu’il n’avait jamais atteints, le parti lepéniste recueillant un tiers des suffrages exprimés (32,4 % selon les dernières estimations). À l’inverse, la déroute est sévère pour le camp présidentiel, qui engrange à peine 15 % des voix, un étiage historiquement bas pour le parti au pouvoir.
Au sein de la majorité, où on s’attendait à une débâcle, le scénario d’une dissolution était balayé sitôt qu’il était évoqué. « Franchement, je ne vois pas une seconde le président dissoudre avec une extrême droite aussi haute », assurait un ministre pendant la campagne. Le chef de l’État lui-même affirmait début mai dans La Tribune Dimanche que la « conclusion » du scrutin serait « d’abord européenne », écartant l’idée d’un big bang national au soir du 9 juin.
Emmanuel Macron annonce la dissolution nationale après les résultats des élections européennes, le 9 juin 2024. © Photo Ludovic Marin / AFP
Ces derniers jours, plusieurs hypothèses circulaient, dans la majorité comme dans l’opposition : un remaniement gouvernemental, l’organisation d’un référendum, un accord avec la droite d’opposition… « Ça va bouger », entendait-on un peu partout. D’autres nuançaient aussitôt. « Ça va bouger, oui, mais pas tout de suite », temporisait un cadre de la majorité à quelques jours du scrutin. Après tout, pourquoi bouger maintenant ? « Pas avant l’été », « pas avant les Jeux olympiques », « pas avant la rentrée », disaient les mêmes.
Tout a bougé, pourtant, dimanche 9 juin. Les certitudes, les analyses, les projections. La décision d’Emmanuel Macron, inédite depuis 1997, plonge le pays et ses institutions dans un brouillard inattendu. À première vue, le pari présidentiel paraît insensé. Dissoudre l’Assemblée nationale à un moment où la base électorale du macronisme est plus réduite que jamais ressemble à un suicide politique, sinon une offrande à l’extrême droite.
Le chef de l’État, lui, a pris des accents gaulliens pour justifier son choix. « Je ne peux me résoudre à cette situation », a-t-il affirmé, voyant dans « la montée des nationalistes et des démagogues » un « danger pour la nation ». Déplorant aussi la « fièvre » et le « désordre » qui caractérisaient désormais le débat public et parlementaire, Emmanuel Macron a appelé à retrouver de la « clarté » politique à travers cette décision « grave et lourde ».
À l’Élysée, on estime que, puisque l’extrême droite est aux portes du pouvoir, c’est le moment ou jamais de refaire voter les Français. Dramatiser l’enjeu pour sortir du bourbier qu’est devenu ce quinquennat. « Moi ou le chaos », version été 2024. « On y va pour gagner, assurait dimanche soir l’entourage présidentiel. On ne pouvait pas rester sourd à ce score historique de l’extrême droite. Il faut aller vers un moment de clarification. »
Déjà, la main tendue à la droite LR
Dimanche soir, les éléments de langage de ses proches dessinaient le portrait d’un Emmanuel Macron désintéressé (« Il n’a aucun intérêt personnel en 2027 »), tout acquis à la cause du pays, démocrate parmi les démocrates. « On ne se trompe jamais quand on donne la parole au peuple », lance un de ses conseillers, avant de décrire une décision fidèle à l’esprit « d’audace, de dépassement, de prise de risque, qui a toujours été au cœur de notre ADN politique ».
En réalité, l’opération dissolution charrie aussi son lot de cynisme. Enlisé dans son second mandat, Emmanuel Macron devait faire face à la fois à son impopularité et à sa majorité relative. Une double faiblesse qui dilapidait tout ou partie de sa capacité à agir d’ici 2027. Autour de lui, plusieurs figures de la majorité le pressaient de conclure un accord de coalition avec le parti Les Républicains (LR). L’affaire était devenue un serpent de mer, lesté à la fois par les réticences d’une partie du camp présidentiel et par les tergiversations stratégiques de la droite.
Avec sa décision, le président de la République contraint LR à bouger. En mettant en scène le scrutin du 30 juin comme la dernière gare avant le fascisme, il met LR face à ses responsabilités historiques. Et face à un dilemme tactique : à trois ans de l’élection présidentielle, n’est-il pas plus opportun de revenir au pouvoir et ainsi de regagner les jalons de « parti de gouvernement » auprès d’un électorat qui y est sensible ?
Là, le président demande aux électeurs : “Êtes-vous vraiment sûrs que vous voulez voir le pays gouverné par le RN ?”
« J’ai toujours pensé que cette Assemblée nationale ne pouvait pas aller à son terme, compte tenu des positions irréductibles de LR », plaide auprès de Mediapart François Patriat, le président du groupe macroniste au Sénat, qui se félicite que « le président [ait] repris la main ».
Stéphane Séjourné, ministre des affaires étrangères et secrétaire général du parti Renaissance, s’est empressé de faire une déclaration à l’AFP : tous les députés sortants « faisant partie du champ républicain » auront l’investiture de la majorité s’ils veulent bien « s’investir sur un projet clair pour le pays ». Suivez son regard… à droite.
Vue de l’autre côté de l’échiquier politique, la dissolution décidée dimanche ressemble aussi à un coup tactique d’Emmanuel Macron. Le chef de l’État oblige la gauche à revenir aux urnes au pire moment pour elle, après une campagne européenne marquée par les divisions et les invectives. En misant sur l’éclatement de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), le pouvoir se projette déjà dans l’hypothèse de duels de second tour face à l’extrême droite.
Valérie Hayer lors de la soirée électorale de Renaissance, MoDem et Horizons à Paris, le 9 juin 2024. © Photo Arnaud Finistre / AFP
« On se retrouvera devant la gauche au second tour et on développera des arguments pour que la raison l’emporte sur la haine », imagine François Patriat. La députée Cécile Rilhac tente une exégèse : « Là, le président demande aux électeurs : “Êtes-vous vraiment sûrs que vous voulez voir le pays gouverné par le RN ?” »
Les députés de la majorité sous le choc
Ce dimanche soir, il n’y a donc plus de député·es en France et le palais Bourbon ferme ses portes jusqu’au 8 juillet. Finies les discussions sur la loi sur la fin de vie, ajournée la réforme de l’assurance-chômage, reportés les débats internes à la majorité sur le prochain budget… À 22 h 30, une courte visioconférence était organisée en catastrophe par Sylvain Maillard, le président du groupe Renaissance, pour régler les problèmes d’intendance : l’avenir des collaborateurs et des stagiaires, l’accès aux bureaux pour les député·es ou encore le sort des colloques et des délégations.
Dans les rangs de la majorité, où l’on a appris la décision présidentielle à la télévision, le choc est réel. Chez les député·es sortant·es, qui devront dire dans les prochaines heures s’ils se représentent, l’ambiance était crépusculaire ce dimanche soir. « Je n’ai pas envie de vous répondre », glissait, d’une voix blanche, Ludovic Mendes, député de Moselle et vice-président du groupe Renaissance, élu d’un département où le RN ne cesse de s’implanter.
Avant même que les investitures ne soient lancées, plusieurs député·es avaient néanmoins d’ores et déjà annoncé commencer dès ce soir leur campagne législative, à l’instar de Sacha Houlié, élu de la Vienne et président de la commission des lois. Ou encore de Richard Ramos, député MoDem du Loiret, qui jure avoir déjà préparé « depuis longtemps » ses affiches et ses bulletins. « Je pense qu’il y aura un sursaut national, assure-t-il, mais pour cela, il faut que la majorité et les ministres arrêtent d’être arrogants. »
Si beaucoup de parlementaires, voyant leur mandat remis en jeu au pire moment, ont tordu le nez, d’autres tentent de se montrer plus philosophes. « On ne peut pas toujours dire qu’il n’y a pas assez de démocratie et se plaindre qu’il y ait un nouveau scrutin », explique ainsi Éric Bothorel. Élu sur d’anciens fiefs de gauche, le député breton devra faire, comme d’autres, avec les nouveaux contours d’une majorité qui pourrait aller jusqu’à la droite LR. Cécile Rilhac y voit presque un motif de satisfaction : « Au moins de ce point de vue là, il y aura une clarification. »
Pauline Graulle et Ilyes Ramdani