L’enseignement des thèses créationnistes est déclaré « anticonstitutionnel » en Pennsylvanie
[Le Monde, 21 décembre 2005]
Plus d’une vingtaine d’Etats attendaient la décision du tribunal fédéral de Harrisburg (Pennsylvanie) sur une théorie néocréationniste, pour la mettre au programme de leurs écoles. Mais mardi 20 décembre, le juge John Jones a jugé qu’enseigner le « dessein intelligent » (Intelligent Design) en classe de sciences d’une école américaine violait la Constitution. Un verdict qui apparaît comme un revers pour les conservateurs américains, adeptes de cette thèse concurrente de la théorie de l’évolution de Darwin.
Le procès s’était tenu de fin septembre à début novembre. Huit familles avaient décidé de poursuivre le conseil scolaire de la région de Dover, une zone rurale à l’ouest de Philadelphie, qui avait décidé d’enseigner aux élèves le « dessein intelligent ». Cette thèse suppose que la nature est si complexe que seul un être supérieur intelligent a pu la créer. Les parents plaignants estimaient qu’il s’agit d’une théorie religieuse qui n’a pas sa place à l’école. Ils invoquaient le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui stipule qu’aucune loi ne peut promouvoir une religion.
Le conseil scolaire avait prévu que les élèves du 9e grade (l’équivalent de la classe de 3e, sauf qu’elle constitue le premier échelon du lycée) se verraient enseigner, en préambule aux leçons de biologie sur l’évolution, que la théorie de Darwin « n’est pas un fait » et comporte des « lacunes » inexplicables. Les enseignants devaient renvoyer les élèves, pour plus d’informations, vers un livre créationniste intitulé Des pandas et des hommes. Mardi, le juge a estimé que « les citoyens de Dover ont été pauvrement servis par le conseil scolaire qui a voté l’enseignement du dessein intelligent ».
La théorie est présentée comme une alternative et se garde de toute référence à la Genèse. Mais les scientifiques l’ont dénoncée comme le dernier avatar du créationnisme. Le « dessein intelligent » a reçu des renforts de
poids - George Bush a pris la parole cet été pour déclarer que les deux « écoles de pensée » devaient être expliquées aux enfants - et séduit nombre d’Américains : selon un sondage effectué par l’institut de recherche Pew en juillet, 64 % sont favorables à l’enseignement du créationnisme ou du « dessein intelligent », en plus de la théorie de l’évolution. Et pas moins de 38 % des sondés souhaitent que Charles Darwin soit tout simplement éliminé de l’école, pour mettre l’accent sur le rôle de Dieu.
Les chrétiens fondamentalistes contestent la théorie darwinienne
par Pascal Riche, Libération, jeudi 29 septembre 2005
Depuis le début de la semaine, dans une salle du tribunal de Harrisburg, en Pennsylvanie, se joue un affrontement sur un des sujets politico-religieux les plus sensibles du moment. Il oppose les tenants de l’« intelligent design » à ceux de l’évolution darwinienne. Selon les premiers, généralement des chrétiens fondamentalistes, la vie est trop complexe pour être expliquée par le processus de sélection décrit par Darwin : il faut donc qu’elle ait été créée par une « intelligence » supérieure (Dieu, par exemple). Ils se bagarrent pour introduire leur thèse une forme light du créationnisme dans les programmes scolaires.
Théorie alternative. L’an dernier, ils ont marqué un point dans une petite ville de Pennsylvanie, à trois quarts d’heure de route vers le sud de Harrisburg. Le conseil scolaire de Dover a en effet imposé aux enseignants de biologie de mentionner aux élèves de troisième l’existence du « dessein intelligent » comme théorie alternative à Darwin. Pour la première fois dans une école publique, un texte appelle les élèves à faire preuve d’esprit critique sur le darwinisme et leur conseille de se faire eux-mêmes une opinion en les renvoyant au vade-mecum des créationnistes new look, Des pandas et des hommes. Des parents d’élèves, contestant la décision, l’ont attaqué en justice, avec l’appui de diverses associations, comme l’Union américaine des libertés civiques (Aclu). La bataille de Dover est devenue un symbole. « En essayant d’utiliser des administrations pour donner le label prestigieux de « science » à leurs croyances, ces militants [du dessein intelligent] trompent les enfants, les parents, et mettent en danger la liberté religieuse pour tous les Américains », considère l’Aclu, qui prend l’affaire très au sérieux.
Pressions et menaces. Lors des premiers jours d’audience, lundi et mardi, des enseignants ont raconté les pressions qu’ils ont subies. Le conseil scolaire a par exemple exigé qu’ils regardent un film remettant en cause le darwinisme. Certains affirment avoir été menacés de licenciement. Mardi, un parent d’élève, Bryan Rehm, par ailleurs professeur de physique, a décrit l’ambiance de « zoo » qui régnait dans les réunions du conseil scolaire. Ainsi, le 14 janvier, un des membres les plus exaltés, Bill Buckingham (chrétien fondamentaliste et ancien directeur de prison), s’est emporté en ces termes : « Il y a un homme qui a été crucifié il y a deux mille ans ! Personne ne peut se dresser pour le défendre ? » Au tribunal, les responsables scolaires de Dover cherchent à minimiser l’importance de leur décision. Leur avocat parle même d’une « tempête dans un verre d’eau ». Mais force est de constater que les promoteurs du « dessein intelligent » prennent très à cœur cette « tempête dans un verre d’eau » : ils ont juré d’aller si nécessaire jusqu’à la Cour suprême des Etats-Unis.
65% des Américains favorables au « double enseignement »
George Bush s’est personnellement prononcé pour l’enseignement des deux théories et 31 des 50 Etats envisagent de suivre cette voie. Après des mois de débats, le Bureau éducatif du Kansas a décidé le 10 août de réduire la place du darwinisme dans ses programmes. Selon un sondage CBS effectué en novembre dernier, 55% des Américains pensent que Dieu a créé l’homme dans sa forme actuelle - sans passage intermédiaire par l’état de poisson ou de singe. En outre, 65% des Américains sont favorables à l’enseignement à part égale des deux théories et 37% prônent le remplacement de l’évolutionnisme par le créationnisme.
[L’Express, mardi 27 septembre 2005]
Darwin contre Dieu, match nul aux Etats-Unis
par Pascal Riche, Libération, lundi 29 août 2005
Après quelques homériques batailles sur l’abstinence dans les écoles, le mariage homosexuel, l’euthanasie, les symboles religieux dans les lieux publics, ou l’allusion à Dieu dans le serment d’allégeance (au pays) que doivent réciter les écoliers, les Américains s’empoignent aujourd’hui sur l’enseignement du darwinisme dans le secondaire. Les scientifiques et une grande partie des médias ont beau pousser des soupirs d’exaspération, rien n’y fait.
Créationnisme. Le débat a pris de telles proportions que George W. Bush lui-même a cru nécessaire d’y plonger. Au début du mois, le Président a affirmé qu’il lui semblait que « la présentation des différentes écoles de pensée fait partie de l’éducation ». Affirmation qui est allée droit au cœur des tenants du créationnisme, ou plutôt de sa version relookée, le « dessein intelligent » (Intelligent Design, ID). Même des centristes, comme le sénateur (républicain) John MacCain, qui songe à se présenter à la succession de Bush, ont cédé à la pression des chrétiens fondamentalistes. Mardi, lui aussi a souhaité que « tous les points de vue » sur les origines de la vie soient enseignés dans les classes de biologie.
Certes, le débat n’est pas nouveau. En 1925, l’Amérique s’était passionnée pour l’affaire du « procès du singe ». Un jeune professeur de sciences naturelles, John T. Scopes, avait bravé la loi du Tennessee, qui interdisait l’enseignement des lois de l’évolution darwinienne. Il avait été condamné à une amende, mais l’opinion avait massivement pris position en sa faveur. Aujourd’hui, les chrétiens fondamentalistes reviennent à la charge avec une approche bien mieux rodée.
Ils évitent de parler d’Adam et d’Eve, et même, autant que possible, de Dieu. Ils présentent une approche aux allures scientifiques : la théorie sur la sélection des espèces, expliquent-ils, est bien trop fruste pour expliquer la complexité de la vie. La meilleure hypothèse alternative, c’est qu’une intelligence supérieure, extraterrestre ou divine, le « dessein intelligent », l’a organisée. Ils diffusent leur nouvelle Bible, Des pandas et des hommes [1], un manuel de vulgarisation attrayant (que les scientifiques considèrent comme un tissu d’âneries). Un think-tank basé à Seattle, le Discovery Institute, généreusement financé par la droite chrétienne (mais aussi par quelques fondations sans affiliation religieuse, comme celle de Bill Gates), se charge de sophistiquer le discours pour le rendre présentable. Il subventionne des recherches, produit des documentaires, publie des livres.
Ouverture. Les tenants de l’ID se réclament habilement de « l’ouverture d’esprit scientifique ». Ils n’exigent pas que Darwin soit chassé des collèges et lycées, mais simplement que leur hypothèse y trouve aussi sa place. Après tout, la majorité des Américains croient que l’homme a été créé directement par Dieu... La campagne porte ses fruits. A Dover (Pennsylvanie), le bureau de l’éducation local a décidé cette année de prévenir les collégiens de troisième que l’évolution n’était qu’une simple théorie. Un texte leur sera lu avant le début du cours de biologie : « Le dessein intelligent est une explication de l’origine de la vie différente des vues de Darwin. Le livre de référence, Des pandas et des hommes, est disponible pour les élèves désireux d’approfondir cette approche... »
Les thuriféraires du ID mènent bataille dans bien d’autres districts, dans tout le pays. C’est au Kansas qu’ils espèrent leur première grande victoire. Le bureau de l’éducation de cet Etat solidement républicain envisage en effet d’encourager, dès cette année, l’enseignement du ID. Le débat fait rage dans l’Etat depuis des mois. Dans l’Oregon, un étudiant en physique, Bobby Henderson, a décidé de s’en prendre aux partisans du « dessein intelligent » en ayant recours à leur propre rhétorique, l’appel à « l’ouverture ». Dans une lettre ouverte au bureau de l’éducation du Kansas, il exige qu’on expose aux élèves non seulement le darwinisme et le dessein intelligent, mais également l’explication des origines du monde que donne le « pastafarianisme », selon lequel le monde a été créé par un monstre volant formé de spaghettis. Sa religion a vite fait des émules : depuis juin, le bureau de l’éducation est bombardé d’e-mails pastafarianistes.