Dans le nouveau Parlement européen, la première délégation en nombre de député·es sera celle du Rassemblement national (RN). Arrivé largement en tête en France, le parti de Jordan Bardella envoie 30 député·es à Strasbourg, un·e de plus que la CDU, la démocratie chrétienne allemande. À l’échelle du continent, la France est l’un des pays où les extrêmes droites réalisent leur meilleur score, après la Hongrie et la Pologne, et, comme en 2014 et en 2019, le centre de gravité du futur Parlement européen s’est un peu plus déplacé à droite.
Chercheur en sociologie politique à l’université d’Amsterdam, Matthijs Rooduijn revient pour Mediapart sur les causes de ce succès des extrêmes droites européennes, qui s’inscrit dans la continuité de décennies de progression au niveau du continent.
Mediapart : Comment analysez-vous les résultats des partis d’extrême droite en Europe ?
Matthijs Rooduijn : Il n’y a pas de raison d’être surpris. Vous pouvez débattre du fait que l’extrême droite ait gagné ou non, mais il est important de regarder la situation dans son ensemble, et elle est très claire. Depuis trente ans, ces partis prospèrent. Il y a bien sûr des envolées subites dans quelques pays, liées à des contextes nationaux particuliers, mais dans l’ensemble, c’est une évolution linéaire. Ce n’est pas une flambée fulgurante, où l’extrême droite deviendrait extrêmement populaire du jour au lendemain. Et cette progression est toujours en cours : il n’y a pour l’instant pas de signes qui montreraient qu’elle peut s’arrêter dans un futur proche. La grande question est : jusqu’où cette poussée ira-t-elle ? En résumé, pas d’explosion, rien de très soudain ou de très surprenant, mais simplement le schéma que l’on connaît depuis trente ans qui continue.
© Infographie Mediapart
La France est l’un des pays où l’extrême droite réalise le meilleur score, comment l’expliquer ?
La France est l’un des bastions de l’extrême droite en Europe. Pour moi, l’une des causes de ce score très important est le contexte national, avec une élection qui est devenue un vote pour ou contre Emmanuel Macron, qui est très impopulaire. L’extrême droite a très bien réussi à mobiliser ses électeurs contre le président de la République. Il faut ajouter à cela l’effet Bardella, une nouvelle figure jeune à la tête du mouvement. Il y a également quelque chose qui n’est pas spécifique à la France : il y a de plus en plus de partis d’extrême droite.
En France, Reconquête a lui aussi obtenu des sièges. Nous avons la même situation aux Pays-Bas. Ces partis permettent de s’adresser à d’autres parties de l’électorat, qui ne partagent pas tout à fait les mêmes positions. Il y a évidemment des visions communes sur l’immigration, le désir d’ordre, les opinions conservatrices, mais aussi des différences sur la radicalité des idées, la politique étrangère ou les questions économiques. C’est très important, car cela permet d’attirer un électorat plus nombreux.
En France, le RN a réussi à se dédiaboliser, et c’est très intéressant, car ce mouvement n’est pas devenu plus modéré. Ses propositions sur l’immigration n’ont pas changé, il est toujours aussi nativiste, nationaliste, populiste et autoritaire. Mais ses membres se sont couverts d’un vernis de respectabilité. C’est un facteur de vote très important, il est maintenant considéré comme un parti comme les autres. Le parti n’a pas changé, l’opinion publique n’a pas vraiment changé non plus, mais sa perception a clairement évolué.
Il est essentiel de faire prendre conscience aux gens de l’importance […] du contrôle démocratique du pouvoir, des droits individuels, de la liberté de la presse…
Vous insistez sur la responsabilité des partis « mainstream », qui copient les idées de l’extrême droite en pensant pouvoir en détourner des électeurs et électrices…
C’est quelque chose qu’on voit là aussi dans plusieurs pays d’Europe. On l’a vu par exemple en Autriche avec Sebastian Kurz [ancien chancelier autrichien (2020-2021) et membre du parti libéral-conservateur ÖVP – ndlr], en France avec Sarkozy et maintenant Les Républicains, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Allemagne avec la CDU…
Les travaux de science politique, les études des discours et des programmes montrent, à chaque fois, que les partis traditionnels, et surtout les partis de droite traditionnelle, se sont rapprochés de l’extrême droite, en particulier sur le sujet de l’immigration. Ce n’est pas quelque chose de nouveau, cela dure depuis une vingtaine d’années. Ces partis ont donc légitimé les idées de l’extrême droite, voire se les sont appropriées, et sont aussi largement responsables de la normalisation de ces mouvements d’extrême droite. La prise de parole récente d’Éric Ciotti confirme ce processus de radicalisation de la droite traditionnelle en France, c’est une étape de plus dans cette dynamique.
L’un des facteurs du vote d’extrême droite que vous pointez est l’affaissement des liens sociaux, mais ce vote ne s’intègre-t-il pas dans d’autres types de liens ?
Ce qui s’est passé, c’est que les liens sociaux forts avec les partis traditionnels, les syndicats, l’Église se sont affaiblis au cours des dernières décennies. Mais, bien sûr, les gens sont des animaux politiques, ont besoin de lien social, donc il y a évidemment d’autres sortes de liens, moins institutionnalisés, qui se développent. Il y a un clivage très fort qui s’est formé autour de l’identité, avec d’un côté des gens plus conservateurs, nationalistes, et d’un autre côté des individus plus progressistes. Ce n’est pas un clivage neuf, mais c’est dans ce cadre que des liens sociaux nouveaux se créent.
Lors du meeting du Rassemblement national à Paris, le 2 juin 2024. © Photo Laure Boyer / Hans Lucas via AFP
Dans votre tribune dans le « Guardian », vous appelez à travailler sur la résilience de nos démocraties. Qu’entendez-vous par là ?
C’est le plus difficile ! Beaucoup de partis traditionnels ont critiqué, pour de très bonnes raisons, les mouvements d’extrême droite, leur programme et ce qu’ils représentent. Mais je pense que ce n’est plus suffisant désormais. Ce qu’il faudrait aussi faire, selon moi, c’est protéger la culture de la démocratie libérale. Les études montrent que les gens ne s’y déclarent pas particulièrement attachés, ne se définissent pas comme ça. C’est un problème. Il est essentiel de faire prendre conscience aux gens de l’importance de ce système, du contrôle démocratique du pouvoir, des droits individuels, de la liberté de la presse, de toutes ces choses qui font la culture de la démocratie libérale. Cette culture est menacée par l’extrême droite, dont les idées sont incompatibles avec ces principes, comme on le voit dans les pays où l’extrême droite est arrivée au pouvoir, en Hongrie par exemple.
En Allemagne, les révélations sur l’AfD (Alternative für Deutschland) ont provoqué des manifestations immenses. Comment expliquer cette mobilisation contre l’extrême droite ?
Il est très important de rappeler que le RN est un parti qui existe dans le paysage politique depuis cinquante ans. Bien sûr, ce parti a changé de dirigeant, a modifié sa façon de s’exprimer, mais la radicalité de ses positions et ses principes fondateurs sont les mêmes. L’AfD est un parti très jeune, qui a évolué en très peu de temps, passant d’un mouvement eurosceptique de professeurs d’économie à un parti d’extrême droite, avec des éléments extrêmement radicaux en son sein.
Ç’a évidemment créé un choc en Allemagne que ce parti se soit radicalisé à ce point, et en même temps soit resté si populaire. Il faut le garder à l’esprit, même avec ces scandales, les prises de parole de Maximilian Krah [tête de liste de l’AfD désormais exclu de la délégation d’eurodéputé·es – ndlr], les affaires d’ingérences russe et chinoise : le parti est arrivé deuxième dans les urnes.
Que peut-on retenir des cas où l’extrême droite régresse en Europe ?
Les recherches montrent que quand ces partis, qui se définissent fréquemment comme anti-système, participent à des coalitions de gouvernement, ils sont souvent punis dans les urnes ensuite, plus que les autres partis. Mais les mêmes travaux de recherche montrent que ce recul n’est que temporaire, et après ces élections sanctions, ces partis peuvent de nouveau croître.
Les reculs éventuels de ces partis sont toujours liés à des circonstances nationales. Que ce soit parce que leurs leaders politiques commettent des erreurs, ou sont impliqués dans des scandales, ou parce que de fortes campagnes d’opposition à l’extrême droite sont mises en place. Mais il faut garder en tête que globalement, la tendance est à la hausse.
Youmni Kezzouf