Ollioules, le 6 octobre 2023 : visite de Marine Le Pen dans un centre de santé pour maladies neuro-dégénératives. Obatala
Alors que le Rassemblement national (RN) vire en tête des sondages des intentions de vote pour les élections législatives, Safia Dahani, qui a co-dirigé l’ouvrage Sociologie politique du Rassemblement national (Presses universitaires Septentrion), revient sur les processus de légitimation de l’extrême droite et notamment de sa principale formation, le RN.
La stratégie de dédiabolisation du Rassemblement national semble avoir fonctionné. Est-ce la seule stratégie qui s’est avérée efficace au cours de ces dernières années ?
La « dédiabolisation » recouvre un ensemble de réalités très contrastées. Cela peut faire référence à des politiques de communication particulières. Par exemple, se défaire de l’image (a priori négative) d’un parti d’extrême droite créé par d’anciens collaborateurs du régime nazi, ou encore mettre à distance l’un de ses fondateurs, Jean-Marie Le Pen en tant que figure historique connue pour ses propos racistes et antisémites.
Cela renvoie aussi à de putatives formes de professionnalisation de l’organisation avec le recrutement de dirigeants réputés compétents, et une autre division du travail dans les services administratifs internes.
Mais cela peut aussi et surtout faire référence à des dynamiques à la frontière ou en dehors de l’organisation. Je crois que les clefs de compréhension de la légitimation de l’extrême droite (vote, militantisme, etc.) réside aussi dans ces espaces : à la fois du côté des autres partis et professionnels de la politique et du côté de l’espace médiatique.
Sébastien Chenu, invité de Guillaume Cérin mardi 28 mai sur LCI.
D’une part, et l’actualité le confirme, les ralliements ponctuels d’anciens cadres de la droite depuis les années 2010 (Julien Odoul, Sébastien Chenu, Franck Allisio…) ont participé de la légitimation de l’extrême droite.
Le ralliement d’Eric Ciotti en est le dernier exemple en date.
Il faut dire aussi que le gouvernement a favorisé l’accès de députés RN à des responsabilités importantes à l’Assemblée nationale, comme à des vice-présidences par exemple, et a organisé des débats avec des représentants de l’extrême droite, ce qui a participé à la construction du FN-RN comme un des principaux partis d’opposition.
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D’autre part, il faut se poser la question des cadrages journalistiques privilégiés (sur des chaînes privées et publiques) pour parler et faire parler le FN-RN. Durant ces dernières années, ces cadrages ont bifurqué : de l’extrême droite à la « droite nationale », « droite nationaliste » ou « droite populiste ». Dans le même temps, Marine Le Pen a « trop » et « trop tôt » été médiatisée au regard de sa position objective (présidente d’un parti qui n’avait, avant 2022, aucun député).
Les médias ont aussi participé de la mise en avant des marottes de l’extrême droite : immigration, islam, identité nationale. Ils ont mobilisé les mots de l’extrême droite pour dire le monde : « Grand Remplacement, Français de papier, focalisation sur l’immigration africaine ou immigration musulmane ».
Ils ont invité, régulièrement, les porte-paroles de l’extrême droite sans proposer de mise au point scientifique et historique.
Ce faisant, même dans une matinale de radio sur France Culture, parler du racisme qui motive le vote RN fait désormais l’objet de levées de bouclier de la part de journalistes politiques. Selon ces derniers, il faudrait alors parler « d’insécurité culturelle » ou des apories en termes de prise en charge des enjeux « sécuritaires » par d’autres formations partisanes.
On peut aussi rappeler le discours d’ouverture de José Gonzalez, député RN et doyen de l’Assemblée nationale, qui n’avait pas plus choqué que cela, alors qu’il avait expressément fait référence à l’Algérie française.
Ces indices, à défaut de travaux scientifiques importants sur ces questions, nous poussent alors aussi à regarder à la lisière du parti, et du côté du champ journalistique notamment, pour expliquer et ainsi comprendre la manière dont un parti d’extrême droite peut apparaître, aujourd’hui et pour beaucoup plus « républicain » que d’autres, notamment à gauche.
La figure de Jordan Bardella a été particulièrement mise en avant durant la campagne européenne. Or ses prestations dans les débats ont été jugées plutôt ratées, sans que cela entache sa côte de popularité. Comment l’expliquez-vous ?
Il faut d’abord revenir sur les « effets » des débats télévisés qui ne sont bien souvent pas ceux que l’on croit. C’est une gageure scientifique que de penser que tout le monde regarde les débats politiques à la télévision et que tout le monde les regarde de la même manière, avec les mêmes attentes, les mêmes instruments de jugement de la politique et de ses professionnels. Le sociologue Patrick Champagne nous alertait déjà sur l’importance des discours qui entourent ces rites médiatiques et sur l’immuable question du « Qui a gagné », en réalité très éloignée des grilles de lecture « ordinaires » d’une telle émission de télévision, fusse-t-elle si importante pour les professionnels de la politique et des médias.
Penser qu’on a « gagné » un débat contre un représentant de l’extrême droite car on pense avoir montré ses failles en termes de « compétence » est une erreur, ou en tout cas un fait scientifiquement difficilement remarquable ou objectivable. Cette grille de lecture des échanges politiques à la télévision est loin d’être celle des téléspectateurs en général. Les débats ne changent pas drastiquement les intentions de vote ou les opinions politiques. Ils sont regardés de manière « oblique », en privilégiant les grilles de lecture déjà présentes dans les esprits des publics.
J’ajoute aussi qu’un premier ministre qui organise un débat en face à face avec une seule tête de liste (d’extrême droite) pose une autre question : celle d’un transfert de légitimité. Si Jordan Bardella n’était pas un professionnel de la politique digne de ce nom, pourquoi donc un premier ministre prendrait-il le temps de débattre longuement avec lui sur un plateau de télévision, sur le service public, en première partie de soirée ?
Extraits du débat Attal-Bardella (Le Monde, jeudi 23 mai 2024).
Il faut ensuite rappeler que le FN-RN est un parti très peu démocratique en interne. Centralisé autour d’une société de cour reliée aux Le Pen, ce parti ne laisse pas vraiment de place à des tendances ou à des courants, dont les marges de manœuvre sont limitées.
Ces courants internes existent bel et bien, mais ils ne s’expriment que très peu. Généralement, lorsque des discours à contre-courant de la ligne principale du parti se font entendre, les cadres qui les portent le font à perte (de positions de pouvoir, de mandats d’élus) et avec de grands risques d’exclusions. Ce qu’il faut comprendre c’est que le FN-RN enjoint à suivre « une ligne » (celle de la patronne) et fait courir des risques d’exit aux déloyautés partisanes, a fortiori en temps électoral. En d’autres termes, le FN-RN sait se mettre en ordre de marche, « faire bloc ».
Quelles sont les évolutions sociologiques marquantes que vous avez notées en termes de militantisme lors de vos terrains, et comment se différencient-elles selon les territoires ?
D’une part il faut rappeler que dans les années 2010 le FN-RN était un parti relativement peu implanté sur l’ensemble des territoires. Ce qui est marquant, ce sont des dynamiques électorales qui opèrent sans travail particulier, sans effort de mobilisation.
À Paris par exemple, dans un territoire dans lequel le FN-RN n’est jamais parvenu à s’implanter électoralement, j’ai pu observer une campagne « ratée » : candidats choisis à la dernière minute et inconnus des militants (déjà peu nombreux), propagande électorale indisponible à temps pour la mobilisation, refus d’encadrants locaux de continuer la campagne après nomination d’une candidate jugée désajustée…
Marine Le Pen, Jean-Marie Le Pen, Bruno Gollnisch et Thierry Légier : défilé du Front national en l’honneur de Jeanne d’Arc, le 1ᵉʳ mai 2010. CC BY-ND
D’autre part, j’ai observé que le parti, de façon ponctuelle et dans certaines fédérations, comme dans le centre de la France, envoie parfois dans les départements de nouveaux dirigeants qui vont prendre leur mission très au sérieux et battre la campagne en dehors des temps électoraux, afin de ramener à eux une large partie des adhérents qui avaient été délaissés par leurs prédécesseurs.
Mais ces cas sont à mon sens très limités et ils ont pu, à la fin des années 2010, bénéficier de l’appui de militants locaux venus d’autres partis (de la droite notamment), motivés par l’ouverture du marché de postes locaux au sein du RN, dans lequel les carrières militantes et professionnelles étaient alors plus rapides et plus accessibles que dans les autres formations de droite.
Ensuite, on peut signaler que le FN-RN tentait à l’époque de motiver ses troupes en organisant des « tournois des fédérations » : à Fréjus en 2017, le parti a décerné un trophée à un dirigeant qui avait le plus augmenté le nombre d’adhérents de son département.
Ces données sur l’évolution des fédérations sont aussi publiées en interne dans une note destinée aux cadres, et ce très régulièrement, dans le but de « motiver les troupes ».
Pour autant, s’il faut le rappeler : les fédérations sont toujours gérées depuis le centre du parti, les parachutages à leur têtes sont nombreux et il y a un turn-over importants des secrétaires départementaux.
Enfin, et il faut le dire avec force : ce que j’ai noté c’est aussi une pacification de l’espace public face à des représentants du FN-RN. Je n’ai que très peu observé de manifestations particulières devant les lieux des réunions publiques ou des meetings ou de marques d’hostilité durant des tractages sur les marchés par exemple. De fait, les militants et cadres RN ne se sentaient pas en grand danger sur le terrain. Cela est une marque significative de la légitimation de ce vote d’extrême droite dans l’espace public.
L’effort pour montrer un parti « normal » et « populaire » tend à faire oublier les bases d’une idéologie très « pensée » et ancienne, mais qui et où sont les idéologues du RN, et comment leurs idées infusent-elles ?
Concernant les idéologues marqués « FN-RN », c’est difficile à dire. Il existe bien des comités d’action programmatiques dont on peine à resituer les « travaux », il a existé des collectifs qui ont produit des éléments de programme.
Sur ce point, il faut plutôt se tourner vers les frontières du parti ou les groupes d’extrême droite qui ne sont pas systématiquement « encartés » FN-RN : des clubs et think tank d’extrême droite, une presse « libre et indépendante » en ligne et papier d’extrême droite.
Plus récemment, on peut aussi noter l’appui d’un sondeur professionnel, Jérome Sainte-Marie, qui court les plateaux TV avec la double casquette « d’expert de la politique » et de directeur de l’institut de formation du FN-RN. Mais il faudrait mener une enquête approfondie sur le campus Héméra et sur ses publics…
Enfin, sur la place des « idées », il faut porter attention à ceux qui les portent et dans quels contextes. Au FN-RN, pour étudier les mutations idéologiques du parti, on peut d’abord regarder du côté des programmes, qui en disent déjà long sur des visions du monde centrées sur un « ennemi intérieur », sur les dangers de « l’islamisme » au regard d’une « identité française » naturalisée et imaginée.
Ils en disent aussi long sur le différentialisme et sur les inégalités sociales qui seraient relatives à des inégalités naturelles.
Mais il faut aussi regarder, de manière particulière, du côté de chaque groupe qui se mobilise pour et au nom du FN-RN. Durant mon enquête, certains prêtent attention à certaines « idées » plus qu’à d’autres. J’ai rencontré des (jeunes) lecteurs de Charles Maurras, des catholiques traditionalistes grands lecteurs d’ouvrages complotistes, mais aussi d’autres qui ne connaissaient pas très bien tout cet appareil idéologique, intellectuel et théorique, ce qui ne les empêchaient pas d’être tout à fait raccord avec la préférence nationale et la « France aux Français ».
Safia Dahani, Post-doctorante en sociologie, EHESS, CESSP, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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