Crise du système de références
Le sociologue François Dubet (2002) analyse l’évolution générale des problèmes de l’école et de sa crise sur le mode du passage entre une phase où l’école jouait un rôle d’institution totale et une phase où cette institution est maintenant pour le moins éclatée. Cette thèse prend comme modèle de l’institution totale essentiellement les lycées de l’époque du début du XXe siècle français, dans la foulée de la description qu’en donnait alors le sociologue Durkheim : des lycées qui fonctionnaient sur le mode de l’alternance, où les élèves étaient plus souvent dans l’établissement qu’avec leurs familles. On définit ainsi une sorte d’institution générale qui prend en charge à la fois l’enseignement scolaire, la vie des jeunes gens, la formation morale, le respect de la « moralité » par les élèves, des garçons en général. La fin de la « totalité » de l’Institution sonnerait le début de la crise des valeurs. En fait cette analyse épouse un point de vue qui est celui que les classes dominantes donnent d’elles-mêmes. L’école, ce n’était pas seulement les lycées napoléoniens. Les écoles qui existaient en France, à cette époque-là, c’est d’abord les écoles primaires, celles qui concernaient l’ensemble du peuple et qui n’ont jamais fonctionné comme institutions totales. Ces institutions là n’étaient pas en crise, et bien plus respectées que celles que nous connaissons maintenant comme écoles. L’histoire des institutions totales représente une part tout à fait minime dans celle des systèmes éducatifs.
On note pourtant effectivement dans l’air du temps la nostalgie d’une école qui s’occuperait de l’ensemble des aspects de la vie des enfants. On ne peut en général qu’être saisi d’étonnement devant la persistance du mythe de l’existence dans le passé d’un Âge d’or de l’École, dans lequel les problèmes actuels de l’éducation auraient trouvé une solution cohérente. La force du mythe doit bien signaler que l’École de Jules Ferry résolvait à sa manière certaines questions (comme, par exemple, de disposer en général, de missions claires et fortement soutenues par le pouvoir central). Mais elle ne les résolvait pas toutes, et, de toutes façons, les problèmes actuels sont encore d’une autre portée.
On peut schématiquement décrire l’évolution de ces missions fixées par en haut depuis les années 1880 : d’abord installer la République sur une base chauvine (récupérer l’Alsace et la Lorraine), puis, après la guerre de 14, plutôt appuyée sur le pacifisme. Après la victoire des alliés en 1945, ce fut la poursuite de l’alliance antifasciste comme base idéologique de l’État providence et sa promesse (surfaite souvent) de progression sociale régulière pour tous. Aujourd’hui, si des systèmes de référence valorisés existent toujours, ils sont éclatés et concurrents, et c’est ce qui fait crise. Ceci a des conséquences sur la nature des contenus enseignés à l’école. Cette nature-là a fait l’objet d’un consensus très largement partagé, et n’était contestée que marginalement. Il n’a été mis en crise que très récemment, pendant les 25 dernières années. Le consensus portait sur les relations qu’il convenait d’entretenir avec les savoirs jugés culturellement nobles dans la société et comment il fallait les traduire dans l’institution scolaire. Sur ces questions-là le consensus est rentré en crise il y a 20 à 25 ans. Et ceci élève les débats en cours sur la nature des systèmes scolaires de l’avenir au niveau d’un véritable choix de société.
Le bouleversement néo-libéral du débat sur les valeurs
Le surgissement de la pensée libérale en éducation est venu bouleverser les conditions de ce débat déjà hautement complexe en lui-même. Tony Blair, dans une article de 1995, donne comme à son habitude très clairement la nature du bouleversement qu’entraîne la vision libérale pour les débats sur les valeurs :
« Globalisation is changing the nature of the nation-state as power becomes more diffuse and borders more porous. Technological change is reducing the capacity of government to control a domestic economy free from external influence. The role of government in this world of change is to represent a national interest, to create a competitive base of physical infrastructure and human skills. The challenge before (us) ... is not how to slow down and so get off the world, but to educate and retrain for the next technologies, to prepare our country for new global competition, and to make our country a competitive base from which to produce the goods and services people want to buy. »
Pierre Bourdieu a bien montré comment ceci avait comme conséquence la dépolitisation générale de nos sociétés. Margaret Tatcher avait reçu le surnom de « Tina » (There is no altenative) justement dans cette perspective « dépolitisée ». La dépolitisation de la question éducative est en effet inévitable si la visée néo-libérale l’emporte définitivement. Il est clair que le succès de ce mouvement mettrait gravement en cause la nécessité de l’éducation comme entrée dans la culture. L’idée peut en effet dans ces conditions s’installer que l’école « fera toujours trop de culture », que les savoirs liés à des œuvres humaines considérées comme importantes dans le passé sont de moins en moins utiles. Ceci agit comme une des remises en cause les plus brutales que l’on puisse imaginer de la présence même à l’école de savoirs socialement reconnus. Les observateurs attentifs des débats éducatifs en France savent bien que les polémiques font rages, presque en permanence, sur la nature des contenus qu’il convient de traiter à l’école (Johsua, 1999). Indépendamment des positions des uns et des autres, c’est l’existence même de ce débat qui serait rendu caduc. On remarquera d’ailleurs que cette mise en cause est si vaste qu’elle touche des systèmes nationaux dont l’histoire est fort différente. Aussi bien des systèmes très centralisés, comme celui de la France, que des systèmes sous contrôle des élus locaux et/ou des familles, comme c’était largement le cas en Angleterre, tous deux considérés également comme « publics » par les libéraux, puisque soumis à une autorité politique. C’est ainsi que la marchandisation généralisée des rapports humains progresserait, avec la fin de la politique, comme espace où des décisions communes pourraient être prises, dans le doute, le débat et la contradiction.
Comprendre les voies de l’offensive libérale en éducation
D’un point de vue général, il est vrai que pour les libéraux, il n’y a aucune raison de considérer les relations d’apprentissage scolaire autrement que sur le mode du marché. Comme l’indiquait déjà Adam Smith : « S’il n’y avait pas d’institutions publiques pour l’éducation, alors il ne s’enseignerait aucune science, aucun système ou cours d’instruction dont il n’y eût pas quelque demande, c’est-à-dire aucun que les circonstances du temps ne rendissent nécessaire, ou avantageux, ou convenable d’apprendre ». En termes contemporains, on pourrait ainsi considérer qu’il existe des détenteurs de biens, les savoirs, et des demandeurs de ces biens. Que ces derniers soient solvables, et l’échange peut se faire. Nul besoin dans ces conditions de discuter pour décider s’il faut enseigner les mathématiques, les arts plastiques, plutôt que la littérature ou les disciplines du corps : la demande marchande règle la question. C’est qu’il n’y a que des bénéfices individuels à attendre de tels apprentissages, comme l’indique von Hayek (1973) : « Il y a bien peu de raisons de penser que si, à un moment quelconque, le summum du savoir possédé par quelques-uns était mis à la disposition de tout le monde, la société en serait améliorée. Instruction et ignorance sont des notions très relatives, et peu d’indices suggèrent que l’écart des connaissances entre les plus cultivés et les moins cultivés au sein d’une société puisse, quelle que soit l’époque, avoir une influence sur le caractère de cette société » (p. 377).
Cela dit, même du point de vue le plus orthodoxe des néo-libéraux, il existe des activités qui, ne pouvant être prises en charge par le marché, doivent relever de la puissance publique. Le marché est, dans cette pensée, le plus efficace par définition, dans le cas général. Mais il repose sur un ensemble de conditions qu’il est en incapacité de fournir. Ces défaillances du marché doivent être compensées par l’État. Du point de vue de l’éducation (Mariano, 2001), cela conduit à préconiser un enseignement supérieur et secondaire marchand, mais un enseignement primaire public (ou soutenu par l’État). L’argument ici est que l’investissement réalisé à ce niveau est rentable pour l’ensemble de l’économie (alors qu’aux niveaux supérieurs, il est surtout rentable pour les individus qui en bénéficient). Comme le dit Friedman (1962), « On peut présumer que le gain social est plus élevé aux échelons les plus bas de l’enseignement, où existe une quasi unanimité sur le contenu, et décroît régulièrement au fur et à mesure que s’élève le niveau » (p. 116).
Ainsi, contrairement à ce qu’avancent parfois trop rapidement les critiques altermondialistes de l’évolution libérale en éducation, les mécanismes qui en découlent peuvent se traduire par la privatisation au sens strict, mais pas toujours. Il peut aussi se traduire par le fait de contraindre le système public à travailler encore plus étroitement pour les « intérêts de l’économie » (en termes politiques, cela revient à déplacer les arbitrages de l’État du côté des classes dominantes), en modifiant son architecture générale (sélectivité accrue), et les contenus enseignés.
La privatisation capitaliste (avec des capitaux investis à visée lucrative) vise d’abord les sommets du système éducatif, les universités essentiellement. Elle a ses prolongements dans les activités périphériques à l’éducation proprement dite (construction et entretien des bâtiments, restauration scolaire, soutien scolaire, etc...). Mais - par exemple - même le niveau universitaire est surtout concerné ces dernières années par le développement fulgurant des « corporate universities », les universités propres à un grand trust, qui, hors de tout contrôle de la puissance publique, délivrent enseignements et diplômes (la plus connue étant celle liée à Microsoft), et dont le but est d’abord de s’assurer d’une main-d’œuvre, pas le profit. En fait, le processus de marchandisation est bien plus varié que celui de la seule privatisation au sens capitalistique (Laval, 2003). On peut distinguer celle orientée vers l’école (très ancienne, comme c’est le cas de l’édition scolaire). Celle « à l’école », avec le développement récent mais accéléré de la pénétration des marques à l’école. Publicités directes sur les murs des établissements, financement de « projets » éducatifs sous logo explicite de la marque, matériels éducatifs donnés gratuitement (et souvent très bien faits) : Kellogs ou Nestlé décrivant les repas équilibrés, Coca Cola montrant le « fonctionnement d’une entreprise ». Cette pénétration des marchands du Temple à l’école suscite de plus en plus rarement la réprobation des enseignants, encore plus exceptionnellement celles des parents d’élèves.
Mais le processus majeur est celui de la marchandisation de l’école elle-même. Le poids des orientations libérales se fait sentir sur le fonctionnement interne de ce qui, formellement, reste du domaine public. D’ailleurs, alors que souvent l’opinion s’en tient à des démarcations public/privé en terme de régime de propriété, il faut prêter une attention majeure à ce que les institutions internationales définissent comme relevant de la sphère privée, pour ce qui concerne l’éducation (Vinokur, 2002). Le critère majeur est de caractère politique : sont privées « les institutions d’enseignement qui ne sont pas contrôlées par une autorité publique, mais qui sont au contraire contrôlées et gérées par un organisme ou un conseil de gestion privé qui n’a été ni désigné par un organisme public ni élu par vote public... Les critères de propriété ou de financement ne rentrent pas en ligne de compte pour déterminer la différence entre école privée et publique. Les écoles privées peuvent avoir n’importe quel type de propriétaire ou de financement, elles peuvent même être financées à 100% par l’Etat. La ligne de démarcation est constituée par le mode de gestion des écoles » (Kitaev, 2001).
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Par delà le statut juridique des établissements, le mode « privé » de gestion serait le seul possible. On va donc aligner le fonctionnement des écoles, mêmes formellement publiques, sur celui des entreprises concurrentielles, avec renforcement des pouvoirs des chefs d’établissement, autonomie et mise en concurrence, contrôle décentralisé. Ainsi se comprend la marche à la différenciation à l’œuvre dans le système éducatif français. L’idée de base est que le mode de gestion « managérial » est de portée universelle.
Le rapport Thélot, par exemple, s’inscrit dans cette droite ligne : « Pour assurer la mobilisation des volontés, des énergies et des compétences, l’échelle la plus appropriée est bien celle de l’établissement ». Tout est dit : il faut renforcer la capacité d’action et la responsabilité des établissements scolaires. La collégialité au sein des établissements, que la « commission appelle de ses vœux » et le renforcement de l’autorité et la responsabilité du pôle de direction passent par un renforcement des pouvoirs du chef d’établissement, l’autonomie pédagogique et de gestion. Cela se traduit par la nomination de multiples intermédiaires entre les personnels et le chef d’établissement. (Direction de la vie éducative, direction des études, direction technique, direction administrative et financière). Le renforcement du pouvoir des chefs d’établissement visent à reporter sur le local, des choix et décisions qui devraient relever d’un choix national. Cela favorise le désengagement de l’Etat et va dans le sens du credo libéral qui consiste à réduire son intervention par une redéfinition restrictive des contours du service public d’éducation. L’autonomie sert la mise en concurrence entre établissements publics mais aussi avec le privé. Enfin, le rapport appuie toutes les orientations en matière de gestion « managériale » : « passer du gouvernement par les règles au pilotage par les objectifs et les résultats ». L’idée de base assenée est que seul le mode de gestion managérial (le modèle du privé) est source d’efficacité, d’un pilotage rationnel. En fait, c’est la mise en concurrence qui pousse à gérer l’entreprise publique comme une entreprise privée.
Les premiers bilans de ce mode de gestion et de l’autonomisation des établissements sont pourtant notoirement négatifs du point de vue de l’égalité scolaire. Comme le dit Marie Duru-Bellat (1999), « De fait, l’école accentue d’autant plus la ségrégation sociale que l’autonomie des établissements les expose de plus en plus aux pressions du local... L’utilitarisme croissant et les stratégies de positionnement des familles engendrent une course en avant, qui tend à déboucher sur la constitution de ghettos scolaires et entraîne un réel risque d’éclatement du système...L’autonomie du local, quelle que soit la valorisation intrinsèque dont elle fait l’objet, peut, en l’absence de régulation politique, devenir un vecteur pour de nouvelles différenciations sociales... Une chose est sûre, la concurrence ne remplit pas la fonction de stimulation positive entre établissements qu’elle était censée remplir... ».
Ainsi, le fait de considérer désormais les écoles « comme des entreprises », soumises au même mode de contrôle de gestion est au cœur de la marchandisation. Cela est étroitement lié à une conception bien particulière de ce que doit être la fonction de l’école. Désormais, une seule « valeur » doit dominer, l’adaptation à l’économie. Comme l’indique la Commission Européenne (1995), « l’éducation est un service rendu à l’économie ». Cela a trois conséquences majeures.
Une sélectivité accrue des systèmes éducatifs
La « massification » des années d’après-guerre est la cible principale des nouvelles politiques en cours. Dans tous les pays européens se déploie le même type de logique. Ainsi, la tendance à en finir avec un enseignement « unique » jusqu’à 16 ans pour se limiter à 14 ans est commune à l’Italie, l’Espagne, la Grande Bretagne. En Allemagne, où le système est très sélectif dès 12 ans, on parle justement de passer... à 14 ans. Pourtant, toutes les études conduites avec sérieux montrent que à la fois les performances moyennes et l’équité du système sont directement liées à l’âge final de la scolarité commune. La diminution de cet âge est pourtant la voie privilégiée des réformes en cours. C’était le noyau dur du rapport Fauroux en 1996, c’est celui du rapport Thélot et des grandes orientations déjà annoncées par François Fillon. L’attachement à la possibilité d’études communes s’est révélée trop forte pour que les propositions de Roger Fauroux, visant à instaurer une sélection explicite à 14 ans puissent être suivies sans dégâts. On s’est donc orienté vers une remise en cause plus discrète du collège unique. Sous un chapeau commun, la base commune sera limitée d’une manière drastique, le reste étant laissé au jeu des options sélectives, déterminant ensuite des orientations strictes. Comme le dit le rapport Thélot, « les enseignements communs et complémentaires choisis validés permettraient de construire une hiérarchie des disciplines presque individuelle... (avec) un dossier scolaire qui présente le projet de formation de l’élève et un affichage de ses résultats qui serait relatif à son projet ».
Formellement, ceci se fait au nom de l’expression de la diversité « des talents ». Déjà Luc Ferry dans sa Lettre à tous ceux qui aiment l’école affirmait (p.76) que « tous les élèves n’ont pas nécessairement les mêmes talents ni surtout les mêmes goûts ». Le rapport Thélot ne dit pas autre chose : « les enfants sont différents dans leurs talents, leurs capacités, le rythme de leur progression, les ressorts de leur motivation, leur maturité » Cette naturalisation et cette individualisation des performances semblent ignorer les acquis de la sociologie. Depuis plus de quarante ans, toutes les études montrent que la réussite scolaire dépend largement de l’origine sociale des élèves. En 1999, 86% des enfants de cadres sont entrés en troisième générale contre 56% des enfants d’ouvriers (Dubet et Duru-Bellat, 2000). Faut-il en conclure que les enfants d’ouvriers ont moins de « talent » que les enfants de cadres ? C’est une régression intellectuelle, morale et politique sans précédent, que de considérer que le destin d’un enfant est joué à 12 ans. Pourtant, le rapport Thélot envisage l’orientation des élèves dès la classe de 5e. Bien entendu, « il convient de ne faire intervenir dans tout le processus [d’orientation] que les résultats, les goûts, les talents et le projet des élèves, à l’exclusion de tout autre critère. »...
Pour une adaptation plus grande « aux besoins de l’économie »
Le rapport Thélot ne laisse aucun doute à ce sujet : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’École doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. » Or cette structure est profondément segmentée. Comme l’indiquait déjà en 1997 un rapport à la Commission Européenne, « Les systèmes d’éducation ne sont pas assez conscients des contraintes de compétitivité. » Or « La demande réelle à laquelle est confronté le système éducatif est donc de jouer un rôle de filtre pour hiérarchiser les talents ». Et encore, « Les évolutions modernes impliquent de s’intéresser davantage aux deux bouts de la chaîne qui sont le plus directement concernés par les évolutions modernes : i) ceux qui seront confrontés dans la compétition internationale (hautes ou plus basses qualifications spécialisées) à leurs homologues des autres régions du monde ; ii) ceux qui seront exclus de la société cognitive parce qu’ils n’auront pas les moyens de s’y insérer. Cela ne veut évidemment pas dire que les autres ne méritent pas que l’on s’y intéresse. Cela veut dire, par contre, qu’un effort important doit être fait sur ces deux extrêmes. » (Rapport Reiffers, 1997).
Mais affirment les libéraux, ces affirmations n’ont rien de scandaleux tant que « l’égalité des chances » est respectée. Or ce point de vue - partagé à la fois par les philosophies libérales, néo-libérales maintenant dominantes et aussi en France par ceux qu’on appelle les socio-libéraux - cette idée implique en fait l’inégalité. On ne peut pas penser l’égalité sous le chapeau de « l’égalité des chances ». L’image métaphorique qu’on peut donner de cette dernière c’est celle d’une course de cent mètres. On suppose que la moindre équité, c’est de faire en sorte que les gens partent au même moment, parce qu’évidemment si des gens partent avant, il est facile de comprendre qu’ils ont un avantage. Mais l’idée fondamentale c’est l’inégalité puisque le but même de la course de cent mètres c’est de classer les gens en définitive. Alors qu’une pensée sérieuse de l’égalité ne peut être vue que du point de vue du résultat : c’est cela qui devrait être le point de départ de l’analyse des questions égalitaires. Si l’on accepte que le but de l’école soit une stricte adaptation à une société elle même très hiérarchisée, on ne peut que faire prévaloir contre toute autre fonction possible celle de « hiérarchiser les talents ». Et comme ces « talents » sont eux-mêmes socialement déterminés dans un sens très inégalitaire, la boucle est bouclée : c’est une école de la reproduction que l’on plébiscite ainsi.
Une école de la conformation
Contrairement à une idée répandue, la vision néo-libérale se s’arrête pas aux questions de structure, de gestion et de financement. Elle finit inévitablement par s’enraciner dans une perception particulière des contenus de l’éducation eux-mêmes.
Ainsi domine inévitablement une atténuation, voire une suppression de tout aspect critique dans la transmission des connaissances. Les recommandations européennes vont dans ce sens. C’est ainsi que le conseil européen de Lisbonne a défini les « compétences sociales » (qui font partie des « compétences de base ») : la « confiance en soi, l’indépendance, l’aptitude à prendre des risques et les compétences relatives à l’esprit d’entreprise ». Pour le document de synthèse sur les objectifs de l’enseignement, « les écoles devraient également exploiter les contacts qu’elles entretiennent avec les entreprises de leur environnement direct dans le but de présenter des entreprises performantes comme modèles dans le cadre de leur cours d’éducation civique » [CCE 2001).
Comme l’indique plus clairement encore l’OCDE (2002), dans une tentative d’« amélioration » de la théorie dite « du capital humain » pour fonder une politique éducative, celle-ci doit favoriser. :
« - La capacité d’acquérir des compétences et de les renforcer, notamment la capacité d’apprendre, de définir ses besoins de formation et de gérer son activité apprenante.
– L’aptitude à trouver les meilleur endroits où utiliser ses compétences, qui comprend l’aptitude à se fixer un plan de carrière, l’aptitude aux recherches d’emploi et la capacité de marier les buts professionnels et personnels.
– Les caractéristiques personnelles (comme la loyauté), qui valorisent davantage l’intéressé aux yeux des employeurs dans la mesure où il est probable qu’il va utiliser ses compétences de façon productive. La motivation est vraisemblablement capitale. ».
On remarquera aisément que les questions liées à « l’esprit critique », à la « mise en ordre du monde », sont totalement absentes. C’est comme ceci que l’on doit comprendre aussi les tentations de retour à l’ordre moral, les attaques contre « la pensée 68 » qui fait le fond commun de la droite française désormais (et même semble t-il d’une partie de la gauche).
C’est une erreur de perspective qui a souvent fait croire que la politique libérale, la modernisation en vue d’adaptation à l’économie globalisée aurait une contre-partie dans une glorification « libertaire » de l’individu. C’est possible, mais ce n’est pas automatique. L’évolution récente (aux Etats-Unis singulièrement, mais aussi en Europe et en France) va plutôt dans un sens différent : un libéralisme sans limite en économie combiné avec une vision purement réactionnaire sur le système de valeurs sociales à promouvoir.
Retour au débat sur les valeurs
La boucle est ainsi bouclée. Si la vision néo-libérale l’emporte, c’est l’unidimensionnalité qui l’emportera en même temps concernant l’éducation, dont la valeur ne serait plus définie, analysée, mesurée, évaluée qu’en termes étroitement économiques. Cela ne signifie pas que la re-définition d’un système de valeurs soit chose aisée. Comme je l’indique ailleurs (Johsua, 2003) : « Une éducation participera à l’émancipation pour autant qu’elle contribue à bâtir les rapports de chacun(e) avec le monde, avec les autres, avec soi-même, et à acquérir les moyens de changer, si nécessaire, les rapports avec soi, avec les autres, avec le monde. On conviendra aisément que ces rapports mobilisent des dimensions multiples : techniques, cognitives, affectives, sociales. »
Or le cadre historique dans lequel cette question est posée a changé. La nature des exigences scolaires a été marquée, jusqu’à ces dernières décennies, par une logique de la restitution. Cette logique de la restitution, dominante pendant plusieurs siècles, a fini par céder le pas à une série d’exigences nouvelles. A la logique de la restitution va peu à peu se substituer une « logique de la compréhension ». La première conséquence en est que la nature des exigences formulées à l’égard des élèves apparaît profondément bouleversée. Nous avons là un exemple des difficultés nouvelles que rencontre l’École.
Comment assurer le passage pour tous les élèves de la logique de la restitution à celle de la compréhension ? Comment « instrumenter » la tâche formatrice (et émancipatrice) de l’École sans tomber dans un instrumentalisme borné ? Comment faire en sorte que toutes les fonctions que doit assumer l’École, tous les actes qui lui permettent de disposer les conditions de l’étude trouvent leur place, et surtout, leur articulation ?. Une partie de la réponse tient dans la nature même des savoirs et techniques appelées à faire partie de la « culture commune », à la nature exacte de leurs contenus et du type d’espace de problèmes que l’on souhaite faire étudier aux élèves à leur propos. Mais le temps nous sera t-il laissé par le libéralisme de faire mûrir un débat si fondamental ?
Références
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